CLAUDIA PRETI – Le scandale de la construction du barrage de Hammana/Qaissamani sur la plaine de Meghiti, à l’intérieur d’une  zone protégée (Haram), en infraction du décret no 108 du 15 Mai 2002 du Ministère de l’Eau et de l’Energie est le sujet d’intenses polémiques.

Dès sa conception, son histoire a été entachée par de nombreux manquements et irrégularités, mensonges et surtout par la violation de nombre de lois et décrets notamment ceux relatifs à la Sécurité Publique et à la Protection de l’Environnement, ce qui amène à se poser  un  certain nombre de questions en corrélation avec le serment d’Archimède qui est la base de l’éthique  professionnelle des ingénieurs.

Les péripéties des plus douteuses du changement de l’emplacement du barrage vers Meghiti

A l’origine, le projet du barrage de Qaisamani, avait été étudié par Libanconsult assisté par le grand expert international Mr Georges Post. Apres avoir, eux-mêmes, déterminé l’emplacement étanche de la façon la plus judicieuse compte tenu des spécificités géologiques, sismiques et hydrauliques de la région. Le gouvernement autorisa le 21 Mai 2007 le Ministère de l’Energie et des Ressources Hydrauliques à poursuivre les études nécessaires pour la construction du barrage. Libanconsult s’est vue attribué le contrat de construction. Les expropriations ont été payées à hauteur de 1,165 milliards de livres libanaises. Les travaux pouvaient commencer.

C’est alors que contrairement à l’autorisation du gouvernement et malgré les expropriations déjà payees , Libanconsult decida de deplacer le projet vers la plaine de Meghiti produisant ainsi les etudes preliminaires à la surprise de la Direction Générale des Ressources Hydrauliques et Electriques (DGRHE) qui considera que le nouvel emplacement n’était pas couvert par la decision du gouvernement. Libanconsult offrit donc – gratuitement et avec l’approbation du CDR – une nouvelle étude qu’il avait précédemment effectué avec le célèbre barragiste Tardieu et ce, sans autorisation préalable ni accord d’aucune sorte de la DGRHE. Le rapport contradictoire de Mr Tardieu porte sur une étude de la plaine de Meghiti dont il ressort que 4 forages ont été effectués à une  profondeur insuffisante de 15 mètres. Dans son rapport, Mr. Tardieu a surtout insisté sur la perméabilité  des sols et sur l’ABSOLUE NECESSITE de concevoir un bassin totalement étanche c’est-à-dire un « risque de fuite tolérance zéro » – ce qui est pratiquement impossible à réaliser.

Au cours des différents échanges aux plus hauts niveaux, toutes les mises en garde contre les problèmes techniques dont la necessite d’étanchéité absolue et les dangers futurs que constitue ce barrage ont été balayés, effacés en dépit de l’insistance de Mr Georges Post à maintenir les mêmes conditions de sécurité qui avaient été prévues pour le premier emplacement. La DGRHE considera que, sans ces conditions de sécurité, l’utilite technique et économique de ce barrage sera gravement amoindri. Face à cette opposition farouche de la DGRHE , ce dossier lui fut retiré en 2009  pour ne plus dépendre que de la responsabilité directe du ministre de l’Eau et de l’Energie de l’époque. Ce qui nous amène à nous poser des questions légitimes sur le bien-fondé de l’ouvrage en l’absence d’une étude  serieuse des fondations essentielles pour la solidite de l’ouvrage et la sécurité des habitants en aval  ainsi qu’en l’absence d’une étude d’impact environnemental effectuée dans les règles de l’art, conformément à l’éthique de la profession d’ingénieur et à la législation en vigueur .

Une négligence criminelle des dangers sismiques et de la géologie des sols

Depuis quelques années, des instruments de mesure sont posés par le CNRS à Hammana dans la région de Kroum El Joura. Ces instruments servent à mesurer le déplacement de la Falaise dite de Blanche, ce qui provoque son lent effritement. D’ailleurs, des éboulis de roches fragmentées au pied de la falaise témoignent de cette précarité. On en trouve d’autres vers Kroum el Joura et Mezher.  Les falaises qui limitent la plaine de Meghiti subissent une avancee horizontale vers la mer d’un centimètre par an. D’autre part, les montagnes au Liban subissent une poussée verticale (vers le haut) de 2 à 5 millimètres par an. Ce mouvement de masse, allié à une activité sismique intense dans la région, nous interpelle quant au devenir du tapis (masque) d’étanchéité du bassin de retenue d’eau. Cette étanchéité sera de toute évidence très rapidement dans un bien piteux état ainsi que le mur du barrage et la totalité de l’ouvrage dont la duree de vie risque fort de ne pas dépasser une décennie.

Alarmés par les dangers de la construction de ce barrage au-dessus de leurs têtes, des représentants de la municipalité de Hammana ont tenu plusieurs reunions au siège du CNRS début 2013 en présence d’une équipe de professionnels, docteurs D’Etat et d’ingénieurs. Ces experts ont expliqué les raisons des graves dangers auxquels seraient exposés la région ainsi que les villages en aval par la construction de ce barrage.  Ils ont aussi mis en garde contre les dangers d’un sol karstique et calcaire traversé par de nombreuses fissures et dolines et soumis à des pluies acides chargées en CO2 qui attaquent ce calcaire. L’état  des sols et la fréquence sismique alliés au poids de l’edifice du barrage augmentent significativement les risques de liquéfaction des sols et des coulées de boue.

La municipalité, envoya, le 7 Juillet 2013, un courrier adressé au Secrétaire General du CNRS Dr Hamzeh exposant à nouveau ses inquiétudes et demandant que celles-ci soient communiquées aux membres de la commission d’experts du CNRS afin que cette dernière puisse émettre son avis et rédiger un rapport technique détaillé répondant à ces appréhensions. Depuis, aucune réponse n’a été fournie par le C.N.R.S. contrairement aux dispositions de la loi 444/2002 du ministère de l’Environnement  qui affirme le droit des citoyens à obtenir toutes les informations concernant leur environnement. Le CDR a confirmé avoir reçu copie de cette lettre. Le refus du CNRS de répondre à la demande de la municipalité met en evidence son embarras. Embarras confirme par l’avocat du  CDR, Me Chbaklo, en réponse au Conseil d’Etat le 15 Octobre 2014 ou ce dernier confirme l’absence d’étude sismique. Le refus du CNRS de procurer une réponse à la demande de la municipalité de Hammana pour les soulager de leurs appréhensions ne fait qu’aggraver le flou.

Sous prétexte que, sous la loi Française, un barrage de moins de 15m de haut ne nécessitait pas l’obligation de chercher à connaitre l’étendue des dégâts que pourrait occasionner l’effondrement de ce barrage, aucune étude poussée  des risques n’a été effectuée. Quel crédit accorder alors  aux études de LIBANCONSULT? Il est  facile de se dissimuler derrière une fausse interprétation de la règlementation française quand on n’a que des paramètres fantaisistes à fournir pour une simulation par ordinateur.

Les différentes parties impliquées connaissent  parfaitement le danger puisqu’il a été repondu à deux reprises  aux membres du comité de la municipalité de Hammana : « Mais que vous importe le devenir de ce mur? Vous serez tous morts à Hammana du fait du séisme ! ». Face aux cris indignés, le Consultant répondit du tac au tac qu’il y aurait un déferlement d’eau de 7,5 mètres de haut pendant 15 minutes.

D’autre part, Libanconsult et le CDR ont vigoureusement refusé  de faire les sondages, nécessairement obligatoires, dans les deux flancs de la vallée afin de déterminer la résistance à l’entrainement vers la mer en cas de déferlante. Pourtant ces flancs sont en perpétuel glissement et les maisons qui les surplombent sont souvent fissurées.  Le ministère de l’Eau et de l’Energie le sait très bien puisque c’est lui qui accorde les aides financières aux riverains dont les murs ne cessent de se fissurer et les terrains de glisser.

Une négligence criminelle du danger potentiel du béton bitumineux

Selon Libanconsult, « Le  béton bitumineux comme organe d’étanchéité pour l’eau potable » couvrira le bassin de retenue et le mur du barrage. L’innocuité douteuse de cette substance, utilisée jusqu’à il y a quelques années, a été remise en question y compris en Angleterre, au point qu’en 2011 l’Union Européenne a confié à quatre pays, la France, la Hollande, l’Allemagne et l’Angleterre l’étude approfondie, non achevée encore, des conséquences de cette substance sur la santé et l’environnement. En attendant les conclusions de cette etude, l’emploi de ce produit pour l’eau potable a été suspendu en application du « principe de précaution ».

Le béton bitumineux contient entre autres substances cancérigènes des produits contenus dans la cigarette. Or les scientifiques savent bien que les filtres d’eau ne peuvent retenir les microéléments.

Qu’adviendra-t-il lorsque le béton sera soumis aux rayons du soleil et aux températures très élevées à 1500 mètres d’altitude ? La réponse a été trouvée par un des partenaires du projet lors de la première réunion tenue dans les bureaux du Ministre de l’Energie à l’époque en présence de ses conseillers, du représentant de Libanconsult ainsi que les représentants du CDR : « Tous les fumeurs de cigarettes ne meurent pas du cancer !» Inconséquence, cynisme, irresponsabilité criminelle ! Par cette remarque, ces représentants ont démontré qu’ils étaient bien au courant des dangers potentiels et ont persisté dans leur négligence criminelle en opposition aux recommandations de Mr Tardieu qui proposait deux autres matériaux pour l’étanchéité sans jamais faire allusion au Béton Bitumineux.

Une négligence criminelle à l’encontre de Chaghour

Que dire du rapport de Dr Bahzad Hakim pour le compte du CDR et du Ministère, qui s’est bien gardé de le signer? Il nous avertit dès le début que son rapport ne pouvait être que « conjectures » c’est-à-dire des suppositions, de simples supputations en l’absence d’aucun essai de coloration de l’eau. Si ce rapport souligne quand même les dangers et les manquements, il en ressort qu’aucune étude sérieuse n’a été effectuée pour étudier le sous-sol et les eaux souterraines, (sismique, magnétique, résistivité ou sondage par radar….).

Néanmoins, les risques d’infiltration de l’eau à travers les parois du mur du barrage sont soulignés par l’avocat du CDR Me Chbaklo dans une réponse au Conseil d’Etat datée du 24 Mars 2014 ou ce dernier précise l’obligation d’une surveillance et d’une maintenance ininterrompue du barrage 24 heures sur 24 afin de prévenir ces dangers. Une faille supplementaire dans ce projet ?

Sur la base de quelles études scientifiques Libanconsult et le CDR ont-ils affirme publiquement ne prélever qu’une fraction de l’eau qui doit alimenter le Reservoir de Chaghour et le fleuve de Beyrouth? Aucune, rien que des suppositions. Ont-ils seulement pensé à déterminer les contours exacts de la nappe phréatique sur laquelle ce barrage sera construit ?

Pourtant, le bassin de retenue qui soit disant n’occupera que 1% de la plaine (faux argument et désinformation !) recueillera un million de mètres cube d’eau en provenance des ruissellements qui se forment sur les hauteurs entourant la plaine de Meghiti lors des précipitations et de la fonte des neiges. Fait aggravant, le surplus d’eau, après ce remplissage, est pris par l’évacuateur des crues du barrage et jeté directement dans le fleuve sans en faire profiter la plaine ce qui aura comme conséquence additionnelle la perte d’une partie de l’approvisionnement et l’assèchement possible de la nappe phréatique (là aussi, aucune étude sérieuse !)

Une affaire de gros sous v/s solution de rechange 

Suite à la main-mise du ministre des Energies et des Ressources Hydrauliques de l’époque sur ce projet (mentionnée ci-dessus), le Conseil des Ministres approuva le déplacement du barrage le 24 Mars 2010. Dans le compte rendu de la séance du Conseil des Ministres concernant l’accord sur l’emprunt pour le financement du barrage de Qaisamani à hauteur de 28 millions de dollars, il est clairement stipulé que le coût du mètre cube du barrage de Hammana pour une contenance de 1 million de mètres cube d’eau et estimé à plus de 25 $/m3, est « le plus élevé de tous les barrages ».

Doit-on ajouter  que le Conseil des Ministres n’avait pas reçu certaines précisions comme par exemple que le chiffre d’un million de mètres cubes qui a été avancé ne tenait compte ni de l’évaporation estimée à 45% selon le rapport de l’UNDP  ni des infiltrations. Les calculs doivent donc se faire sur la base d’un maximum de 600 000 m3 d’eau (dans les meilleures années). Ce qui pourrait ramèner le coût à un minimum de 45 $/m3. Une pure hérésie économique à laquelle vient s’ajouter un risque majeur de voir évoluer le cout du projet initial vers des sommes bien plus élevées qui n’ont pas été anticipées en raison du manque d’études géologiques et hydrogéologiques serieuses.

Lors d’un projet tel celui d’un barrage, le décret 6833/2012 du ministère de l’Environnement exige la présentation d’une solution alternative. Contrairement à tous les usages,  Libanconsult, consultant du projet, a été chargé de le faire plutôt qu’un consultant indépendant. Dans une lettre adressée au CDR datée du 7 Aout 2013, sa réponse fut catégorique : « Pas de solution alternative ! »

Or les solutions de rechange existent bel et bien!

La première solution serait de revenir à l’emplacement initial (celui qui avait été recommandé  par Georges Post et le Consultant lui-même pour la sécurité et l’utilité qu’il apportait) et qui consistait en un barrage et un petit lac collinaire dans une zone étanche. Le projet avait été  adjugé en 2006 à un cout dérisoire (12$/m3) par rapport à celui imposé actuellement sur une zone qualifiée de « vraie éponge ». L’exigence initiale supposait cette retenue afin d’assurer l’approvisionnement en eau des villages classés « touristiques » ayant un besoin d’eau abondant pouvant être résolu par la politique des petits lacs collinaires.

Alternativement et conformément à la proposition du Dr Antoine Jabre basée sur les mesures annuelles de l’Office des Eaux du Litani, révélées en janvier 2014 par le ministère de l’Eau et confirmée par le CDR, chaque hiver, pour la seule vallée de Chaghour Hammana, entre 5,5 et 10 millions de mètres cubes d’eau partent inutilement à la mer. Ces eaux, très faciles à saisir, doivent être en partie récupérées  et acheminées vers les villages ou elles seront stockées dans des bassins avant d’être redistribuées aux habitants.

La troisieme proposition concerne les puits. Les études hydro-géologiques dans cette region ont prouve  l’existence d’une grande réserve en eaux souterraines renouvelables à des profondeurs allant de 350 a 450 mètres. D’ailleurs, des forages de puits ont déjà été effectués : les deux puits de Bmaryam, celui de Kobayeh et celui de Kornayel. D’autres forages sont en cours d’étude dans les alentours de Hammana.

Pourquoi avoir opté pour un projet dont le coût au mètre cube d’eau est si exhorbitant? Pourquoi le Conseil des Ministres n’a-t-il pas été informé des solutions alternatives ?  Pourquoi le CDR et le ministre de  l’Eau et de l’Energie de l’époque ont-ils confié à une seule et même entité, Libanconsult, les études préliminaires, l’étude de l’impact environnemental, ainsi que la recherche des solutions de rechange alors même qu’il y a un conflit d’intérêts notoire? Pourquoi Libanconsult a-t-il accepté de prendre en charge l’ensemble de ces dossiers en opposition à toute éthique et législations nationales et internationales ? Quid du certificat de validation et de l’opinion de l’organisme indépendant, impartial et intègre chargé du contrôle technique? A quelles pressions a été soumis le C.N.R.S.? Pourquoi garde-t-il le silence alors qu’il connait pertinemment tous les dangers et qu’il s’était oppose (moralement) à ce projet?

En réalité, nous faisons  face à une très étrange complicité triangulaire dans une affaire qui viole plusieurs lois et décrets et qui trompe sciemment le gouvernement.

Des ingénieurs -ministres, conseillers, et consultants- violent de concert 4 points vitaux du serment d’Archimède :

  1. Pratiquer sa profession pour le bien des personnes,  dans le respect des Droits de l’Homme et de l’environnement.
  2. Rester attentif au contexte du choix et de la réalisation de ses projets ainsi qu’à leur conséquences techniques, économiques, sociales, écologiques…
  3. Transmettre, avec rigueur et honnêteté toute information importante si elle représente un acquis pour la société ou si sa rétention constitue un danger pour autrui. Et enfin,
  4. Eviter de se laisser dominer par la défense de ses intérêts ou ceux de sa profession.

Au mépris de leur serment, ces ingenieurs ont fait preuve d’une cupidité, une légèreté et un manque de professionnalisme qui souligne une fois de plus la prévalence des intérêts personnels et financiers sur l’intérêt communautaire au Liban. Un comportement que l’on retrouvera sans doute ailleurs…

CLAUDIA PRETI

Vice Presidente Nation Initiative/Machrou’Watan

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