La version officielle est que le pays est pris dans un jeu régional et il attend des solutions exogènes. Entretemps, nous avons des débats aberrants qui focalisent sur de faux problèmes, des solutions approximatives et des discours décalés qui se transforment en dialogues de sourds alors que le pays bascule dans la débâcle absolue ; nous ressortons naturellement nos incohérences et nos contradictions.

Récapitulons: tout le monde au Liban est contre la corruption mais chacun en a été complice :

Nous voulons un état de droit qui défendrait les plus vulnérables et notre souveraineté mais chacun travaille sur sa propre solution de repli. Nous reconnaissons objectivement que le système n’est plus viable mais nous espérons que tout va « revenir comme avant ».

Nous savons que la classe politique actuelle est discréditée mais nous espérons qu’ils vont se mettre d’accords et former un gouvernement. Nous savons que le système bancaire est effondré mais nous espérons quand même récupérer nos dépôts non dévalués.

Nous savons que le système confessionnel a amplifié nos problèmes mais nous gardons nos reflexes confessionnels primaires. Nous reconnaissons la convergence avec les soucis de ceux de l’autre côté mais nous continuons à nous en méfier par reflexe.

Nous voulons demander des comptes à tout le monde sans exception mais nous introduisons mentalement certaines exclusions subjectives. Nous sollicitons les aides étrangères pour sortir de nos problèmes mais nous posons des conditions impossibles.

Nous revendiquons l’égalité pour tous mais nous négocions nos soi-disant droits de groupes; nous voulons des reformes mais nous bloquons devant les remises en question … Nous cherchons un nom à ces contradictions et nous pensons avec indulgence à un type de schizophrénie spécifiquement libanaise.

En fait, nous souffrons individuellement et collectivement de « dissonance cognitive » avec tous les symptômes et les comportements associés. C’est une théorie en psychologie sociale développée depuis 1957 par le l’américain Leon Festinger avec des applications dans les domaines de la communication, de la prise de décisions, de la consommation…

D’après la théorie, la dissonance cognitive est un état de malaise et de tension qui résulte du conflit entre deux croyances/valeurs/attitudes contradictoires car les personnes ont un besoin naturel de cohérence dans leurs perceptions propres, et elles vont trouver des moyens pour réduire ces tensions et ces malaises.

La dissonance se manifeste en général par certains signes comme :
Le rejet de la réalité et des arguments logiques ; la recherche de justifications et des rationalisations de mauvaises décisions ou d’erreurs de jugement ; un sentiment de honte et des efforts pour effacer les traces des actions passées ; des sentiments de culpabilité pour les actions passées.

Les causes principales de dissonance sont : de nouvelles informations (comme découvrir la perversité et la faillite du système, l’ampleur de la corruption, l’étendue de la crise, les horizons bouchés, les velléités de compromissions…); la découverte, rétrospectivement, que le choix fait entre deux maux a été géré avec malveillance; l’excuse d’avoir accepté des solutions imposées par intimidation implicite ou explicite (comme durant la mainmise syrienne ou l’abdication à la logique milicienne dans le gouvernement du pays …).

Dans notre cas, la dissonance est amplifiée démesurément parce que nous sommes confrontés visiblement à un grand nombre d’incohérences.

La dissonance cognitive (et son intensité) motive les individus à enclencher des actions et des attitudes qui vont minimiser les tensions de différentes façons :

Jusqu’à présent, les libanais choisissent les plus rusées comme le changement de repères pour en faire des incohérences circonstancielles donc provisoires (comme les facteurs extérieurs entre sanctions américaines, hégémonie iranienne, conflit syrien, volte-face des pays du golfe, malveillance israélienne…), ou le débat sur les priorités et l’approche tactique ou encore jouer aux victimes pour mitiger ses propres responsabilités ; et se convaincre de ses bonnes intentions et sa bonne foi; ou le renforcement des prétentions pour contrebalancer les réflexions contradictoires (comme la priorité stratégique de la Résistance et ses armes et minimiser le risque qu’elles soient tournées vers l’intérieur, ou encore l’importance des alliances entre complices pour protéger l’accès débridé aux ressources publiques même si aux dépends du bon sens) ; l’augmentation des non-dits évasifs pour occulter les erreurs et camoufler les constats d’échec; et surtout le blocage de toute nouvelle information qui contredirait nos perceptions primaires.

Mais l’approche la plus efficace, et la plus difficile à exécuter, consiste à modifier nos convictions toxiques et déclarer sans ambiguïté notre engagement à construire entre citoyens et partis de bonne foi et de bonne volonté le pays sur des bases solides, dans le respect et la protection de toutes les composantes qui font notre force et qui garantissent notre pérennité.

Il faut arrêter les débats sur la forme. Il faut arrêter les procès d’intentions. Il faut réaffirmer ce qui nous unit et s’engager sur des programmes cohérents et concis, sans malentendus. Il faut développer une plateforme fédératrice et installer des garde-fous crédibles…
Pour cela, il faut changer sincèrement d’attitude, internaliser les nouvelles informations et comprendre notre réalité pour entamer la correction avant que le temple ne s’affaisse sur tous les libanais, sans exception.

Nagy Rizk

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