Mohamed Arbi NSIRI, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Existe-t-il un Jésus historique ? Si oui, lequel est-il ? Le Jésus révolutionnaire, le réformateur, le stoïcien, le rabbi charismatique ? Comment l’approcher au plus près ? Et cette quête a-t-elle même un sens ?

Une quête à rebondissements

À ces questions, jusqu’au siècle dernier, les historiens avaient répondu parfois par la négation, parfois par l’affirmative : quelle preuve historique ?. Au fil des siècles, on est passé d’une histoire sainte, fondée sur une lecture événementielle, littérale et immédiate des Évangiles, seules sources dont nous disposions pour connaître Jésus, à une interprétation critique, issue du positivisme historique de la Renaissance. Celle-ci tend à ne voir dans ces textes que l’expression et le reflet des communautés chrétiennes qui les ont produits : ils ne permettraient pas de faire l’histoire de la vie de Jésus, ni même celle de sa prédication, mais plutôt celle du christianisme primitif de la fin du Ie siècle.

Mais à partir de la fin du XIXe siècle, la critique historique a ouvert une nouvelle approche, fondamentalement littéraire, qui utilise l’intertextualité : il s’agit de rendre compte du langage, des récits et des situations, et même des personnages ou des toponymes de la Bible hébraïque. La critique historique a affiné ses méthodes de recherche pour mieux distinguer le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi. Si le contenu de sa conscience échappe à l’examen, et même si l’on ne peut écrire de lui une biographie au sens moderne du terme, on admet qu’il est possible d’atteindre une connaissance authentique de Jésus.

En règle générale, les historiens datent sa naissance l’an 4 ou 6 avant notre ère, la datation élaborée au VIe siècle par le moine Denys le Petit pour situer sa naissance en l’an zéro s’étant avérée inexacte. Sa mort peut être située à la veille de Pâque de l’an 30, qui cette année-là était aussi une veille de Sabbat. En l’année de sa naissance, Auguste gouvernait à Rome, Hérode exerçait sur la Judée une royauté qu’il avait reçue de l’empereur romain. À sa mort, Tibère régnait à Rome, mais celle-ci exerçait désormais un pouvoir direct sur une partie de la Judée, la Palestine et la Samarie, tandis que deux fils d’Hérode exerçaient un pouvoir limité sur le reste du territoire, dont la Galilée située au nord du pays, province qui sera la véritable patrie de Jésus.

Les premières années de sa vie nous sont presque entièrement inconnues. Cela n’a rien d’étonnant : les disciples ne s’intéressent réellement à l’existence de leur maître qu’à partir du moment où il commence à accomplir sa mission. Parmi des quatre Évangiles dits canoniques, seuls Mathieu et Luc, vers l’an 80, c’est-à-dire cinquante ans après la mort leur chef, nous ont laissé quelques indications sur ses premières années. Pendant plus de trente ans, Jésus vivra à Nazareth, petit bourg de la province de Galilée alors gouvernée par Hérode Antipas, fils d’Hérode le Grand. Matthieu et Luc nous rapportent qu’il est né à Bethléem, ce qui est discuté par les historiens, et d’une conception virginale, ce qui ne peut être ni confirmé ni infirmé par l’histoire, car cet enseignement relève de la foi de l’Église dans l’origine divine de Jésus.

Quelles sources ?

Les Évangiles, dont l’appellation vient du grec eu-aggelion qui traduit l’hébreu besorah qui signifie « bonne nouvelle », présentent donc Jésus en annonciateur de temps nouveaux. Considérés comme des livres biographiques, les Évangiles intègrent les Dits de Jésus dans une structure narrative jalonnée de repères événementiels, mais ils ne permettent pas d’écrire une Vita en dressant une chronologie précise de ses activités et de ses déplacements, ne serait-ce que parce que sa naissance n’est traitée que dans deux des quatre Évangiles et de manière parfois contradictoire. Une approche historique des Évangiles consiste donc d’abord à en confronter le contenu avec d’autres sources (juives et/ou romaines) et avec les résultats des recherches archéologiques, puisque le propre de la méthode historique est de procéder aux croisements des documents afin de décrire une « réalité » du passé.

Les sources extérieures sur Jésus sont rares mains concordantes. Toutes le présentent comme quelqu’un qui a reçu une bonne éducation juive. Les historiens antiques retinrent sa crucifixion comme un événement important, qu’il s’agisse du Juif Flavius Josèphe, du Tacite, du Lucien de Samosate ou du syriaque Bar Sérapion. L’archéologie a toujours été convoquée pour vérifier tel ou tel événement de la vie publique de Jésus, qui commence par le baptême qu’il reçoit de Jean Baptiste dont l’existence historique est attestée par Flavius Josèphe. Le développement remarquable des techniques de prospection archéologique permet surtout de brosser le décor matériel et l’environnement socioéconomique du temps de Jésus. Cependant, dans l’état actuel de la recherche, l’archéologie n’a apporté aucun éclairage direct sur la vie du Nazaréen, dont la durée de son ministère reste un sujet controversé entre les spécialistes.

Fouilles archéologiques à Jérusalem.

Le succès de sa prédication en Galilée fut sans doute considérable. Autour de lui, il constitua un groupe de Douze qui symbolisait sa volonté de rassembler les douze tribus d’Israël. Ces hommes, avec d’autres disciples qu’il avait également appelés à le suivre et qui vivaient avec lui épisodiquement au cours de ses déplacements, furent associés à son œuvre de prédication à travers la Galilée. Ils étaient surtout galiléens, ils provenaient de tous les milieux sociaux. Ils étaient profondément religieux, mais peu versés dans les grandes discussions théologiques, notamment sur les règles de pureté légale très importante pour les juifs de l’époque : le christ juif. Le caractère essentiellement religieux de son message décevait ceux qui attendaient du Messie la délivrance d’Israël du joug romain et plus encore la transformation radicale monde.

Après plus d’un an de prédication, Jésus constata que sous l’influence des scribes les foules s’écartaient de lui. L’exécution brutale de Jean le Baptiste, emprisonné depuis plusieurs mois, lui prouva qu’Hérode Antipas n’hésiterait pas à le supprimer à son tour, s’il devenait une cause de trouble sur son territoire. Jésus se retira alors aux confins de la Galilée, dans une région désertique de l’autre côté du Jourdain. Pourtant, quelques disciples parmi les proches lui restaient fidèles.

L’espérance messianique à cette époque était vive, mais elle était multiple : un nouveau David qui redonnerait son indépendance politique à Israël, un grand prêtre qui rétablirait le culte dans sa pureté primitive, un Être céleste, le Fils de l’homme, qui descendrait sur la terre pour restaurer toutes choses ? Aucune de ces catégories ne convenait à Jésus. Sans doute Pierre au nom des Douze témoigna-t-il surtout de sa foi en un homme en qui annonçait et réalisait la venue des derniers temps. La relation personnelle que Jésus exprimait par rapport au Dieu d’Israël joua certainement un rôle important dans cette confession de foi de Pierre.

Mais la fidélité à la mission dont il avait conscience d’être investi par Dieu entraînait inexorablement Jésus à affronter les plus hautes autorités religieuses.

Jésus et les autorités religieuses de son temps

La conversion du peuple au Royaume supposait celle des grands prêtres et des membres de la Sanhédrin, car ils étaient investis de l’autorité suprême dans l’interprétation de la loi mosaïque et dans la conduite religieuse du peuple. À plusieurs reprises, lors de précédentes visites à Jérusalem, il avait échappé de justesse à une tentative de lynchage manigancée par les gardiens du Temple (Jean 2, 14-20 ; Luc 2, 22-38 et 41-50 ; Matthieu 4, 5-7). Le risque d’une lapidation plus ou moins spontanée ou d’une condamnation à mort à la suite d’un procès était réel. Mais Jésus ne pouvait se dérober à sa mission qui l’appelait à se rendre de nouveau à Jérusalem. Son ultime tentative pour amener les autorités religieuses à accueillir son message fut vaine, car elles avaient déjà pris la décision de le faire mourir. Pour s’en débarrasser rapidement, elles résolurent de profiter de sa présence à Jérusalem pour la fête, de se saisir de lui par surprise, de le juger et de le faire exécuter par les autorités romaines avant qu’il ne quitte la ville. Jésus sentit l’étau se resserrer sur lui, mais il fit face à ses adversaires.


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Prédicateur du Royaume, il devenait victime offerte en sacrifice pour le salut de son peuple et de tous les humains. C’est cette signification qu’il entendait donner à sa mort en instituant au cours d’un dernier repas un rite que ses disciples allaient célébrer très peu de temps après sa disparition : il avait rompu pour eux un pain en mémorial de son corps qui allait être livré à la mort, il avait partagé avec eux une coupe de vin en signe de son sang versé.

Est-il possible de dire exactement l’attitude de Jésus face au pouvoir impérial ? Ce dernier était-il ou non un contestataire de l’ordre établi par Rome ? Et de quelle manière, si tel est le cas ? Car Ponce Pilate l’a crucifié à l’évidence pour un motif politique. Sur la croix s’inscrivent « INRI », abréviation de la phrase latine Iesvs Nazarenvs, Rex Ivdaeorvm (Jésus le Nazôréen, le roi des Juifs). Pour l’autorité romaine, Jésus était apparemment un danger à éliminer. Mais alors, comment concilier cette donnée avec la présentation traditionnelle d’un Jésus cantonné dans un royaume purement spirituel, sans nullement vouloir froisser l’autorité en place ? Cela reste peut-être le projet d’une autre réflexion.The Conversation

Mohamed Arbi NSIRI, doctorant en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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