Le 14 février 2020, Saad Hariri a profité de la commémoration de la mort de son père Rafic Hariri, pour lancer des attaques tous azimuts contre le Courant patriotique libre pour dédouaner le « haririsme », c’est-à-dire la politique inaugurée par son père (Rafic Hariri) dont il est le successeur – même si on a vu des partisans de son frère Baha scander le nom de celui-ci à cette occasion –, sa formation politique (le Courant du Futur dirigé par Fouad Siniora) et son bloc parlementaire (auquel appartient Tammam Salam) ainsi que Riad Salamé, le gouverneur de la Banque du Liban (la Banque Centrale libanaise), de la dette et des malheurs du Liban.

Mais d’abord, voici un résumé des faits :

Après avoir fait un discours copié sur celui du Premier ministre irakien présentant une liste de réformes, Saad Hariri a brusquement démissionné le 29 octobre 2019. Dans un premier temps, Saad Hariri a voulu, en novembre, prendre la tête d’un gouvernement de technocrates sans liens avec la moindre formation politique. Cela lui a évidemment été refusé car l’accord de Taëf a confié le pouvoir exécutif au Conseil des ministres et à son président. Si le Conseil des ministres est formé de ministres issus de différentes formations politiques, le Premier ministre doit prendre leur avis en compte. Mais si le Conseil des ministres est formé de ministres sans assise populaire comme des technocrates, alors un président du Conseil qui serait à la tête d’un grand bloc parlementaire comme celui du Courant du Futur (dirigé par Saad Hariri) concentrerait entre ses mains le pouvoir exécutif.

Les formations politiques qu’Hariri cherchait à exclure ne pouvaient pas s’exclure elles-mêmes en acceptant ses conditions — et elles ne l’ont pas fait. Hariri a donc feint d’accepter la désignation comme Premier ministre de Mohammad Safadi, puis de Samer Khatib, qu’il avait lui-même proposé. Le mufti Abdellatif Deriane prétendit alors qu’on touchait aux droits de la communauté sunnite si Saad Hariri n’était pas Premier ministre. Cette insulte faite aux nombreux sunnites de valeur que compte le pays, n’a pas permis à Saad Hariri d’obtenir ce qu’il voulait, et il a décidé le 18 décembre 2019 de jeter définitivement l’éponge.

Le président Michel Aoun a alors chargé Hassan Diab de former un nouveau gouvernement, Diab ayant été désigné par la majorité parlementaire, constituée notamment des trois grandes formations politiques du Courant patriotique libre (CPL), du mouvement Amal (de Nabih Berri, le président du Parlement) et du Hezbollah. Cela a conduit à la mobilisation des partisans du Courant du Futur, de ses députés et des députés qui lui étaient apparentés (comme l’ancien Premier ministre Tammam Salam). Ils furent rejoints par l’ancien Premier ministre Najib Mikati (chef du mouvement Azem). Ils jouèrent sur la fibre confessionnelle en présentant Hassan Diab comme un « pion sunnite » du Hezbollah chiite, en insistant sur le fait qu’il n’a été désigné que par une minorité de « députés sunnites » et qu’il ne représenterait donc que le CPL et le duo chiite (le mouvement Amal et le Hezbollah).

La plupart des « députés sunnites », en effet, sont soit des membres du Courant du Futur, soit de son bloc parlementaire comme Tammam Salam, soit de blocs alliés comme le député d’Aley-le Chouf Bilal Abdallah (membre du bloc parlementaire du parti socialiste progressiste, la formation politique de Walid Joumblatt) et plus récemment Najib Mikati (qui s’était allié au Courant du Futur aux élections législatives de 2009 et aux élections municipales de 2016 mais l’avait affronté aux élections législatives de 2018), député de Tripoli. Parmi ces « députés sunnites », seule une minorité est donc opposée à Saad Hariri. C’est le cas du député beyrouthin Fouad Makhzoumi (le chef du parti « Hiwar ») et du député sidonien Oussama Saad (le secrétaire général de l’Organisation populaire nassérienne) ainsi que des députés de la Rencontre consultative sunnite.

Ces derniersont généralement accordé leur confiance au gouvernement d’Hassan Diab : le député tripolitain Fayçal Karamé (chef Parti de la Libération arabe et membre du bloc parlementaire du Courant Marada) ; le député de Baalbek-Hermel, Walid Succarié (membre du bloc parlementaire du Hezbollah) ; le député de Marjayoun-Hasbaya, Kassem Hachem (membre du parti Baas et du bloc parlementaire du mouvement Amal) ; le député beyrouthin Adnan Traboulsi (membre de l’association Ahbache Al-Mashari) ; et le député de Rachaya-Békaa-Ouest, Abdel-Rahim Mrad (chef du parti nassérien Ittihad). Dans ce regroupement, seul le député tripolitain Jihad Samad (membre du bloc parlementaire du Courant Marada) a refusé de donner sa confiance au Cabinet Diab lors du vote de confiance.

Durant cette période chargée de tensions entre quartiers sunnites et quartiers chiites, Saad Hariri est resté en retrait, voyant dans cette exacerbation confessionnelle un moyen pour lui de ne pas être mis par les manifestants dans le même sac que le reste des politiciens. En même temps, il s’est mis à dos les manifestants en mettant en garde le nouveau gouvernement de tout limogeage du général Imad Osmane, chef des Forces de sécurité intérieure (FSI), accusé par les manifestants de les avoir réprimés de manière disproportionnée quand cela touchait à certains intérêts, alors qu’il avait laissé commettre des actes de violence et de vandalisme sans intervenir.

Le gouvernement libanais étudie en ce moment la politique à suivre concernant le paiement ou le non-paiement de 1,2 milliard de dollars d’eurobonds dont l’échéance tombe le 9 mars prochain.

Un défaut de paiement semble inévitable ; et en cas de paiement, il est possible qu’une réaction vive se produise de la part d’une partie des manifestants. D’autre part, le défaut de paiement ne serait que reporté. Dans tous les cas, Saad Hariri se verrait bien revenir à la tête du gouvernement en promettant de faire jouer ses contacts arabes, américains et européens pour obtenir une aide financière et sauver le Liban.

Le hic, c’est que le Courant du Futur était au pouvoir quand a été appliquée la politique financière et monétaire qui a produit la crise actuelle. Saad Hariri a bien tenté de défendre cette politique dans son discours du 14 février, mais les faits sont là.

En effet, c’est le ministre des Finances qui est responsable de la gestion des fonds publics. Or, depuis 1992, les ministres des Finances ont presque tous relevé du Courant du Futur. Il y a ainsi eu Fouad Siniora de 1992 à 1998 et de 2000 à 2004 ; Jihad Azour de 2005 à 2008 ; Mohamad Chatah de 2008 à 2009, et Raya Hassan de 2009 à 2011. Mohammad Safadi de 2011 à 2014, a été nommé par le Courant du Futur.

Et la Banque du Liban (BdL) est responsable de la politique monétaire et de l’ingénierie financière sur les marchés financiers. Or Riad Salamé, le gouverneur de la BdL depuis 1992, est un proche du Courant du Futur. Saad Hariri a même déclaré que « personne ne peut destituer » Riad Salamé.

La politique financière et monétaire que le clan Hariri a menée repose sur des taux d’intérêt élevés et sur la parité entre la livre libanaise et le dollar américain. Elle a été aggravée par la corruption, le détournement de fonds publics, la bulle immobilière, l’occupation syrienne (entre 1990 et 2005) et le poids socio-économique de la présence de réfugiés syriens et palestiniens. Tout cela est la principale cause de la crise actuelle. Il y a aussi l’augmentation des salaires avec effet rétroactif, décidée en l’absence de croissance économique, par le gouvernement de Tammam Salam, également allié du Courant du Futur, et nommé, comme Saad Hariri, par l’Arabie Saoudite.

Pour contrer ces arguments et tenter de dédouaner son clan, Saad Hariri a tenté dans son discours du 14 février dernier de faire porter la responsabilité de la crise à l’électricité et au CPL parce que, depuis 2008, le ministre de l’Energie et de l’Eau est issu des rangs de cette formation politique et de ceux du parti arménien Tachnag (allié au CPL). Ainsi, entre 2008 et 2020, les ministres étaient Alain Tabourian (membre du parti arménien Tachnag, 2008 à 2009), Gébran Bassil (membre du CPL, 2009 à 2014), Arthur Nazarian (membre du parti arménien Tachnag, 2004 à 2016), César Abi Khalil (membre du CPL, 2016 à 2018) et Nada Boustani Khoury (membre du CPL, 2018 à 2020).

Mais entre 1993 et 2008, les ministres de l’Energie et de l’Eau étaient Élie Hobeika (1993 à 1998), Sleiman Traboulsi (1998 à 2000), Mohammad Abdel-Hamid Beydoun (alors membre du mouvement Amal, 2000 à 2003), Ayoub Hmayed (membre du mouvement Amal, 2003 à 2004), Maurice Sehnaoui (2004 à 2005), Bassam Yammine (membre du Courant Marada, 2005) et Mohammad Fneich (membre du Hezbollah, 2005 à 2008).

Aucun n’a réussi à bâtir des infrastructures pour produire suffisamment d’électricité. Cela a permis aux propriétaires des générateurs électriques de développer et maintenir un florissant business, avec l’appui de formations politiques, comme le mouvement Amal de Nabih Berri, à qui ils paient des pots-de-vin.

Une autre chose que Saad Hariri oublie de rappeler est le cours moyen du baril de brut : environ 20 dollars le baril entre 1992 et 1999, entre 25 et 30 dollars le baril entre 2000 et 2002, plus de 30 dollars le baril en 2003, plus de 40 dollars le baril en 2004, plus de 50 dollars le baril en 2005, plus de 60 dollars le baril en 2006, plus de 70 dollars le baril en 2007, 100 dollars le baril en 2008 (avec un pic à 145 dollars le baril et une chute à 30 dollars le baril), 60 dollars le baril en 2009, 80 dollars le baril en 2010, 95 dollars le baril entre 2011 et 2014, 50 dollars le baril en 2015, 45 dollars le baril en 2016, 50 dollars le baril en 2017, 65 dollars le baril en 2018 et 55 dollars le baril depuis 2019. On observe que le cours du baril de brut durant l’occupation syrienne (1990-2005), période durant laquelle Rafic Hariri a été Premier ministre (de 1992 à 1998 et de 2000 à 2004) alors que le CPL était dans l’opposition, est plus bas que depuis la fin de celle-ci (depuis 2005).

Le Liban n’est pas le seul à avoir été impacté par le cours du baril de brut. En effet, c’est le cours du baril de brut qui est à l’origine du mouvement des Gilets Jaunes en France et des manifestations en Iran en novembre 2019. L’assassinat, en janvier 2020 du général Soleimani, le chef de la force Al-Qods au sein des Pasdarans, a fait grimper le cours du baril de brut et aurait pu donner un second souffle au mouvement des Gilets Jaunes. Mais, le Coronavirus a entrainé la chute du cours du baril de brut car la Chine a réduit ses importations de pétrole. Ni le CPL ni aucune formation politique libanaise ne peut contrôler le cours du baril de brut. En revanche, il faut bâtir des infrastructures pouvant produire suffisamment d’électricité pour mettre fin à la « mafia des générateurs » dénoncée par les manifestants.

Enfin, pour gagner la sympathie de ces derniers, Saad Hariri réclame l’organisation d’élections législatives anticipées. En réalité, cela sert ses propres intérêts et non ceux des manifestants car le système politique libanais est « ploutocratique », c’est-à-dire que seules les personnes et les formations politiques les plus riches peuvent remporter les élections législatives, surtout avec le déclassement social des Libanais en raison de la crise financière et monétaire. Les résultats d’élections législatives anticipées verraient donc la victoire de la même « polyarchie » et non son renvoi comme le souhaitent les manifestants. Ceci, sans compter le prix que coûteraient les élections à un État en faillite.

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