Alors que près de 78% des Libanais se retrouvent sous le seuil de pauvreté, le club des anciens Premiers ministres cherche à maintenir le sunnisme politique

Le Président de la République Michel Aoun et le Premier ministre désigné Najib Mikati ont classé les différents portefeuilles ministériels en quatre catégories :

  • Les ministères régaliens : la Défense, l’Intérieur, les Affaires étrangères et les Finances ;
  • Les ministères principaux : les Télécommunications, l’Énergie, les Travaux publics et les Transports, l’Éducation, la Santé et la Justice ;
  • Les ministères importants : les Affaires sociales, l’Industrie, l’Agriculture, le Tourisme, le Travail, et l’Économie et le Commerce ;
  • Les ministères moins importants : l’Information, la Culture, la Jeunesse et les Sports, le Développement administratif, l’Environnement et les Déplacés.

Le Président de la République exige une rotation et un équilibre politico-confessionnels dans chacune de ces catégories, notamment dans les ministères régaliens, les plus puissants étant l’Intérieur, et surtout, les Finances. Il souhaite également obtenir dès la première séance du prochain Cabinet le limogeage du gouverneur de la Banque du Liban (BDL) Riad Salamé.

Le Président du Parlement Nabih Berri – qui soutient le club des anciens Premiers ministres dans leur bras de fer contre le Président de la République – exige pour les chiites le ministère des Finances et s’oppose donc à la rotation politico-confessionnelle de ce portefeuille. Youssef Khalil, chiite et membre du mouvement Amal (parti de Berri), passe pour avoir de fortes chances d’avoir ce ministère. Khalil est le chef des opérations à la BDL et un proche collaborateur du gouverneur Riad Salamé. À ce titre, Khalil pourrait être entendu par la Justice qui enquête sur ce dernier, et par le cabinet d’audit Alvarez & Marsal, chargé de réaliser l’audit juricomptable des comptes de la Banque du Liban. Riad Salamé a paralysé l’audit juricomptable en septembre 2020, en refusant de lui communiquer 58% des informations et documents demandés, à cause du secret bancaire et du code de la monnaie et du crédit. Ceci, parce que le ministre des Finances Ghazi Wazni, proche de Berri, avait ajouté, après la signature du contrat par le Cabinet des Ministres, une clause soumettant le contrat à la loi libanaise, qui interdit de communiquer de telles données.

Du côté parlementaire, la Commission parlementaire aux Finances et au Budget, avait saboté le plan du gouvernement ou « plan Lazard », gelant les négociations avec le Fonds monétaire international en refusant de reconnaître les chiffres du gouvernement concernant les pertes financières – chiffres pourtant avalisés par le FMI et la Banque Mondiale. Cette commission a pour rapporteur Nicolas Nahas, un proche de Najib Mikati et de Walid Joumblatt. Ce plan a aussi été combattu par le Président et le Vice-Président du Parlement, le « club des anciens Premiers ministres » (Saad Hariri, Fouad Siniora, Najib Mikati, Tammam Salam) et l’Association des Banques du Liban. En effet, les banques et les grandes fortunes (dont fait partie Berri), n’ont pas intérêt à ce que s’applique le plan du gouvernement approuvé par le FMI, qui consistait notamment à ne pas faire essuyer les pertes des banques aux épargnants, mais aux banques elles-mêmes et à 931 comptes ayant plus de 10 millions de dollars, par le moyen d’un bail-in. Le plan des banques consistait à vendre les réserves d’or et des biens nationaux, pour couvrir les pertes des banques, qui seraient aussi endossées par tous les épargnants. Ce qui est arrivé de fait.

Le conflit entre le chef de l’État et le gouverneur de la BDL s’est envenimé depuis la levée par ce dernier de certaines subventions, notamment sur le carburant, alors que le prêt de la Banque Centrale à l’État était censé couvrir les besoins du pays durant trois mois. Riad Salamé a décidé de cette levée des subventions sur le carburant un mois seulement après l’octroi du prêt en raison, dit-il, de la hausse des importations qu’il explique par le stockage réalisé par certains commerçants. Ce stockage peut, comme dans le cas d’Ibrahim Sakr à Zahlé, atteindre plus d’un million et demi de litres. Sans compter des quantités non négligeables de carburant acheminées en Syrie en contrebande.

Dans un entretien retransmis sur la chaîne saoudienne de télévision al-Hadath le 27 août 2021, le Premier ministre désigné, Najib Mikati, a assuré s’être entendu avec le Président de la République sur l’attribution des portefeuilles de l’Intérieur et de la Justice, l’un des principaux éléments bloquant la formation du gouvernement depuis plus d’un an.

D’après la Constitution dite de Taëf, le Président de la République est dépourvu de toutes les prérogatives, sauf deux : participer avec le Premier ministre désigné à la formation du gouvernement, et convoquer et présider le Conseil Supérieur de la Défense.

M. Najib Mikati a accusé implicitement M. Michel Aoun de violer la Constitution et l’accord de Taëf mais non – comme le prétendent certains médias –, d’avoir exigé le tiers de blocage ou de vouloir imposer certains noms de ministrables : « Certaines personnes impliquées dans la formation du gouvernement agissent comme si la Constitution d’avant l’accord de Taëf était toujours en vigueur ».

En cause, une interprétation différente des textes puisque Najib Mikati estime que ceux-ci consacrent au Premier ministre désigné le « rôle principal » dans la formation du gouvernement car, dit-il, « il est responsable devant le Parlement et le peuple ».

Le leader du mouvement Azem fait ainsi mine d’ignorer que, contrairement au Premier ministre et au Président du Parlement, le Président de la République prête un serment de loyauté à la nation : « Je jure par le Dieu Tout-Puissant d’observer la Constitution et les lois du peuple libanais, de maintenir l’indépendance du Liban et l’intégrité de son territoire. »

En réalité, l’accord de Taëf et la Constitution qui en est issue, que le club des anciens Premiers ministres défendent avec jusqu’auboutisme et que Michel Aoun avait rejetés à l’époque, ont rendu problématique la formation du gouvernement par le Président de la République et le Premier ministre désigné. L’art. 53 stipule en effet que le Président « promulgue, en accord avec le Président du Conseil des ministres, le décret de formation du Gouvernement, et ceux portant acceptation de la démission des ministres ou leur révocation ». Juste après leur publication, le Pr. Joseph Maïla fit remarquer qu’en cas de conflit entre le Président de la République et le Premier ministre désigné sur la formation du gouvernement, et à moins de prendre le risque d’une crise grave, le Président de la République ne pouvait qu’acquiescer [1]. Le nombre de mois où le Liban est resté sans gouvernement, lui ont donné raison.

Tant que la Syrie occupait le Liban, ce genre de crise pouvait être évité car c’est l’occupant qui avait le dernier mot. En effet, comme l’expliquait aussi M. Maïla, la dialectique de Taëf est pernicieuse parce qu’elle lie l’entente interlibanaise à une entente libano-syrienne et instaure un pacte à trois : les deux parties libanaises (chrétiens et musulmans) abandonnant leur souveraineté pour la confier à une partie non-signataire et non-libanaise (la Syrie).

L’objectif du club des anciens Premiers ministres (tous musulmans sunnites ; et parmi eux, le multimilliardaire Najib Mikati) est d’arracher à la Présidence de la République (et donc aux chrétiens en général et aux maronites en particulier) ses deux dernières prérogatives : d’une part en provoquant une grave crise dans la formation du gouvernement alors que 78% des Libanais se retrouvent sous le seuil de pauvreté afin d’obliger Michel Aoun à céder ; et d’autre part en accusant ce dernier de transformer le Conseil Supérieur de la Défense en Cabinet de fait alors que ce Conseil n’a qu’un rôle consultatif. Il faut d’ailleurs préciser que le Président a demandé un Conseil des ministres exceptionnel mais que le Premier ministre démissionnaire (soutenu en cela par le club des anciens Premiers ministres) a refusé.

Dans une même logique de s’en prendre à Michel Aoun, le club des anciens Premiers ministres a déclaré que la démarche du juge Tarek Bitar pour faire comparaître le Premier ministre démissionnaire Hassan Diab « représente une insulte à la fonction de président du Conseil, un affaiblissement inacceptable du Premier ministre sortant et une reconnaissance flagrante du fait que le dossier de l’enquête est manipulé depuis Baabda ».

Or, le Président de la République s’était lui-même mis à la disposition du juge dans le cadre de son enquête.

A ce propos, parlant de la formation du gouvernement, l’ancien directeur de la Sûreté générale le député chiite Jamil el-Sayyed a publié deux tweets le 29 août 2021.

Le premier : « Pourquoi ce retard ? Loin du mensonge ici et là : Mikati a nommé cinq ministres sunnites, les partis chiites cinq ministres chiites, les druzes deux druzes. En l’absence des partis des Forces libanaises et Kataëb, Frangié a obtenu deux ministres chrétiens et le Parti social-national syrien en a obtenu un. Reste neuf ministres chrétiens, qui doit les nommer ? Aoun ou Mikati ? Puisque la partie musulmane a monopolisé la sélection des ministres musulmans, en quoi la regarde la partie chrétienne ? [2] ».

Le second : « Soit vous formez un gouvernement sur une base confessionnelle soit vous le formez sur une base nationale. Confessionnel chez moi et national chez toi, ça ne marche pas.[3] »


1. Les Cahiers de L’Orient, n°16-17 au 4e trimestre 1989-1er trimestre 1990, « Le document d’entente nationale : un commentaire ».

2. https://twitter.com/jamil_el_sayyed/status/1431895493882388480.

3. https://twitter.com/jamil_el_sayyed/status/1431897047318286338https://twitter.com/jamil_el_sayyed/status/1431897047318286338.

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