Le siège de la Banque Mondiale. Source Photo: Wikipedia
Le siège de la Banque Mondiale. Source Photo: Wikipedia

La Banque Mondiale a publié un nouveau rapport, critiquant l’approche des autorités libanaises concernant la restructuration du secteur financier. Selon les auteurs, il est désormais impossible de sauver la totalité des dépôts en raison des pertes estimées à 72 milliards de dollars, soit 3 fois le PIB actuel du pays des cèdres.

Selon le résumé du rapport

L’économie continue de se contracter, mais à un rythme un peu plus lent. En raison de données meilleures que prévu, l’estimation de la contraction du PIB réel pour 2021 est révisée à 7 %, ce qui est néanmoins considérable, contre 10,4 % dans le dernier Rapport de suivi (LEM pour Lebanon Economic Monitor). L’estimation de 21,4 % de contraction du PIB réel en 2020 demeure inchangée. Bien que les arrivées de touristes en 2021 aient augmenté de 132 % (en glissement annuel), à partir d’une faible base induite par la Covid, la reprise n’a pas été suffisante pour compenser l’augmentation persistante du déficit du compte courant et la baisse sensible de la consommation privée.

Les finances publiques se sont améliorées en 2021, mais uniquement parce que les dépenses se sont effondrées plus rapidement que les recettes publiques. Celles-ci sont pas- sées, selon les estimations, d’un niveau déjà faible de 13,1 % du PIB en 2020 à 6,6 % du PIB en 2021, soit l’un des taux les plus bas au monde. La baisse des recettes ayant toutefois été compensée par une diminution encore plus importante des dépenses totales (10,5 points de pourcentage – en glisse- ment annuel – pour passer à 5,9 % du PIB), le solde budgétaire global pour 2021 aurait atteint un excédent (de 0,7 % du PIB).

Témoignage de l’atrophie continue de l’économie libanaise, la livre libanaise continue de se déprécier fortement. La livre libanaise (LBP) s’est dépréciée de 137 % en 2020, de 219 % en 2021, et au cours des dix premiers mois de 2022, elle a déjà perdu 145 % de plus (taux de change effectif moyen selon les estimations de la Banque mondiale)9. Cette dépréciation constante se produit en dépit des interventions de la Banque du Liban (BdL) sur le marché des changes pour tenter de stabiliser le taux de change des billets de banque/taux de change du marché parallèle, au détriment des réserves qui s’amenuisent.

La forte dépréciation de la monnaie continue d’entraîner une inflation galopante, à trois chiffres depuis juillet 2020, qui touche surtout les pauvres et les personnes vulnérables. L’inflation a été en moyenne de 150 % en 2021 et de 218 % (en glissement annuel) au premier semestre 2022 (atteignant un pic de 240 % – en glissement annuel en janvier 2022). Les pressions inflationnistes ont été exacerbées par la flambée des prix mondiaux des denrées alimentaires depuis le début de la guerre en Ukraine. Au niveau mondial, le Liban est l’un des pays les plus touchés par l’inflation des prix des denrées alimentaires en raison de la destruction de ses réserves stratégiques de blé suite à l’explosion du port de Beyrouth, de sa forte dépendance à l’égard des importations de blé ukrainien et russe et de la dépréciation de la livre libanaise ; l’inflation des prix des denrées alimentaires a atteint 332 % (en glisse- ment annuel) en juin 2022. L’inflation est une taxe particulièrement régressive, qui touche de manière disproportionnée les pauvres et les personnes vulnérables, d’autant plus que les produits de base, notamment les denrées alimentaires, sont les princi- paux vecteurs de l’inflation globale.

Il est surprenant que, pour un pays en proie à une dépression prolongée et profonde et à une défaillance de sa dette souveraine, le Liban continue d’afficher un déficit de la balance courante appréciable. Le déficit de la balance courante a augmenté entre 2020 et 2021 (de 9,3 à 12,5 % du PIB, respectivement), et devrait encore se creuser en 2022. Les données douanières indiquent : i) une facture d’importation d’énergie plus élevée (en dollars), la baisse des volumes étant compensée par la flambée des prix mondiaux de l’énergie, et ii) une augmentation nominale considérable des importa- tions non énergétiques (de 21,1 % en 2021). Le déficit de la balance courante continue d’être financé par les réserves de change brutes utilisables restantes à la banque centrale et par une économie monétaire omniprésente, dans laquelle les importateurs comptent également sur l’autofinancement (en espèces) pour pouvoir effectuer des transferts directs afin de financer les importations.

Perspectives et risques

Le PIB réel devrait encore se contracter de 5,4 % en 2022, si la paralysie politique se poursuit et si aucune stratégie de relance n’est mise en œuvre. L’indice BLOMPMI a légèrement augmenté à 48,5 au cours des neuf premiers mois de 2022 et les arrivées de touristes ont augmenté de 51,2 % (en glissement annuel) jusqu’en août. Cependant, les exportations nettes sont restées négatives, car les importations ont augmenté plus rapidement (40,7 – en glissement annuel – sur les sept premiers mois de 2022) que les exportations (12,7 %). L’augmentation des importations est imputable en partie à celles de biens industriels (42,7 %)10. Les augmentations prévues des droits de douane et du taux de change des droits de douane ont probablement contribué à l’accroissement sensible des importations de biens industriels et ont favorisé la thésaurisation de ces biens en prévision de l’ajustement des prix.

L’inflation devrait atteindre une moyenne de 186 % en 2022, soit l’une des plus élevées au monde, en partie en raison de la diminution de la part des importations sur la base des taux subventionnés de la BdL. Ce taux d’inflation élevé survient malgré une diminution relative de la crois- sance de la masse monétaire étroite sur les huit premiers mois de 2022, en raison d’un changement dans la relation dynamique entre l’inflation et la dépréciation. L’augmentation de la transmission de l’inflation est également liée à des niveaux plus élevés de dollarisation de l’économie, notamment pour les services qui étaient auparavant facturés en LBP à des taux de change inférieurs à la valeur du marché et qui sont désormais dollarisés.

Un vide institutionnel sans précédent retardera probablement davantage tout accord sur la résolution de la crise et les réformes indispensables, y compris les mesures préalables dans le cadre de l’accord conclut au niveau des services du FMI en avril 2022. Si le Liban est coutumier de la paralysie politique, le prix d’un vide institutionnel n’a jamais été aussi élevé, car il entrave la prise de déci- sion et la ratification des réformes, aggravant ainsi les difficultés économiques à long terme du pays et la situation critique de son peuple. Un programme du FMI reste insaisissable car les autorités doivent encore mener à bien dix réformes préalables.

Cela comprend les importations des catégories suivantes : bois, caoutchouc et produits chimiques ; produits non métalliques ; textiles ; biens d’investissement ; et équipements autres que les biens d’investissement.

Un parlement fragmenté, associé à un vide gouvernemental et présidentiel, jette un doute supplémentaire sur la capacité à achever les mesures préalables et à obtenir un accord final dans les prochains mois.

L’urgence d’une résolution bancaire équitable

Les divergences de vues entre les principales parties prenantes sur la manière de répartir les pertes financières demeurent le principal obstacle à la conclusion d’un accord sur un programme complet de réforme. Une telle discorde empêche la résolution du problème du secteur bancaire, qui est essentielle pour rétablir la stabilité du secteur financier et la reprise économique. Les principes issus des meilleures pratiques mondiales préconisent une stratégie de redressement du secteur financier qui reconnaît et traite d’emblée les pertes importantes du secteur, respecte la hiérarchie des créances, protège les petits déposants et s’abstient de recourir aux ressources publiques. Cependant, les principales parties prenantes au Liban s’opposent fermement à une telle résolution, appelant l’État à assumer la responsabilité de la crise actuelle et à privatiser les actifs publics et/ou à puiser dans les futures recettes publiques pour renflouer le secteur financier.

La taille du bilan et les pertes associées font que le secteur financier libanais est trop gros pour être renfloué. Les pertes financières dépassent 72 milliards de dollars, ce qui équivaut à plus de trois fois le PIB en 2021. Les pertes combinées proviennent d’un secteur public en défaut, d’une banque centrale détenant la plus grande position de réserves négatives au monde et d’un système bancaire surdimensionné et insolvable. Par conséquent, l’ampleur des trous dans les bilans entrelacés de la banque centrale, du secteur bancaire et de l’État dépasse les actifs actuels et futurs que l’État pourrait raisonnablement mobiliser pour un renflouement. Les actifs appartenant à l’État et les biens immobiliers publics ne valent qu’une fraction des pertes financières esti- mées, tout comme les revenus potentiels du pétrole et du gaz, qui sont encore incertains et ne seront pas disponibles avant plusieurs années. Compte tenu de l’évaluation incertaine de ces deux actifs, tout plan de résolution de la crise reposant sur ceux ci manquerait de crédibilité et échouerait.

Un plan de renflouement du secteur financier par les contribuables entraînerait une redistribution de la richesse des ménages les plus pauvres vers les plus riches, car le public serait invité à dédommager les détenteurs d’actions des banques et les riches déposants. Avant la crise, 50 % des dépôts dans le système bancaire liba- nais étaient détenus par 1 % des déposants, 20 % des dépôts étant détenus par 0,01 % des déposants. La forte concentration des dépôts entre les mains d’un petit nombre de particuliers fortunés, qui constitue l’une des distributions de dépôts les plus inégales de l’histoire, doit servir de base à des considérations d’équité et de justice. Comme cela a été soutenu dans le numéro du printemps 2021 du Rapport de suivi de la situation économique intitulé Lebanon Sinking (to the Top 3), non seulement le renflouement du secteur financier n’est pas viable, mais il est également incompatible avec les principes de restructuration qui protègent contribuables et petits déposants et favorisent un partage équitable des charges.

Une solution de mise à contribution, basée sur une hiérarchie des créanciers, et accompa- gnée de réformes globales, représente la seule option réaliste pour que le Liban tourne la page sur son modèle de développement défectueux. Un plan de mise à contribution fait supporter aux grands créanciers et actionnaires l’essentiel du coût de la restructuration des banques, en dépréciant, annulant et/ou convertissant les dettes en capitaux propres ; cela permet aux banques viables de retrouver leur solvabilité et assure la protection des petits déposants. Le modèle de développement postguerre civile du Liban se caractérise par des liens étroits entre les secteurs fiscal, monétaire et financier, rendant les uns trop dépendants des autres et conduisant finalement à une défaillance systémique. Avec le défaut de paiement de la dette souveraine de mars 2020, l’équilibre antérieur s’est effondré. Le Liban doit maintenant passer à un nouveau modèle de développement durable. Tout retard dans la prise en compte de l’ampleur et de la répartition viable des pertes financières ne fera qu’aggraver les pertes en capital humain et social. Comme cela a été demandé à maintes reprises, le Liban doit adopter de toute urgence une solution nationale, équitable et globale qui repose sur : i) le traitement immédiat des dépré- ciations du bilan, ii) le rétablissement des liquidités, et iii) l’adhésion à des pratiques mondiales saines de mise à contribution fondées sur une hiérarchie des créanciers (en commençant par les actionnaires des banques) qui protège les petits déposants.

Dossiers spéciaux

La contraction de quatre ans du PIB réel du Liban a déjà réduit à néant 15 années de croissance économique et compromet le potentiel de redressement du pays. L’ampleur de la contraction économique cumulée place la crise actuelle du Liban parmi les pires depuis les années 1850 (11). Le Dossier spécial I évalue la gravité de la crise du Liban en le comparant à une sélection d’États fragiles et touchés par un conflit (EFC). Il conclut que les résultats macroéconomiques du Liban sont pires – ou au mieux égaux – à ceux de ce groupe précis d’EFC (Zimbabwe, Yémen, Venezuela et Somalie). Il est frappant de constater que la contraction observée à ce jour est comparable à celle du Yémen pendant les quatre premières années de guerre. La gravité et la durée de la dépression délibérée12 réduisent les potentialités de croissance du Liban, car son capital physique, humain, social, institutionnel et environnemental s’épuise rapidement et de manière potentiellement irrémédiable.

Le Dossier spécial II présente une analyse de la dollarisation au Liban, et conclut que la crise actuelle va probablement renforcer les niveaux élevés de dollarisation, même après la reprise. Traditionnellement, les crises monétaires multiples ont conduit à une hystérésis de la dollarisation dans le pays, son étendue s’élargissant au fil du temps pour les dépôts, les prêts et la dette publique. Il apparaît que le système financier du Liban n’a pas été développé audelà du secteur bancaire, et que l’absence d’un marché des capitaux empêche le développement d’instruments de diversification et de couverture qui auraient pu contribuer à réduire ou à inverser la dol- larisation. Le développement des marchés de capitaux reste irréalisable dans les conditions actuelles et néces- sitera une stabilité macroéconomique à court terme et un nouveau modèle de croissance à long terme.

11 Voir Lebanon Economic Monitor, Spring 2021 : Lebanon Sinking (to the Top 3) (a).

12 Voir Lebanon Economic Monitor, Fall 2020 : The Deliberate Depression (a).

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