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Samy Cohen, Sciences Po

Près d’un mois après l’arrivée aux affaires du gouvernement de Benyamin Nétanyahou – le plus à droite de toute l’histoire du pays –, Israël est le théâtre d’une nouvelle flambée de violence. En toile de fond, un âpre conflit met aux prises le pouvoir exécutif et la Cour suprême. Celle-ci a d’ailleurs invalidé, le 18 janvier, l’un des ministres nommés par Nétanyahou.

Voilà des années que la droite israélienne accuse les juges de la Cour suprême d’avoir confisqué le pouvoir des députés démocratiquement élus par le peuple. Les mêmes reproches reviennent en boucle : une petite élite se serait érigée en un « gouvernement des juges ». Elle se serait arrogé le droit d’annuler des lois ordinaires votées par la Knesset. Tout-puissants, ces juges, fortement marqués à gauche, entraveraient l’action de l’exécutif. Leurs arrêts seraient purement idéologiques. Et leur nomination relèverait d’un système de cooptation opaque.

Ce narratif prend très bien dans une partie de l’opinion. Il a récemment reçu le soutien de personnalités prestigieuses. Exemple parmi d’autres : Israel Aumann, prix Nobel d’Économie en 2005, vient de dénoncer « l’activisme de la Cour suprême » et ses décisions « tendancieuses, orientées nettement à gauche », affirmant que les juges « se nomment eux-mêmes et choisissent des magistrats qui pensent comme eux » et allant jusqu’à parler de « dictature du pouvoir judiciaire ».

De même, le magazine américain Newsweek critique la « juristocratie » israélienne qui se serait arrogé « un pouvoir sans précédent pour une Cour suprême dans une démocratie de type occidental », usurpant le pouvoir d’« annuler n’importe quel texte de loi à tout moment, pour quelque raison que ce soit ».

Ces accusations ont justifié les initiatives du nouveau ministre de la Justice, Yariv Levin, nommé fin décembre 2022, destinées à réduire significativement les prérogatives de la Cour suprême. Il projette, avec le soutien de Benyamin Nétanyahou, de faire adopter la « clause du contournement », qui permettrait aux parlementaires de revoter au bout de trois mois une loi ordinaire annulée par la Cour suprême, à une majorité non qualifiée de 61 députés sur les 120 que compte la Knesset. Auquel cas la loi annulée serait déclarée valide. Le ministre souhaite également peser sur les nominations des juges, pour « mettre fin à (leur) élection par leurs confrères ». Un programme que ne renierait pas Viktor Orban… https://www.youtube.com/embed/SBJ846Sl8mY?wmode=transparent&start=0

Qui nomme les juges ?

Mais ces accusations sont-elles fondées ? Rien n’est moins sûr.

Commençons par la nomination des juges. Il est faux de dire que les magistrats se « choisissent eux-mêmes ». Les 15 juges qui composent la Cour suprême sont choisis par une commission de neuf membres présidée par le ministre de la Justice : deux membres du gouvernement, trois juges de la Cour, dont son président, deux députés et deux représentants de l’Ordre des avocats.

Inamovibles, ils prennent leur retraite à l’âge de 70 ans. Le choix des juges dépend du rapport de forces qui se crée au sein de cette commission. Il arrive qu’il penche du côté des juges et à d’autres moments du côté du gouvernement.

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En février 2017, la ministre de la Justice, Ayelet Shaked, a réussi, en exerçant des pressions sur les représentants du barreau, à faire nommer trois juges « conservateurs » parmi les quatre juges devant être nommés. Dans la même veine, le ministre Levin ne veut voir à la Cour que des juges favorables à la droite.

Une « révolution constitutionnelle » exagérée

Depuis la naissance de l’État, la Cour suprême a joué un rôle très important en matière de défense des droits et des libertés, désavouant à plusieurs reprises des lois qui ne respectaient pas les valeurs d’égalité et de justice. À partir de la décennie 1980, elle a connu une importante mutation. Le droit de saisine de la Cour s’est élargi. Elle a étendu le champ de son intervention, proclamant que « tout était justiciable ».

Les juges allèrent encore de l’avant, pour protéger des droits non expressément garantis, comme le principe d’égalité, qui n’est protégé par aucune loi fondamentale. Pour contourner cette anomalie, ils s’appuyèrent sur deux lois fondamentales votées en 1992, sur la « Liberté professionnelle » et sur la « Dignité et la liberté de l’homme », interprétant le droit à l’égalité comme relevant de la « dignité de l’homme ».

En 1995, l’arrêt United Mizrahi Bank ébranla les règles du jeu. La Cour suprême affirma dans un premier temps que les lois fondamentales de 1992 devaient être considérées comme des textes suprêmes garantis par le juge. Ce fait ne fut pas contesté à l’époque par les députés. Une fois la supériorité de ces lois fondamentales admise, les juges se sont reconnu le droit de contrôler la constitutionnalité des lois ordinaires votées par la Knesset au regard de ces lois fondamentales. Ils étaient intervenus dans ce sens une première fois en 1969 (arrêt Bergman), et à l’époque cette décision ne fut pas contestée.

S’agit-il d’« un pouvoir sans précédent pour une Cour suprême dans une démocratie de type occidental », comme l’affirme Newsweek ? Son éditorialiste ignore sans doute que la Cour israélienne s’était inspirée… des États-Unis. Dans l’arrêt Marbury vs. Madison du 24 février 1803, la Cour suprême américaine avait décidé, dans une affaire secondaire, qu’elle seule pouvait statuer sur la constitutionnalité des lois et rejeter celles qui ne sont pas conformes à la Constitution, bien qu’aucun texte constitutionnel ne lui confère cette prérogative. Pour le juge John Marshall, la Constitution étant la norme suprême, tout acte contraire à la Constitution devant être frappé de nullité. Le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois par la Cour procédait, selon lui, de l’esprit de la Constitution américaine. Cette interprétation fut adoptée par le pays, malgré les critiques émises par le président des États-Unis, Thomas Jefferson, qui dénonça le « despotisme d’une oligarchie ».

Un « gouvernement des juges » ?

La droite reproche régulièrement à la Cour d’« abuser » de ses pouvoirs et d’« empêcher le gouvernement de gouverner ». Mais, en réalité, dans de nombreux cas, la Cour suprême a fait preuve d’une grande frilosité. Depuis la « révolution constitutionnelle » de 1995, elle s’est montrée prudente, consciente qu’un excès de pouvoir se retournerait contre elle.

Elle a réduit le nombre d’annulations pures et simples de lois ordinaires, de manière à épargner, autant que possible, une rebuffade aux parlementaires. La plupart du temps, elle a entretenu le dialogue avec eux, cherchant en amont des formules de compromis. Souvent, lorsqu’elle prononce une invalidation, elle assortit sa décision d’un délai de grâce afin de permettre au gouvernement de rectifier sa loi pour qu’elle soit compatible avec les lois fondamentales. Le gouvernement a également la possibilité de demander à la Cour un nouvel examen par un aréopage de juges élargi.

À plusieurs reprises, la Cour a tranché en faveur de la droite au pouvoir, alors qu’on pouvait s’attendre à plus de fermeté de sa part. Ce fut le cas avec la loi des commissions d’admission, la loi sur la Naqba, la loi anti-boycott et la loi de suspension des députés – des lois très contestées en raison de leur caractère liberticide. Début mai 2020, elle s’est déclarée incompétente pour statuer sur la demande d’interdire à Benyamin Nétanyahou, sous le coup d’une triple inculpation, de former un gouvernement. En juillet 2021, elle a refusé d’invalider la loi fondamentale de l’État-nation du peuple juif, votée en juillet 2018, une loi humiliante pour les minorités, en particulier arabe et druze, et qui ne mentionne ni le mot « démocratie », ne celui d’« égalité ».

Faut-il rappeler également l’effacement de la Cour face à la colonisation des territoires conquis en juin 1967 ? Elle a évité de se prononcer sur la légalité des colonies, au motif que cette question ne relevait pas de sa compétence. Elle s’est abstenue, la plupart du temps, d’interférer sur les questions sécuritaires, ne voulant pas risquer l’accusation d’entraver la lutte contre le terrorisme. Sur toutes les questions relatives aux arrestations, déportations, détentions administratives, assignations à résidence de Palestiniens et couvre-feux, elle a refusé de gêner l’armée. Elle s’est abstenue, sauf une fois, d’intervenir sur la question des démolitions de maisons des familles de terroristes, une mesure qui constitue pourtant une punition collective, interdite par les conventions de Genève.

Sur la question de la torture pratiquée par le Service de sécurité intérieure israélien (Shabak), elle est intervenue avec une infinie précaution. En ce qui concerne les assassinats ciblés, elle n’a pas osé les interdire, elle a seulement encadré leur emploi. Elle a, en revanche, fait preuve de courage en interdisant (au grand dam de l’armée) le recours par les militaires israéliens à des « boucliers humains » lors d’arrestations de suspects palestiniens. Rien ne justifie donc les attaques frontales menées par la droite, si ce n’est la volonté de gouverner sans entrave.

« La démocratie, c’est nous »

Les pourfendeurs de la Cour suprême opposent souvent la représentativité des députés au mode de nomination élitaire des juges. Cet argument relève d’un populisme judiciaire. Les organes judiciaire et législatif ne sauraient être mis sur le même plan. Le rôle des juges n’est pas de représenter le peuple ; il est d’interpréter la loi et de défendre les droits fondamentaux des citoyens face aux éventuels abus des deux autres pouvoirs.

Les députés de droite sont attachés à une version étriquée de la démocratie, selon laquelle « la démocratie, c’est nous ». Mais la démocratie ne se limite pas à la procédure électorale. Elle se reconnaît aussi à ses contre-pouvoirs, à sa capacité de défendre les plus faibles et à faire respecter l’État de droit. Toutes les démocraties libérales se reconnaissent à ces critères.

En France, au Royaume-Uni et aux États-Unis il existe plusieurs autres contre-pouvoirs, soit sous la forme d’une deuxième chambre, soit du fait du rôle joué par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).Israël n’est lié par aucune convention internationale, et il n’existe pas d’autre institution susceptible de contrebalancer le pouvoir de la Knesset. Le seul vrai contre-pouvoir institutionnel est la Cour suprême. Limiter ses pouvoirs reviendrait à octroyer à la Knesset le pouvoir de légiférer sans frein sur tout et n’importe quoi. Dans la situation de forte polarisation qui est celle de la société israélienne aujourd’hui, la clause du contournement serait un instrument de domination sans partage de la majorité sur la minorité. Ça serait la fin des « checks and balances » et le début d’un autre Israël.

Samy Cohen, Directeur de recherche émérite (CERI), Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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