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Guillaume Vuillemey, HEC Paris Business School

Le temps de la mondialisation est-il fini ? Sur cette question difficile, deux grandes visions s’opposent. Pour beaucoup d’économistes, le libre-échange est un état naturel du système économique mondial. Toute perturbation – Covid-19, guerre en Ukraine, regain de protectionnisme – ne peut résulter que de disruptions temporaires qui ont tôt ou tard vocation à être corrigées : bouffées d’irrationalité, surgissement momentané de forces politiques bousculant des équilibres économiques autrement harmonieux, etc.

Bien entendu, les économistes qui adhèrent à une telle vision des choses ne nient pas que le libre-échange puisse parfois avoir des effets pervers (pollution, creusement de certaines inégalités). Mais, à l’image du prix « Nobel » américain Paul Krugman, ils considèrent qu’il est presque toujours optimal de préserver le libre-échange ex ante, quitte à utiliser les richesses ainsi créées pour corriger ces effets pervers ex post.

Si l’on s’en tient à cette perspective, la démondialisation apparaît comme un spectre effrayant, qui occulterait deux siècles et demi d’acquis en matière de théorie économique, pour nous replonger dans des époques beaucoup plus sombres. Seul problème : si les conséquences de la mondialisation étaient aussi unanimement positives, comment expliquer qu’elle suscite des oppositions aussi fortes, aussi récurrentes, aussi durables ?

Pour éclairer cela, il faut repenser en profondeur le libre-échange, et comprendre que celui-ci a des coûts qui ont été systématiquement sous-estimés par les économistes. C’est ce changement de paradigme que j’esquisse dans Le temps de la démondialisation (Seuil, 2022). Cette vision alternative permet de comprendre pourquoi, au-delà d’un certain point, le libre-échange peut avoir des coûts beaucoup plus élevés que ses bénéfices. Par là même, de nouvelles formes de protectionnisme peuvent se trouver justifiées.

Qu’est-ce que la mondialisation ?

À nos yeux, le grand malentendu vient de la définition que l’on donne de la mondialisation. Beaucoup d’économistes ont une vision très abstraite de l’échange, que l’on peut résumer ainsi : si A et B sont mutuellement d’accord pour échanger, c’est qu’il y a des « gains à l’échange » entre eux. Dès lors que tel est le cas, les laisser échanger est créateur de valeur.

Ainsi formulé, cet argument vaut aussi bien pour le commerce avec un boulanger de quartier que pour des importations avec un pays du bout du monde. Si l’on raisonne ainsi, il n’y aurait pas de différence de nature entre l’échange proche et l’échange lointain. Il n’y aurait, précisément, qu’une différence de distance, ce qui a conduit nombre d’économistes à voir dans la mondialisation rien de plus qu’un processus d’allongement des distances dans les échanges.

Un recours à l’histoire permet de voir les choses sous un jour bien différent. Certes, l’échange lointain a toujours existé. Mais, pendant longtemps, il restait soumis à des ordres juridiques et politiques territorialisés. Voyager, pour un bien ou un marchand, c’était traverser une série de territoires qui, tous, imposaient leurs règles, leurs taxes, leur vision propre du bien commun. L’échange lointain n’était pas inexistant, mais il devait se soumettre localement à certains objectifs politiques.

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Le droit commercial – d’essence plus individualiste et utilitariste – restait toujours marginal par rapport au droit civil, lequel visait davantage des fins communes, politiques. Le transport maritime lui-même restait profondément territorialisé, puisqu’il s’est longtemps réduit à la pratique du cabotage. Dans une large mesure, la politique économique consistait alors à concilier les intérêts privés des marchands avec une vision du bien commun. Tant que les échanges restaient territorialisés, limiter le libre-échange pour faire primer le bien commun ne posait pas de difficultés majeures.

Le plus grand changement fut la déterritorialisation progressive des échanges, depuis les « grandes découvertes » des XVe-XVIe siècles jusqu’à aujourd’hui. Avec l’ouverture des mers notamment, les marchands ont pu peu à peu s’abstraire du monde territorialisé des États, du politique et du droit civil. Le transport maritime a pu mettre en concurrence tous les pays, et contourner ceux dont le droit n’était pas suffisamment favorable aux intérêts privés des marchands.

Sur le temps long, le droit commercial et ses principes (individualisme, utilitarisme) ont pris le dessus sur l’ancien droit civil. Les fins privées ont pu s’affirmer bien davantage au détriment des fins communes. Ce processus s’est considérablement accéléré au XXe siècle avec l’abaissement des coûts de transport, lié notamment à l’invention du conteneur.

Sous cet angle, la mondialisation apparaît désormais comme un changement profond dans la nature des échanges. Là où l’échange lointain restait traditionnellement soumis au droit commun, la mondialisation doit être vue comme un processus d’affranchissement par rapport au monde des intérêts communs, politiques, territorialisés. Le trait premier de la mondialisation est la déterritorialisation des échanges : leur capacité à s’abstraire des fins collectives locales.

Mais il y a encore autre chose : là où les économistes arguent souvent que les effets pervers du libre échange peuvent être corrigés ex post par la redistribution, la déterritorialisation des échanges signifie que cela sera souvent impossible. Cela, parce que les acteurs les plus mobiles peuvent se relocaliser dans des juridictions moins complaisantes, par exemple des paradis réglementaires ou fiscaux.

Non seulement les fins collectives sont donc peu à peu abandonnées ex ante, mais il devient de plus en plus difficile d’offrir une compensation aux perdants de la mondialisation ex post !

Les coûts de la déterritorialisation

Les dommages collectifs causés par cette déterritorialisation des échanges peuvent être illustrés par un exemple, celui des pavillons de complaisance. Aujourd’hui, 80 à 90 % des biens échangés internationalement le sont par voie maritime (porte-conteneurs, tankers, etc.). Jusque dans les années 1980, la majorité des navires commerciaux étaient immatriculés dans de « grands pays », et donc soumis aux réglementations techniques, sociales, environnementales et fiscales de pays tels que la France, l’Allemagne, le Grèce, les États-Unis ou le Japon.

Depuis, une véritable déterritorialisation du transport maritime s’est opérée : la vaste majorité des navires commerciaux dans le monde sont immatriculés dans des pavillons de complaisance, tels que le Panama, le Liberia ou les îles Marshall. Ces pays autorisent des armateurs à arborer leur pavillon, quand bien même les navires ne viendront jamais chez eux et n’ont aucun lien direct avec eux. Les pavillons de complaisance fonctionnent comme un pur « marché de nationalité » pour les navires – qui se double évidemment d’une concurrence réglementaire et fiscale pour attirer les armateurs.

In fine, les navires qui forment la « colonne vertébrale » de la mondialisation sont moins régulés, moins sûrs, plus polluants, et moins taxés, qu’ils n’auraient pu l’être si les échanges avaient gardé une plus grande connexion avec les terres.

Le temps de la démondialisation : protéger les biens communs contre le libre-échange, par Guillaume Vuillemey. Éditions Seuil (parution octobre 2022)

Dans ces conditions, il est possible d’affirmer qu’une certaine mobilité est incivique, en ce qu’elle a pour objectif premier de contourner l’environnement réglementaire ou fiscal mis en œuvre par les pays participant aux échanges. Ces pays perdent une partie de leur capacité à mettre en œuvre des politiques au service de l’intérêt commun.

C’est pourquoi certaines oppositions au libre-échange ne doivent pas être prises à la légère : elles traduisent le fait, bien réel, selon lequel certains biens communs ont effectivement été sacrifiés au cours du processus de mondialisation. Plus spécifiquement, ce processus a contribué à segmenter le monde social en deux mondes : d’une part des acteurs les plus mobiles, qui bénéficient grandement de la capacité à se déterritorialiser (par exemple par l’évasion fiscale) ; de l’autre, les plus immobiles, qui voient les biens communs locaux se dégrader.

Ces coûts du libre-échange peuvent permettre de justifier de nouvelles formes de protectionnisme, et une démondialisation raisonnée. Le protectionnisme ainsi repensé n’a pas pour vocation première de se couper des autres pays par une politique réactive, mais d’affirmer des biens communs propres – des milieux naturels ou marins à protéger, des savoir-faire ou des intérêts stratégiques à préserver –, dans une action positive. Il vise à créer des liens entre les activités économiques et leur traitement juridique, dont faire en sorte que leur conduite soit à nouveau subordonnée à des valeurs communes. C’est le sens de la reterritorialisation.

Guillaume Vuillemey, Professeur associé en finance, HEC Paris Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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