Cette famine fera entre 100 000 et 300 000 morts dans le Mont Liban, soit entre un tiers à la moitié de la population, alors estimée à 500 000 personnes. Aucune famille libanaise n’en sera épargnée et nos anciens nous évoquaient encore il y a quelques décennies, cette période où beaucoup sont devenus orphelins. Un devoir de mémoire s’impose, chose que les autorités libanaises n’ont pris en compte que dernièrement, avec l’inauguration d’un monument – œuvre de Yazan Halwani – à la mémoire de ces victimes qui ne sera érigé qu’en 2016.

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Décrit comme étant « l’Homme malade de l’Europe » sur le plan géostratégique en raison de sa faiblesse économique et militaire, l’Empire Ottoman a très tôt rejoint l’axe des empires Austro-Hongrois et Allemands, plus communément appelé Triplice, lors de la Première Guerre mondiale, par la signature d’une alliance secrète dès le 2 aout 1914, soit seulement quelques jours après le début de ce conflit, le 28 juillet 1914. Le 3 novembre, la France et Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Empire ottoman.

L’intérêt de l’Empire Ottoman dans la conclusion d’une alliance résidait dans une tentative de revanche notamment sur l’Empire Russie, quant à elle membre de la Triple Entente avec la France et le Royaume Uni. La Russie avait en effet annexé un certain nombre de territoires Ottomans dans le Caucase lors du conflit de 1877 à 1878. Il s’agissait pour les forces de l’Axe d’affaiblir les troupes russes afin de pouvoir se concentrer sur le front occidental et notamment face à la France.

Le Prologue de la Moutassarifiah

Le Liban vivait jusqu’alors sous le régime de la Moutassarifiah, avec un gouverneur Ottoman mais appartenant à la communauté chrétienne, le dernier étant Ohannès Kouyoumdjian dit Ohannes Pacha (1856-1933), arménien catholique. Ce régime particulier avait comme capitale Beiteddine et Baabda.

Ce régime autonome avait été mis en place à l’issue du conflit intercommunautaire entre Druzes et Maronites en 1861 et qui s’était déjà achevé par l’intervention militaire Française et les pressions politiques de la Grande-Bretagne, de la Russie et de la Prusse sur la Sublime Porte pour que les massacres cessent.

Durant ce régime politique, le Mont Liban connaitra un essor économique considérable avec la mise en place d’une véritable plaque tournante pour le commerce mondial assuré par le Port de Beyrouth. Son économie était également principalement agricole avec le tabac, les olives et la production des produits dérivés comme le savon et l’élevage de vers à soie qui permettront la mise en place d’une petite industrie textile.
Face à cet essor économique, une importante évolution sociale se mettra en place avec l’apparition d’une petite bourgeoisie dans les villes – qui sera plus revendicatrice de droits à une certaine autonomie politique pour la région – et d’une petite et moyenne paysannerie. Le Liban est également plus ouvert sur le Monde par ses installations portuaires, beaucoup de sujets considérés de l’Empire Ottomans mais originaires du Mont Liban émigreront au Brésil ou aux USA d’où ils s’imprègneront d’une culture démocratique.

La volonté de l’Empire Ottoman : éviter la révolte des minorités présentes sur son territoire

Lors du conflit de la Première Guerre Mondiale, les autorités Ottomanes souhaitaient alors prendre une série de mesures pour éviter toute révolte sur son territoire soutenue par l’Angleterre comme cela fut le cas en 1840 et la France en 1860. Cela concernait plus particulièrement les territoires où résidaient d’importantes minorités religieuses et ethniques que la Sublime Porte accusait de collaborer avec ses ennemis. Il s’agissait notamment des territoires arabes de son empire – à juste titre comme on pourra le constater suite à l’action de Laurence d’Arabie auprès du Chérif de la Mecque, l’Emir Faycal, – mais également des territoires arméniens, assyriens ou ceux ou sont présents une importante communauté chrétienne comme plus particulièrement au Liban.

Jamal Pacha, dit le Boucher ou Jamal le Sanguinaire. Il est considéré comme responsable du génocide arménien et de la Grande Famine du Liban
Jamal Pacha, dit le Boucher ou Jamal le Sanguinaire. Il est considéré comme responsable du génocide arménien et de la Grande Famine du Liban

C’est ainsi que dès 1914, le Sultan Mehmed V nomme Jamal Pacha à la tête des affaires civiles et militaires du Moyen-Orient qui portera le surnom de Boucher ou sera dit Jamal Pacha le Sanguinaire. Ce dernier suspendra le régime de la Moutassarifiah dès 1915.

Des catastrophes en série, à l’origine de la Famine

Dès décembre 1914, les forces alliées instaurent un blocus maritime des côtes du Levant, avec pour objectif d’empêcher l’approvisionnement des denrées venant d’Égypte, le grenier à blé de l’Empire Ottoman.

En 1915, les autorités ottomanes décident de réquisitionner les réserves alimentaires ainsi que les récoltes pour nourrir leurs troupes sur place. Au blocus maritime des forces de la Troupe Entente rejointe par l’Italie, s’ajoutent un blocus terrestre imposé par Jamal Pacha et les troupes allemandes présentes sur place. 

Sur le plan local, la situation sera aggravée par une invasion de sauterelles qui décimeront les maigres récoltes entre avril et juin 1915. Selon les récits d’alors, ce qui deviendra le Liban a été « plongé dans l’obscurité de ce nuage d’orthoptères », mettant en péril la population.

Dès 1916, un malheur ne suffisant pas, l’Empire Ottoman décide de remplacer la Livre Turque en or par l’émission de papier. Ainsi, le territoire connaitra une augmentation rapide des prix. Selon les chroniques d’alors, les prix des denrées alimentaires seront multipliés par 27, bien au-delà des capacités financières de nombreuses personnes.

Toujours en 1916, depuis l’étranger, la diaspora libanaise tente de se mobiliser demandant l’action notamment des USA encore neutres à l’époque. Dans une lettre adressée à Mary Haskell, Gébran Khalil Gébran accusera nommément les autorités turques d’avoir planifié la famine.
« 80 000 ont déjà succombé par la fin et des milliers meurent tous les jours. Le même processus qui se déroule avec les chrétiens arméniens touche les chrétiens du Mont Liban ».

Cependant, tant les britanniques responsables du blocus maritime et qui craignent son détournement que les Turcs refuseront que l’aide alimentaire à la population libanaise puisse être acheminée depuis l’Égypte où se sont constitués des comités de la diaspora.

À la crise alimentaire, s’ajoutent ensuite maladies comme le Typhus et la Malaria.

Selon les témoignages de l’époque, des milliers de cadavres étaient ramassés pour être enterrés dans des fausses communes. D’autres font état d’actes de cannibalismes au sein même des familles. Tout moyen était alors bon pour survivre.

Dans ses malheurs, la population libanaise gagnera des frères d’infortunes avec l’arrivée au Liban d’une grande communauté arménienne qui a été pratiquement décimée sur les territoires ottomans.

La faim s’achèvera par la victoire des alliés et l’arrivée des troupes françaises et britanniques au Mont Liban. Cependant, la situation ne se normalisera que début 1919.

Cette famine impactera l’Histoire moderne du Liban, puisque lors de la création du Grand Liban, le Patriarche Maronite d’alors Elias Hoayek , exigera que le nouvel état puisse être élargi à la place de la Békaa et du Akkar, pouvant servir de grenier à blé en cas de nouvelle famine.

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