Dans quelques heures, je serai de l’autre côté de la Méditerranée.
Dans quelques heures, pour la première fois depuis des mois, je me sentirai en sécurité.
Sécurité… 
Mot qui m’est devenu étranger.
Sentiment qui m’est devenu étranger.
Sentiment qui, aujourd’hui, me paraît être un privilège.
Sentiment qui, aujourd’hui, me paraît être un luxe.

Mais pourquoi moi? 
Pourquoi aurais-je droit à cette sécurité?
Et pourquoi pas les millions de libanais qui se battent depuis des années pour leur patrie, qui se battent depuis des années pour construire une vie qui les mettrait eux et ceux qu’ils aiment, en sécurité?

Vie qui a volé en éclat en l’instant d’une seconde, le 4 août 2020 à 06:07PM.
Vie qui a été volée en l’instant d’une seconde, le 4 août 2020 à 06:07PM.

On me dit: « Tu as de la chance de t’en aller. »
On me dit: « C’est pour construire un avenir plus sûr ailleurs. »
Oui, j’ai la chance de m’en aller.
J’ai la chance d’aller construire un avenir plus sûr ailleurs.
Mais dans quel monde être un Homme libre est-il une chance?
Dans quel monde fuir son propre pays est-il une chance?
Dans quel monde laisser derrière soi ceux qu’on aime est-il une chance?

Je devrais m’en réjouir.
Mais comment?
Comment partir et laisser derrière soi un peuple qui crie à l’aide au plus profond d’un gouffre?
Comment partir et laisser derrière soi son papa, sa maman, sa petite sœur, sa grand-mère, son grand-père, ses ami(e)s, et tous ceux qu’on aime?
Comment partir lorsque le poids le plus lourd dans ses bagages est le poids de la culpabilité?
Le poids de l’abandon.
Je devrais m’en réjouir.
Mais comment?
Comment s’en réjouir lorsque plus rien ne garantit que je reverrai tous ces visages qui à mes yeux représentent la vie, en vie?
Comment s’en réjouir lorsque je sais pertinemment bien que pour les prochains mois, je me réveillerai tous les matins avec l’amer goût de la culpabilité, avec les mêmes sentiments post-traumatiques qu’hier, qu’aujourd’hui et que demain, et que personne de l’autre côté de la Méditerranée, que personne sur cette planète, ne saura vraiment trouver les mots pour soigner mes plaies?
Comment s’en réjouir lorsque pour les prochains mois, je serais loin de ma famille, du peuple libanais, le seul au monde capable de ressentir ce que je ressens, le seul au monde à avoir vécu ce que j’ai vécu.
Comment s’en réjouir lorsque je sais que le traumatisme, lui, ne m’abandonnera malheureusement pas ici, lorsque je sais que j’aurai beau fuir, mais le traumatisme, lui, me suivra où que j’aille, pour le reste de ma vie. 
Le moindre bruit me crispe encore les nerfs. La moindre anomalie me retourne le cœur dans la poitrine. 

Alors oui, j’ai de la chance.
J’ai de la chance de m’en aller, j’ai de la chance de retrouver la sécurité.
Et je suis désolée.

Papa, je suis désolée de t’abandonner au fond de ce gouffre, ce gouffre qu’il y a quelques mois encore, on appelait notre maison, notre pays. Je suis désolée de t’abandonner au fond de ce gouffre où tu as passé une vie à travailler, jours et nuits, pour nous offrir une maison, une sécurité, un futur. Des droits basiques devenus un luxe sur cette terre dominée par des créatures qu’Hadès, au plus profond des Enfers, saurait envier par leur cruauté.

Maman, je suis désolée de t’abandonner au fond de ce gouffre, ce gouffre qu’il y a quelques mois encore, j’espérais revenir habiter, y construire une vie, à vos côtés, et tu m’y as encouragée. Je suis désolée que ta génération ait passé 15 ans de sa jeunesse sous le bruit des obus, sous les débris de la guerre, croyant qu’après ça, vous connaîtriez la paix. Et puis 2006, et puis tout ça. Je suis désolée que votre génération n’ait pas connu le repos. Je suis désolée que tu aies à vivre tous les jours depuis 5 ans déjà loin de tes enfants que tu as portés en toi durant 9 longs mois chacun, puis as passé 18 années à éduquer pour qu’ils soient des adultes prêts à changer le monde, prêts à changer ce pays, pour qu’ils te soient un jour arrachés du regard, loin de cette terre dominée par des créatures qu’Hadès, au plus profond des Enfers, saurait envier par leur cruauté. 

Petite sœur, je suis désolée de t’abandonner au fond de ce gouffre, ce gouffre qui n’est aucunement un endroit pour les âmes aussi pures et innocentes que la tienne. Je suis désolée que tes dernières années d’écolière n’aient ressemblées en rien aux miennes, lorsque j’ai eu la chance de passer mes Vendredis et Samedis soirs à Gemmayze, à Mar Mkhayel et à danser jusqu’au petit matin, avant de finir ma soirée à Zaatar W Zeit, puis rentrer me coucher lorsque le soleil était déjà levé et que la ville s’éveillait. Et tout ça, sans aucun souci sur la conscience. Ces petits plaisirs de la vie me paraissent être un luxe aujourd’hui, un luxe que je n’aurais jamais cru pouvoir perdre un jour, un luxe perdu en l’espace d’une seconde. Petite sœur, je suis désolée que ce pays n’ait pas su te garder en sécurité, ce pays dominé par des créatures qu’Hadès, au plus profond des Enfers, saurait envier par leur cruauté.

Mes ami(e)s, jeunesse libanaise, je suis désolée de vous abandonner au fond de ce gouffre, ce gouffre qu’on a sans cesse rêver de reconstruire, et malgré tout, qu’on essaye encore de reconstruire aujourd’hui. Jeunesse libanaise, tu es belle. Par ta joie de vivre, par ton empathie, par ton ambition, par ton inconditionnelle capacité à rêver, par ta force, par ton intelligence, par ta culture, par ta fraternité. Jeunesse libanaise, je suis désolée de t’abandonner en ce parcours de reconstruction, je suis désolée de t’abandonner au milieu de ce chaos. Jeunesse libanaise, tu mérites tellement mieux. Tu mérites les meilleurs postes au monde, tu mérites tout le bonheur du monde, tu mérites tout le succès du monde, tu mérites tout l’amour du monde. Jeunesse libanaise, je t’aime et je suis désolée, du plus profond de mon coeur, de t’abandonner en cette terre dominée par des créatures qu’Hadès, au plus profond des Enfers, saurait envier par leur cruauté. 

Je devrais m’en réjouir, mais dans quelques heures, tout ce que j’aurais sur moi sera le poids de mes larmes, de ma culpabilité, et les milliers de questions auxquelles je ne trouverai probablement jamais les réponses.

Je devrais m’en réjouir, mais dans quelques heures, il sera définitivement temps pour moi de dire adieu à Beyrouth telle que je l’ai toujours connue, il sera temps pour moi de faire le deuil de cette ville où je suis née, où j’ai grandi, où j’ai vécu, où j’ai construit tous mes souvenirs, où j’ai marché pour la première fois, où je suis tombée pour la première fois, où j’ai ri pour la première fois, où j’ai pleuré pour la première fois, où je suis tombée amoureuse pour la première fois, où j’ai eu le cœur brisé pour la première fois, où j’ai dansé pour la première fois… Dans quelques heures, il faudra que je fasse le deuil de ma ville qui n’existera plus jamais telle que je l’ai connue, de tous les lieux que je ne reverrai plus jamais. Deuil que jusque là, j’avais toujours refusé d’accepter.

À cette terre dominée par des créatures qu’Hadès, au plus profond des Enfers, saurait envier par leur cruauté, 
À mon beau pays,
À mon Liban,
Aujourd’hui, c’est le coeur pesant 2750 tonnes de désespoir que je m’en vais, mais je te promets qu’un jour, que très bientôt, je reviendrai, et cette fois-ci, je reviendrai pour ne plus jamais te quitter. 

À mon beau pays, 
À mon Liban,
Je t’aime, et je suis désolée de ce qu’ils t’ont fait subir.
Justice te sera faite, et un jour, tu seras fier de nous.

À vous tous, je vous aime, et je n’ai plus les mots pour vous dire que je suis tellement heureuse que chacun d’entre vous soit encore en vie.

Faites attention à vous et à ceux que vous aimez, toujours.»

Théa Chammas 

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