Ta lettre « A ma musulmane »

730

Mon amie …

Ta lettre «  à ma musulmane » secoue ma main, elle reprend sa plume…Ta lettre réveille mes doigts engourdis et mon cœur alourdi. La voilà en train de redonner vie à mon clavier, me ramène à une réalité enfouie dans mon passé…

« Musulmane » ! Je pourrais être ta musulmane qui t’écris et qui te dis que nous faisions parties du même pays, de la même tragédie. Nous avions partagé les bons et mauvais souvenirs. En te lisant, j’apprends que nous avions presque le même âge quand la guerre a violé l’innocence de notre adolescence.

Tout en ayant beaucoup de points communs, je pense que nous avions été programmées autrement. Je n’avais jamais entendu parler d’un ennemi autre que « Israël ». La guerre de 1967 avait marqué mon esprit d’enfant quand ma mère a dû peindre les vitres de la cuisine en bleu foncé (c’était les consignes qu’on appliquait pour que les lumières ne traversent pas les vitres). Mon seul ennemi de l’époque, c’était lui, un ennemi hors du pays, au delà des frontières…

Tout en étant beyrouthine  « musulmane », j’ai grandi entourée de ma plus belle famille libanaise « chrétienne ». Tout en partageant l’héritage religieux  de mon père et de ma mère, sur les bancs de l’école, j’apprenais les enseignements de la charité chrétienne et l’amour de l’autre, l’équité, le partage et le pardon. Tout en étant de famille musulmane, j’ai été élevée, entourée et aimée par des chrétiens…

Ma famille m’a poussée vers l’amour de l’autre sans crainte, sans doute, voulant m’offrir le meilleur et voulant surtout dépasser ce clivage religieux pour lequel je me sentais complètement indifférente, ce danger était inexistant même. Enfant, Je voyais des femmes de ma famille s’agenouiller et prier en tenue blanche et à l’école, tous en rang, à 8h, quand la cloche sonnait,  on priait « le notre père qui est aux cieux… ». Au catéchisme pareil, je n’étais pas exclue des cours, je les suivais, j’apprenais l’histoire du petit Jésus qui s’est sacrifié par amour pour les autres…

Tout en étant de famille musulmane, je n’ai pas appris la  « Fatiha » ni la « Ayat el kursi», mais je récitais souvent « Notre père ». D’ailleurs ce genre de prière faisait partie le soir des leçons que je devais apprendre. Quant au mois de mai, le mois de la vierge, c’était le mois des fleurs blanches, le mois de la paix et il n’y avait aucune différence dans mon entourage entre musulman ou chrétien… Mon père me donnait l’argent le matin pour ne pas oublier d’acheter les fleurs pour la Sainte vierge (une bédouine s’installait durant ce mois devant les portes de l’école). D’ailleurs moi-même je ne me posais pas de question, mais je savais seulement que les gens priaient différemment dans leur églises ou mosquées. Noël, les rameaux et Pâques faisaient partis de nos fêtes familiales tout comme le Id el Kibir ou Id el Adha… Noël avait son sapin et ses guirlandes, les rameaux, sa robe blanche et sa bougie selon ma taille et Pâques ses cloches et ses œufs au chocolat. On se réunissait entre voisins pour décorer les œufs et les casser selon le plus fort… Je me souviens de ces bonnes choses que je mangeais chez tante Olga, le kaak el Id…

“Pour moi musulmane, le chrétien c’était dans ma vie quotidienne, mes repas partagés chez lui, la confiance totale, l’apprentissage, le vécu, le partage, l’ouverture envers l’autre …”

Je n’ai jamais prêté attention à ma confession, je ne suis jamais posée de question. Tout allait bien jusqu’au jour où il a fallu quitter mon école à Broumana à cause des bombardements de tal El Zaatar. Et là, j’apprends qu’on tue, qu’on assassine, qu’on brûle, qu’on entre dans des bureaux et qu’on trie à la carte d’identité, on égorge des musulmans, des chrétiens … L’engrenage, le CHOC… La brutalité de la guerre voulait m’arracher à mon monde, me séparer des mes amis, Dieu merci j’en ai gardé quelques unes… Plus le pays s’enfonçait dans cette guerre dite « de religion » plus je comprenais que c’était complètement faux et irréel… j’étais effrayée que mon monde s’effondre. J’ai eu peur, je me suis familiarisée avec cette peur, je l’ai apprivoisée.

” Moi la musulmane élevée volontairement par ma famille sur les principes du partage et de la croyance en un Dieu seul et unique, j’ai aimé ton Dieu, j’ai aimé le mien, n’est ce pas le même, Dieu est unique ! Je n’ai pas entendu un seul jour un mot de crainte ou de haine vis-à-vis d’un « chrétien ». Ainsi j’ai grandi avec ce partage avec l’autre, la tolérance, l’acceptation sans jugement, seule règle le respect de sa croyance puisqu’on est  des êtres libres et respectés.”

Les années de guerre perdurent et de l’autre côté du Mathaf, des visages que je ne vois plus. De l’autre côté, des endroits de mon enfance, Jounieh, Harissa, Jbeil, la montagne…. Des  endroits où je vagabondais  m’ont été interdits. Les musulmans n’y vont plus par interdiction ou par crainte d’être enlevé ou assassiné. De l’autre côté, là ou toi tu as vécu, il y avait mon vécu, mon enfance, ma liberté d’être, mes amis, ma grand-mère paternelle, que je n’ai plu vu depuis. Et quand en 1982, l’ennemi frappa à nos portes, bombarda Beyrouth, c’est bien une religieuse qui nous a attendu à Mathaf pour nous aider à traverser vers la « zone chrétienne ». Ce jour là combien de familles musulmanes se sont vu refuser l’accès et devaient faire demi-tour… Le choc, totalement sous le choc de voir des familles paniquées n’ayant pas droit de traverser… Ce jour là j’ai eu peur qu’il y ait bien eu une brèche entre les musulmans du pays et les chrétiens, des ayant-droit ou non !!!  Le musulman libanais était-il une catégorie de second degré…

Mais l’espoir de vie me ramène souvent à la réalité, à la survie… Moi la musulmane de Beyrouth. Jamais je ne pourrai tolérer cette faille ou ce doute.

NON je ne peux pas croire à cette haine qui a envahi notre peuple, parmi les mains tendues, il y avait aussi  un « chrétien » qui me donnait un coup de pouce. Entre libanais on s’entraide !

Je n’ai pas voulu y croire, car mon entourage, ma famille musulmane et mes amis chrétiens étaient toujours à mes côtés… Ma Mona, sa manière de penser, de réfléchir, sa façon de voir les choses, son amitié et son affection, tout cela a fait de moi la femme que je suis devenue aujourd’hui…

Les années de guerre, une folie meurtrière, qui a ravagé les esprits… 

Nous voilà aujourd’hui, musulmans ou chrétiens affaiblis… L’un doutant de l’autre, car le poids de ces lourdes années a assombri nos cœurs, mais sur le fond, être libanais c’est ça, c’est ce mélange qu’on ne trouve nulle part ailleurs, c’est l’appel à la prière mêlé au son des cloches,  c’est l’encens brulé et les bougies allumées… Le Liban c’est une tolérance de bien-être, une exception sur terre, un exemple de vie unique, le Liban c’est toi et moi, c’est l’histoire de deux adolescentes que la terreur de la guerre a égaré leur enfance… Nous voilà adultes aujourd’hui et le pays survie difficilement.

Oh combien j’aurai aimé que nos enfants puissent connaître ton Liban et le mien… Cette partie de l’histoire, cette partie de l’histoire où le pays était encore un pays de rêve, il l’est toujours puisqu’on rêve chacun à notre manière…

” Une seule chose s’impose : bannir la frontière religieuse entre les êtres afin de pouvoir vivre en paix et rendre à mon Liban le mérite et la reconnaissance qu’il doit avoir…” 

Jinane Milelli

Jinane Chaker Sultani Milelli
Jinane Chaker-Sultani Milelli est une éditrice et auteur franco-libanaise. Née à Beyrouth, Jinane Chaker-Sultani Milelli a fait ses études supérieures en France. Sociologue de formation [pédagogie et sciences de l’éducation] et titulaire d’un doctorat PHD [janvier 1990], en Anthropologie, Ethnologie politique et Sciences des Religions, elle s’oriente vers le management stratégique des ressources humaines [diplôme d’ingénieur et doctorat 3e cycle en 1994] puis s’affirme dans la méthodologie de prise de décision en management par construction de projet [1998].

Un commentaire?