Les services téléphoniques et messageries gratuites bientôt taxées au Liban
Les services téléphoniques et messageries gratuites bientôt taxées au Liban

Mohamed Benabid, Université Hassan II Casablanca – AUF

Mais qu’est-ce que Facebook, finalement ? Qu’il s’agisse des débats récurrents autour de ses responsabilités présumées dans la crise des médias, son rôle dans la problématique des fake news ou dans la traque de la haine sur les réseaux sociaux, son lobbying contre les lois antitrust ou encore son projet de battre monnaie, la firme de Menlo Park continue de défier les lois de la classification.

Il en découle une cacophonie doublée d’une difficulté à déterminer le statut de l’entreprise avec, en toile de fond, des enjeux de pouvoir technologique, économique, cognitif, voire socioaffectif, comme nous le verrons plus loin. Le récent conflit entre le groupe fondé par Mark Zuckerberg et l’Australie est à cet égard emblématique. En bloquant, outre les éditeurs de presse, des sites gouvernementaux ainsi que des pages d’ONG et autres institutions humanitaires et caritatives, Facebook a rappelé dans une démonstration de force qu’il fallait continuer d’observer sa trajectoire selon les critères de l’utilité sociale plus que selon ceux de l’infomédiation. Non pas que ces derniers enjeux se soient atténués : en mobilisant le modèle d’acceptation technologique (Technology Acceptance Model, TAM), cadre théorique très utilisé depuis les années 1980 dans les travaux sur les systèmes d’information et en marketing, nous avions nous-mêmes exploré dans une précédente recherche le redoutable impact de l’utilisation des réseaux sociaux sur la mentalité du gratuit. C’est ce qui explique en partie les difficultés à monétiser l’information en ligne, l’internaute étant convaincu de l’existence d’alternatives gratuites à celles proposées par les médias classiques.

Le géant américain s’est non seulement imposé dans de nombreux aspects de la vie quotidienne, mais s’est à l’évidence rendu indispensable, voire incontournable, suscitant une vaste levée de boucliers illustrée par ce tweet de la députée australienne Madeleine King au lendemain du Facebook ban : « Incroyable. Invraisemblable. Inacceptable. »

Le brouillage des frontières

Pourtant, rien n’augurait d’un tel pouvoir au premier abord, du moins au début de l’aventure de ce qui allait devenir l’État-Facebook. À y regarder de près, en réalité, la mission revendiquée par le géant américain, « Donner à tous la possibilité de créer une communauté et de rapprocher le monde entier », et affichée benoîtement sur la page d’accueil du site de la compagnie est à la fois d’une simplicité déconcertante et d’une portée immense, tant ses frontières paraissent malaisées à délimiter. Elle nous donne ainsi l’occasion de questionner certains des aspects les plus controversés de son histoire et de son identité.

On le sait, Facebook, mais aussi les autres GAFAM, sans oublier Uber, ont toujours excellé dans l’art du brouillage des frontières, se défendant d’être autre chose que des entreprises technologiques. Mais avec le temps, la planète a fini par réaliser qu’ils étaient bien plus que cela. Pour approcher le fil d’Ariane de la construction identitaire, il est possible de partir du postulat simple, celui de l’influence du jeu d’interaction entre l’organisation et son environnement. Sous ce prisme, l’identité n’émerge pas ex nihilo, mais s’appuie sur un modèle économique à succès, une audace créative. Un pari bien négocié par Facebook, à en juger par ses résultats financiers, son portefeuille d’activité ou les chiffres vertigineux de son nombre d’abonnés. Une puissance de feu économique qui montre bien que le sens des priorités n’est jamais perdu : plus d’utilisateurs et de personnes connectées, cela signifie avant tout plus de perspectives de recettes.

Facebook reste de loin la plate-forme de réseautage social la plus sollicitée, avec plus de 2,5 milliards d’utilisateurs actifs mensuels (MAU).

Dans la traque aux zones grises de l’élasticité identitaire, la sociologie des organisations peut offrir d’autres grilles d’analyse. La trajectoire de Facebook permet ainsi de constater l’existence d’un travail discursif de légitimation où l’ancrage de l’argumentaire est à chercher tant dans les mythes de la Silicon Valley et la contre-culture des années 1960 que dans les imaginaires sociotechniques, c’est-à-dire des visions collectives de futurs souhaitables et d’utilisations possibles, telles que convoquées par la littérature, grâce aux progrès de la science et de la technologie qui les sous-tend. Cette orientation, qui vise à construire des attentes génériques sous forme de progrès par rapport à l’avenir, a été portée majoritairement par le fondateur de l’entreprise, Mark Zuckerberg.

L’évolution du discours de Mark Zuckerberg

Si l’actualité donne l’occasion d’explorer cette communication, elle ne dédouane pas de précautions de lecture. En ce sens que les morceaux choisis ne constituent qu’une infime partie d’un corpus volumineux construit à partir des prises de parole publiques de Zuckerberg et devenu un objet de recherche. En témoigne la plate-forme lancée par l’Université du Wisconsin-Milwaukee qui compile à ce jour près de 1 200 documents et 200 vidéos représentant la voix et les paroles de Zuckerberg, y compris des articles de blog, des lettres aux actionnaires, des interviews, des apparitions publiques et des présentations de produits notamment.

Mark Zuckerberg a ajusté sa communication au gré des périodes et, surtout, des publics ciblés. En 2012, dans une lettre aux investisseurs, il déroule ce qu’il appelle « les cinq principes fondamentaux de Facebook » : se concentrer sur l’impact, bouger rapidement, être audacieux, être ouvert, créer de la valeur sociale.

Cinq ans plus tard, dans un rôle à l’évidence de sauveur de l’humanité, le tycoon américain s’adresse cette fois-ci à un plus grand public en publiant un texte qui sera bientôt considéré comme le manifeste de Facebook : « Building Global Community ». Un discours qui se veut prospectiviste sur l’importance de l’engagement citoyen, et insiste sur le pire des scénarios aux yeux de Zuckerberg, le statu quo, mais qui a essuyé de fortes critiques.

Dans sa conception du progrès, Facebook défend un monde de plus en plus connecté et de plus en plus ouvert, comme en rend compte une autre déclaration de Zuckerberg faite juste avant l’introduction en bourse du groupe en 2012, affirmant que Facebook est un « un tissu qui peut rendre sociale toute expérience en ligne ».

Ces propos insistant sur un « monde ouvert et connecté » marquaient une inflexion majeure par rapport aux premières interviews du patron de la marque, comme cette vidéo de 2005 où Zuckerberg – dans la pure tradition américaine d’Active Sportswear, avec une décontraction vestimentaire manifeste – présentait Facebook comme un simple outil destiné à aider les gens à trouver rapidement des informations sur leur entourage.

En combinant des récits personnels et collectifs dans une porosité entre espaces publics et privés, et à travers des approches bien documentées en communication politique, Zuckerberg excelle également dans l’art du storytelling par l’éthos comme dans sa lettre à sa fille où il esquisse les contours d’un monde meilleur.

Dans un constat valable pour Facebook comme pour les autres GAFAM, l’idée prévaut aussi que l’utilisation de l’appellation « plate-forme » n’est pas fortuite. Il est permis de penser qu’elle répond à une rhétorique au double objectif : économique (continuer de vendre des produits et des services aux utilisateurs et internautes), et institutionnel et statutaire (préserver des marges de manœuvre au cas où le groupe serait mis en difficulté par des recadrages du fisc ou des lois de la concurrence).

Vers un Facebook-État ?

Si ce travail discursif autour des rôles des technologies est décisif pour la manière dont celles-ci sont perçues et inscrites dans nos systèmes de croyances, valeurs et significations et est resté une constance dans la stratégie du réseau social dès sa création, il n’a pas toujours suffi lorsque le groupe s’est retrouvé en mauvaise posture comme lors du scandale Cambridge Analytica. Ce qui a acculé Mark Zuckerberg à organiser ses fameuses « tournées d’excuses » devant le Parlement européen et le Sénat américain.

Pour conclure, et sans souscrire a priori à l’idée selon laquelle l’entreprise aurait la volonté d’exercer un contrôle sur les populations, l’étude des stratégies de communication du patron du géant américain montre bien l’existence d’un travail de construction/légitimation de l’identité autour de l’intégration des réseaux sociaux et de leurs technologies dans la réalité de la vie, et ce bien au-delà des enjeux d’information. Le Facebook-État est à ce prix.

Mohamed Benabid, Enseignant-chercheur en SIC et en sciences de gestion, Université Hassan II Casablanca – AUF

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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