Tribune Libre: L’arabe à l’agonie par Léa Assir

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Jamais écrire en français n’aura été si ironique : libanaise inquiète du déclin de la langue arabe, me voilà incapable d’écrire en arabe. Cette situation reflète pourtant parfaitement le problème auquel cette langue fait face au pays du cèdre aujourd’hui.

A l’image de cette constellation de communautés qu’est le Liban, les Libanais s’expriment dans un dialecte lui-même composé de plusieurs langues à savoir l’arabe agrémenté de français et d’anglais. Cet amalgame linguistique n’est pas une nouveauté au Liban où la fameuse expression Hi, kifak ça va est tellement typique qu’elle est désormais imprimée sur les t-shirts souvenirs. Aujourd’hui toutefois, le français et surtout l’anglais font de plus en plus d’ombre à l’arabe, tout particulièrement chez les jeunes des classes aisées.

Ce phénomène découle de nombreux facteurs, parmi lesquels la méthode d’enseignement de l’arabe qui semble faire primer la mémorisation sur le raisonnement, rendant la relation des élèves à la langue fastidieuse et dépourvue de plaisir. A la question de savoir s’ils aimaient les cours d’arabe, Philippe Saliba, ancien élève du  Grand Lycée Franco-Libanais, et Arine Baghdoyan, ancienne élève du Collège Arménien Evangélique (AEC), ont exactement la même réaction : un pouffement de rire suivi d’un simple « non. » Pour Saliba, le brevet libanais se résume à quatre mots : « Tu retiens, tu recraches. » Baghdoyan s’explique : « La façon dont l’arabe est présentée aux Libanais est la pire façon de présenter une langue à un peuple. La seule capacité que l’on développe est la mémorisation. » Pour Sara Ammar pourtant, enseignante d’arabe au Collège Protestant Français, le problème n’est pas propre au Liban : « Les autres pays arabes ont le même problème. Nous manquons de matériel pédagogique moderne et interactif pour enseigner l’arabe. »

Trois cas de figure permettent une dispense du programme libanais: ne pas avoir la nationalité libanaise, avoir une autre nationalité en plus de la libanaise ou ne posséder que la nationalité libanaise mais avoir suivi un programme à l’étranger pendant au moins trois ans. Un élève libano-syrien par exemple peut donc légalement être dispensé du programme libanais, et donc d’arabe. En 2011, 4539 demandes de dispenses ont été adressées au Ministère de l’Education dont 73% pour le programme américain et 27% pour le programme français. Parmi ces demandes, presque autant provenaient de libanais (45%) que de non-libanais (55%).

Le recul de l’arabe prend également racine au sein-même du lieu d’apprentissage de la langue maternelle. En effet, beaucoup de parents libanais ont désormais tendance à parler français ou anglais à leurs enfants, au point même parfois de les réprimander s’ils s’expriment en arabe. Ceci s’explique par le fait que pour certains parents, les langues étrangères sont la garantie de la réussite professionnelle de leur progéniture, oubliant le fait que l’arabe est un atout non négligeable dans le monde du travail, en Orient comme en Occident. Ammar explique que certaines compagnies qui ont affaire avec les pays arabes font désormais passer des tests d’arabe à leurs candidats. « D’anciens élèves viennent me voir et me disent qu’il aimeraient réapprendre l’arabe. » Bien souvent également, les parents prennent pour acquis le fait que leurs enfants apprendront l’arabe de toute façon. Pour Souheila Tohmé du Département des Equivalences Pré-Universitaires au Ministère de l’Education, le système éducatif est bon, « mais les parents mutilent le système en ne parlant plus l’arabe à la maison. » Pour d’autres parents enfin, le français et l’anglais sont synonymes de statut social élevé. Comme le dit Henri Zoghaib, directeur du Centre du Patrimoine Libanais, « c’est en grande partie une question de snobisme. »

Quelque soit la raison, le résultat est là, et certains jeunes ne sont simplement pas capables de s’exprimer de façon correcte et continue en arabe, voire de s’exprimer tout court. Pour Wafa Abdel Nour, professeur d’arabe à l’Université Libano-Américaine (LAU), le problème est plutôt situé au niveau de la langue classique. Il en va de même pour Zoghaib : « c’est l’arabe classique qui se perd, pas le dialecte libanais, même si le dialecte est aussi moins employé du fait que les Libanais soient polyglottes. » Pour Ammar cependant, les élèves de petite section de son établissement comprennent mais ne maîtrisent pas l’arabe dialectal. « Typiquement, ces enfants de trois ans ont des nounous qui parlent à peu près l’anglais et des parents qui parlent souvent un très mauvais français. Ils arrivent à l’école avec une langue hybride ; ni anglais, ni français, ni arabe. »

S’ajoute à cela la complexité du Liban-même : dans un pays où la définition de l’identité nationale semble toujours accompagnée d’un point d’interrogation, l’arabe ne fait pas l’unanimité auprès de tous en tant que langue identitaire. Pour Baghdoyan, la question n’est pas simple : « Je me considère comme une arménienne libanaise. L’arménien est la langue à laquelle je m’identifie et dans laquelle je pense, mais je suis libanaise dans mes valeurs, mes traditions et mon mode de vie. »

Mais le phénomène ne serait pas confiné à l’intérieur des frontières libanaises : d’après Suzanne Talhouk, présidente de l’ONG Fael Amer (« impératif ») visant à promouvoir et protéger la langue arabe, c’est tout le monde arabe qui est touché : « En tant que culture, nous avons tendance à penser que les autres valent mieux que nous. Ce n’est pas juste une question de technologie et de mondialisation : d’autres pays ont subi les mêmes influences et continuent à parler leur langue. »  Elle ajoute que le problème vient aussi de l’image des Arabes véhiculée par les médias, en particulier après le 11 septembre : « aux nouvelles, les images de terroristes sont associées à l’alphabet arabe. Or, relier cette langue à l’Islam ne fait que compliquer la situation. Nous devons être unis en tant qu’Arabes pour défendre l’arabe. »  Une opinion que Ammar semble partager : « L’arabe est associé aux pays arabes, aux musulmans et au peuple au sens négatif du terme. »

Enfin, une autre question majeure est celle de la lecture – une activité quasiment inexistante dans le monde arabe. Selon Zoghaib, « les jeunes ne lisent pas en arabe. Les livres en langues étrangères sont plus abordables et mieux présentés. » Même son de cloche pour Ammar: « La littérature pour enfants a beaucoup évolué mais n’arrive pas encore à rentrer en compétition avec les livres en langues étrangères. »

Même si la situation actuelle est difficile à évaluer, le Liban est déjà dans la zone rouge pour Talhouk. La tendance peut encore être inversée cependant. Au niveau éducatif, un travail sur les professeurs d’arabe ainsi que l’intégration de méthodes audiovisuelles sont des pas essentiels à franchir afin de rendre les cours plus intéressants pour les élèves selon Abdel Nour et Ammar, pour laquelle il est également primordial que les parents réalisent l’importance de la langue maternelle. Zoghaib quant à lui parle d’encourager la publication de livres plus accessibles qui puissent instiller le goût de la lecture aux jeunes. De plus, la langue a besoin d’être associée à la modernité, à la créativité et à la culture afin de redorer l’identité arabe, « en soutenant les productions artistiques de jeunes Arabes par exemple, » dit Talhouk. Pour elle enfin, l’arabe doit retourner au peuple : la langue a besoin de l’implication des Libanais pour vivre. « Ceci n’arrivera que lorsque ceux-ci réaliseront qu’ils ne veulent pas perdre leur identité. » Alors seulement, l’arabe redeviendra la langue dans laquelle les Libanais lisent, écrivent, pensent et rêvent.

Léa Assir

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