Au Liban, la France a désormais une raison supplémentaire, et fondamentale, pour rester vigilante et s’accrocher encore plus à ses acquis : la Russie. Avec les Etats-Unis et leurs partenaires occidentaux, les Français doivent s’inquiéter de la progression de l’influence russe au Liban, à la faveur de la crise syrienne et de l’emprise du Hezbollah et de ses alliés sur le pays. Il est encore temps pour contenir cette offensive de charme menée de manière opportuniste et progressive par la Russie auprès de Libanais désorientés et intéressés par le potentiel qu’ils sont tentés de voir en elle aujourd’hui.

Paris mise sur le maintien de Saad Hariri à la tête du gouvernement afin d’activer CEDRE et Rome-2, avec l’espoir d’obtenir l’adhésion du reste de la classe politique. Pour autant, cela ne garantirait pas la neutralisation de l’influence russe grandissante au Liban, une influence qui pourrait, paradoxalement, se renforcer grâce à CEDRE et à Rome-2 aussi… La réaction française, et occidentale, devrait être plus ferme, mieux calibrée, et surtout, clairement adaptée aux enjeux actuels. Une véritable contre-attaque française, ou franco-européenne, avec la bienveillance de Washington, agirait sur une multitude de leviers, et de manière coordonnée et concertée.

Lobbying russe   

En l’absence de gouvernement, le Parlement légifère sous l’impulsion de son Président Nabih Berri. Le Président du mouvement Amal, allié du Hezbollah, fait preuve d’une extrême prudence en refusant de bloquer le Parlement. Pour lui, il s’agit, après la tenue d’élections législatives, et en attendant le dénouement de la crise gouvernementale, de rester prêt à affronter deux échéances cruciales : les sanctions américaines sur le Hezbollah et qui impacteront forcément l’ensemble du pays, et l’implémentation des résolutions de la conférence CEDRE. Le leader chiite, allié du Hezbollah donc, est particulièrement conscient des risques que font peser sur le Liban les sanctions américaines contre le Hezbollah malgré la rhétorique du camp pro-iranien. Il maintient le contact avec les Etats-Unis, où il a envoyé ses plus proches collaborateurs s’enquérir sur les sanctions avec l’espoir d’en alléger l’impact sur le Liban. Il est aussi un interlocuteur régulier de l’ensemble de la communauté international, y compris bien évidemment la France.

Face à lui, une classe politique désorientée, désœuvrée même, et qui est tentée d’interpréter les évolutions régionales par des vœux pieux : ainsi, perçoit-elle, de plus en plus, la Russie comme une puissance internationale capable de contribuer à rééquilibrer le jeu politique national, chaque partie évaluant cela en sa faveur…

A l’exception des Forces Libanaises qui assument leur ancrage dans le camp occidental, toutes les parties libanaises succombent aux sollicitations de la Russie, chacune pour des calculs politiciens qui lui sont propres. Les clients traditionnels de Moscou, les milieux pro-syriens et partis de gauche, sont rejoints progressivement par de nouveaux acteurs, de diverses orientations politiques, qui se découvrent une tendance russophile.

Comme nous le mentionnions précédemment, le mouvement Amal, et pour des raisons qui semblent plus relever d’une distribution des rôles avec le Hezbollah que d’une véritable orientation idéologique, semble plus réservé que d’autres parties libanaises lorsqu’il s’agit de la Russie. Mais, même le clan du Président de la république Michel Aoun et son Courant Patriotique Libre présidé par son gendre le Ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil jugent inévitable le rapprochement avec Moscou pour débloquer une série de dossiers prioritaires dont celui du retour des réfugiés syriens. Le clan du Premier ministre désigné Saad Hariri, pro-saoudien et proche de Paris, s’ouvre lui aussi sur Moscou, encouragé par l’action du vice-Ministre des Affaires étrangères Mikhael Bogdanov et par les contacts engagés par les dirigeants saoudiens avec le Président Vladimir Poutine.

D’autres acteurs politiques libanais défilent également en Russie, portés par cette ambition de jouer dans la cour des grands, et par la crainte de se retrouver en marge de la voie Beyrouth-Moscou qu’ils imaginent durable et porteuse : les Kataeb des Gemayel (début novembre), le Parti Progressiste Socialiste des Joumblatt (début août), les Marada des Frangieh (fin octobre).

Tous ces acteurs, marginaux dans le jeu régional, semblent de plus en plus convaincus de la place qu’occupe désormais la Russie, et pour longtemps, sur la scène levantine et celle qu’elle aura inéluctablement sur la scène libanaise. Tous, sans exception, interprètent l’intervention russe en Syrie comme reflétant une stratégie du Président Poutine pour imposer la Russie, et de manière durable, comme moteur du jeu géopolitique levantin, face ou aux côtés des Etats-Unis.

Quant au Hezbollah, qui adhère aux analyses que lui renvoient les Pasdarans, la présence russe au Liban contribuera forcément à contenir et à réduire l’influence des Etats-Unis, de la France et de l’Occident de manière générale. Ses alliés libanais, y compris le CPL, et ses adversaires, y compris le Courant du Futur, ne se voient pas rester à la traîne et adoptent, à leur tour, comme hypnotisés, la même lecture irano-hezbollahie.

Les Russes servent à chaque partie libanaise le discours qu’elle voudrait bien entendre de leur bouche. Ils jouent avec dextérité sur les peurs des uns, et les ambitions des autres…

Contre-offensive française ?

Pour la France, qui s’investit sans compter sur la scène libanaise, malgré ses errances ces dernières années sur les dossiers syrien et iranien, il s’agit de ne pas risquer ses acquis au détour d’une conjoncture qu’on peut penser provisoire et qui profite actuellement à l’image de la Russie.

La contre-offensive française sur la scène libanaise a besoin, pour prendre forme et devenir efficace pour freiner et contrer l’avancée russe, que soit formé, sans délais, un gouvernement présidé par Saad Hariri. Ce gouvernement devrait être associé à cette contre-offensive, à trois niveaux :

  • Le premier niveau est éducatif et culturel, avec une stratégie d’urgence visant à redresser le secteur de l’enseignement et de la Francophonie aujourd’hui déstabilisé.
  • Le deuxième niveau est économique et financier, avec un plan progressif élaboré dans le cadre de CEDRE et qui exigera du gouvernement libanais et de la classe politique libanaise d’adopter des mesures particulièrement contraignantes dans le contexte actuel.
  • Le troisième niveau est sécuritaire et militaire, avec un tour de table de donateurs regroupés dans le cadre de la conférence de Rome-2, et avec une implication soutenue aux côtés des Forces armées et de sécurité libanaises des partenaires américains, britanniques, français, italiens et de l’ONU.

La France agit seule, ou dans le cadre de CEDRE et de Rome-2, du Groupe International de Soutien au Liban, de l’Union Européenne, de l’ONU, et met à profit ses relations régionales et internationales, afin de préserver la stabilité politique, sécuritaire, économique, du Liban.

Contrer l’influence grandissante de la Russie fait désormais partie de ses ambitions au Liban où Moscou use de nombreux leviers pour s’implanter durablement : le recours au soft power (y compris sur le plan culturel et l’apprentissage de la langue russe), les engagements économiques (ainsi, Novatek s’est associée à Total et Eni pour l’exploitation du gaz offshore libanais), la diplomatie (face à Israël ou pour court-circuiter une communauté internationale réticente à organiser le retour des déplacés syriens dans leur pays), le muscle politique (comme acteur régional de premier plan), les propositions d’aides aux Forces armées et de sécurité (à Rome-2, Moscou s’est engagé à ouvrir pour $1md de lignes de crédits pour l’équipement et la formation des Forces armées et de sécurité libanaises, alors qu’un accord de coopération technique, proposé par le gouvernement russe, attend toujours d’être signé par les autorités libanaises).

Pour réussir sa contre-attaque, la France a besoin de montrer et d’assumer une plus grande détermination à rester un acteur politique, diplomatique, économique, culturel, militaire (Paris s’est engagé à Rome-2 à fournir pour €450m de lignes de crédits au profit des Forces armées et de sécurité libanaises, avec un intérêt particulier pour le renforcement de la Marine libanaise), majeur au Liban. Elle a besoin d’une stratégie plus englobante, qui tienne compte de l’ensemble des enjeux actuels qu’elle devrait gérer sur la scène libanaise. Elle a également besoin que sa contre-offensive soit menée sur tous les fronts simultanément, en coordination avec ses alliés et partenaires, locaux, régionaux et internationaux.

Pour la France, qui est concurrencée au Liban y compris par ses propres partenaires (comme les très efficaces Italiens), et qui paye aussi un peu le prix de quelques mauvais choix géopolitiques faits ces dernières années, l’ouverture d’un véritable chantier s’impose afin de rattraper les retards qui s’accumulent sur la scène libanaise.

Au-delà du Liban, la France devrait apprécier le potentiel que lui offrirait ce pays pour son repositionnement régional. Miser sur un rapprochement avec la Russie pour réussir un hypothétique retour sur la scène syrienne ne devrait en aucun cas se traduire, au Liban, par une tolérance française déplacée à l’égard de l’offensive russe. La visite du Président Emmanuel Macron au Liban, en février 2019, dans le cadre d’une tournée régionale qui le mènera en Irak (après une visite prévue en Egypte et une autre qui pourrait être organisée à Chypre), sera l’occasion pour la France d’afficher son ancrage libanais.

Publié dans le numéro 36 de la LettreM.

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