On entend désormais beaucoup parler de différents plans visant à reconstruire la zone ravagée du Port de Beyrouth et des quartiers alentours par l’explosion du 4 août 2020, avec les premières propositions françaises qui ont suivi le mois suivant ou encore aujourd’hui les propositions allemande.

Cette zone aiguise également les appétits de la Turquie, de la Russie, des Chinois même, voire même du Qatar.

Un projet urbain qui rappelle en réalité celui de SOLIDERE

Une délégation allemande s’est ainsi rendu, fort d’un soutien de la Banque Européenne d’Investissement selon elle, au Liban au début du mois d’avril pour dévoiler un projet de reconstruction atteignant jusqu’à 15 milliards de dollars d’estimation à moyen terme et même 30 milliards de dollars à long terme avec 50 000 emplois à la clé selon les études qu’ils auraient effectué mais dont on ne connait pas pour l’heure les détails.

Il s’agirait pour eux, de refaire “le coup de SOLIDERE” avec la mise en place de quartier résidentiel, grattes-ciels, zones vertes ou encore plages publiques dans une zone toujours meurtrie et de déplacer des installations portuaires vers la banlieue nord rappelant un peu les guinguettes ce qui était cette zone avant l’extension des pros deuxième et troisième bassins lors des années 1950.

Un espace déjà revendiqué par le passé par SOLIDERE

SOLIDERE avait en effet déjà tenté de mettre la main au cours des années 1990 sur l’espace du premier bassin du port de Beyrouth dont l’utilisation a cependant été donné à l’Armée Libanaise du temps du mandat d’Amine Gemayel durant la guerre civile sur demande de Rafic Hariri. Il s’agira d’ailleurs d’un des nombreux différents entre l’ancien premier ministre assassiné et le commandant de l’Armée Libanaise puis Président de la République Emile Lahoud, qui s’y est opposé par tous les moyens qui étaient mis à sa disposition.

Le projet concurrent de SOLIDERE promu par l’autorité du Port de Beyrouth au début des années 2010. Source Image: Dar el Handassa

Face à ce projet immobilier de SOLIDERE, l’administration du Port de Beyrouth, pourtant intérimaire depuis de nombreuses années, avait répliqué par un projet immobilier concurrent toujours au niveau du premier bassin.

Mais un projet faisant également face à l’opposition d’une grande partie de la population

Le plan proposé par les allemands a rapidement fait réagir la population locale, déjà meurtrie par la mauvaise expérience de SOLIDERE dont le contrat devait arriver à échéance en 2019 et qui a été reconduit jusqu’en 2029 et situé à 2 pas de là, un espace au centre-ville en fin de compte où les interactions entre différentes différentes classes sociales ont été mises de côté en faveur d’un luxe inabordable pour celles et ceux qui vivent au Liban même. Le projet urbain allemand propose une mixité sociale mais c’était aussi chose promise pour SOLIDERE, une promesse bien vite oubliée à l’époque.

Le petit épicier du quartier n’existe pas, tout comme beaucoup de métiers existant précédemment dans cet espace. Le centre-ville de Beyrouth issu de la guerre civile, si vivant avant, si mort aujourd’hui sauf durant les manifestations des dernières années, ne constitue donc plus cet espace de rapprochement social et économique et même communautaire, avec la présence musulmane, chrétienne mais également juive par exemple de l’avant-guerre, cette notion de coexistence, seule capable d’amoindrir les conflits sectaires.

SOLIDERE a été également marqué par l’expropriation de nombreuses personnes suite à une décision de justice rendue par Walid Eido, qui sera récompensé par l’ancien premier ministre Rafic Hariri en devenant par la suite député. Il sera comme lui assassiné en 2005. De nombreuses personnes accuseront l’entreprise de harcèlement en vue d’acheter leurs biens à des prix en-dessous du marché, alors que le centre-ville de Beyrouth devait potentiellement être l’un des espaces immobiliers le plus en vue. De plus, en raison des prix de l’immobilier, cet espace SOLIDERE s’est révélé être celui du recyclage d’importantes sommes issues de détournements de fonds par exemple, induisant une spéculation à la hausse des prix, résultant en des immeubles vides au final au détriment de la population. Cette bulle immobilière est l’une des causes de la crise économique actuelle et ce facteur incite la population des quartiers environnants, Gemmayzeh, Mar Mikhael ou encore ceux de la Quarantaine, quartier plutôt habité par des personnes économiquement vulnérables à la prudence.

Par ailleurs, tout comme la question du tissu sociologique du projet allemand par rapport à l’expérience SOLIDERE, la question patrimoniale s’est également posée dans le même SOLIDERE. De nombreux immeubles patrimoniaux et des sites historiques ont été rasés au centre-ville et le projet allemand ne propose aucune solution par rapport à cette problématique particulière alors que les zones Gemmayzeh ou Mar Mikhael regorgent de trésors architecturaux du XIXème siècle.

Ce projet allemand risque donc d’être une répétition de SOLIDERE, la société civile rappelant d’ailleurs l’absence de mémorial aux 200 victimes de l’explosion du 4 août 2021, comme le fait qu’au centre-ville lui-même, les affres de la guerre civile ont été effacés comme la mémoire des 100 000 morts et 17 000 disparus de ce conflit. Cet absence de mémoire, pour beaucoup, constitue une invitation à recommencer des erreurs dont le prix à pourtant été très élevé.

Les autres acteurs aussi dans la course

Dans l’affaire du port de Beyrouth, la France n’est pas en reste mais reste limité à l’espace du port lui-même avec notamment la présence du président de CMA-CGM dans le stade lors de la visite du président français Emmanuel Macron le 1er septembre 2020 à l’occasion du centenaire du Grand Liban. Ce dernier avait alors proposé la reconstruction du port de Beyrouth sans le déplacer en utilisant les nouvelles technologies disponibles pour un coût beaucoup plus réduit, de l’ordre de six cents millions 1 milliard de dollars et cela en 3 phases dont 400 millions à 600 millions pour les 2 premières phases seulement.

Concernant les quartiers alentours, Paris a plutôt oeuvré à la conservation du patrimoine, avec notamment son action au niveau des habitations historiques de Gemmayzeh et de Mar Mikhael au risque de paraitre moins ambitieux que Berlin.

Les ports de la région font l’objet de nombreuses convoitises en raison de plusieurs intérêts convergeant, comme la reconstruction de la Syrie qui a déjà abouti à la mainmise russe sur le port de Lattaquieh, mais également, la nouvelle route de la soie sponsorisée par la Chine qui n’est pas en reste, déjà candidate à la reprise du port de Tripoli et déjà présente au Port du Pirée en Grèce mais qui en a été écartée par la CMA-CGM jusqu’en 2041, ou encore projet turc de reconstituer l’axe ottoman vers le Hijaz via par exemple la réhabilitation entreprise de la gare de Tripoli au Nord du Liban, comme pour rappeler son influence dans la région alors que ce pays s’est fortement impliqué dans le conflit syrien, voire même du Qatar qui avait répondu à certains appels d’offres concernant le port de Tripoli par le passé.

Il y a aussi l’intérêt actuellement présent dans la Méditerranée orientale d’importantes ressources pétrolières et gazières dont certaines se trouverait potentiellement au large des côtes libanaise et faisant déjà l’objet d’un consortium franco-italo-russe et dont l’exploitation pourrait transformer le port de Beyrouth en plateforme de premier choix.

Cet espace est aussi critique pour les Etats-Unis, Israël ou les autres pays qui possèdent des intérêts dans la région comme l’Iran aussi, puisque l’accès au Port de Beyrouth peut amener par exemple Téhéran à obtenir une porte en Méditerranée, chose qu’Israël ne souhaiterait pas et qui pourrait l’amener à faire pression via Washington par exemple dans le cadre de ce dossier.

Cependant, le point à tous ces projets est le fait de vouloir généralement écarter certains intérêts locaux qui avaient déjà transformés le port de Beyrouth en zone où la corruption avait la part belle. Dans un rapport publié par la banque mondiale en 2016, on apprenait par exemple que sortir une marchandise du port de Beyrouth coûte aussi cher que de la faire venir de Marseille à la capitale libanaise en raison des importantes commissions à verser à chaque étape administrative, pour ne pas évoquer la corruption des administrations locales.

Enfin une aubaine locale aussi

Au niveau local, la reconstruction constitue une aubaine pour beaucoup, alléchés par cette opportunité qui se présente à eux, après l’essoufflement de SOLIDERE et alors que leurs caisses sont vides et qui tenteront probablement, face à tant de convoitise de la part de l’étranger, de les amener à leurs accorder les commissions qu’ils exigent.

Un port stratégique en Méditerranée orientale

Les falaises du quartier de Medawar avec en hauteur les palais du quartier Sursock, vers 1895. Collection Fouad Debbas.
Les falaises du quartier de Medawar avec en hauteur les palais du quartier Sursock, vers 1895. Collection Fouad Debbas.

L’intérêt géostratégique d’une plateforme commerciale au croisement des routes vers l’Asie et l’Afrique d’un coté mais également vers l’intérieur du Monde Arabe, a rapidement suscité de nombreuses convoitises et de nombreux projets. Le plus ambitieux a cependant été conduit du temps de l’Empire Ottoman avec la création en 1887, d’un port autonome, “La Compagnie du Port, des Quais et des Entrepôts de Beyrouth”, financé en majorité par des intérêts Français qui accompagneront cette création avec le traçage de la route puis du chemin de fer vers Damas. Ainsi, en 1894, s’ouvrira le Premier Bassin du Port de Beyrouth, préfigurant le Port Moderne de la capitale libanaise.

Le port de Beyrouth en 1939, à la veille de la 2ème guerre mondiale, avec le paquebot le Champollion

À l’issue de la Première Guerre Mondiale, lors du Mandat Français, le Port de Beyrouth deviendra de Droit Français en 1925, avec un deuxième bassin qui sera construit en 1938 puis pour ensuite fortement s’étendre à la faveur de la croissance des années 60 avec la construction du 3ème puis du 4ème bassin. Devenu dès lors la Compagnie de Gestion et d’Exploitation du Port de Beyrouth, la concession s’achèvera le 31 décembre 1990. Il est dès lors géré indirectement par l’État Libanais.

À l’issue de la guerre civile de 1975 à 1990 pendant laquelle il avait été pillé dès 1976 pour butin dont le montant est estimé entre 1 à 2 milliards de dollars de l’époque, le Port de Beyrouth se devait de reprendre sa place dans la région dont il avait été écarté par la force des évènements. Un effort de modernisation sans précédent a alors été mis en place avec la réhabilitation de ses bassins existants, à l’exception du Premier bassin devenu trop exigu pour les bâtiments modernes et qu’une décision du temps du Mandat du Président Amine Gemayel a amené à être confié à l’Armée Libanaise qui en fera une base militaire. L’activité portuaire subira également les aléas des conflits régionaux, à l’exemple de 2006 ou un blocus sur les côtes israéliennes sera imposé, paralysant totalement le port.

Aujourd’hui, la principale activité du Port de Beyrouth consiste en une activité de transbordement de marchandises. Équipée de 12 grues d’origine chinoise, de 39 portiques, sur une superficie de 450 000 mètres carrés arrivés à saturation dès 2009 et accueillant une capacité maximale annuelle de 1 500 000 EVP (Equivalent Vingt Pied ou TEU en anglais), le terminal container est sous-traité par un consortium géré par Mersey Dock and Harbord et Maritime Association de nationalité britannique.

Il réalise 23 mouvements par jour et envisage une extension sur les remblais du 4ème bassin dont on parle actuellement beaucoup. Situé sur la route Marseille-Singapour, le port de Beyrouth est en effet devenu l’un des principaux ports d’escales pour les navires porte container, le trafic estimé pour la Méditerranée devant attendre 130 millions de TEU en 2015, un trafic donc accru où le Port le Beyrouth se doit de rester compétitif. Il sert d’ailleurs de Hub de transbordement pour les 2 compagnies au premier rang dans le Monde, MSC et CMA-CGM.

À côté de cette activité, il n’en demeure pas moins que le port de Beyrouth, grâce à son 4ème bassin, demeure incontournable dans la région et est un poumon essentiel de l’activité économique libanaise avec ses 12 entrepôts et son activité de déchargement. Le grand silo à blé du Moyen Orient, d’une capacité de 120 000 tonnes, se trouve ainsi en son sein.Beyrouth est aussi un lieu de déchargement de marchandises, dont des voitures, camions, animaux de boucherie, et diverses cargaisons de matières premières, gaz et pétrole.

Il s’agit de ces activités principalement présentes au niveau du 4ème bassin qui sont aujourd’hui menacées. Les travaux de remblaiement déjà effectués ont d’ailleurs déjà limité le tirant d’eau. Le 4ème bassin est aussi essentiel pour les opérations militaires de la région, étant l’un des seuls capable dans la région d’accueillir des navires de haut tonnage de fort tirant d’eau (jusqu’à 14 mètres). Le Liban est d’ailleurs même en obligation de le mettre à disposition de l’ONU en cas de demande. Le remblayer constitue donc une violation des engagements du gouvernement libanais vis à vis de la communauté internationale.

La carte actuelle du Port de Beyrouth, source: http://www.portdebeyrouth.com

Depuis la fin de la guerre civile, les autorités libanaises ont également développé une activité DutyFree sur une superficie de 85000 mètres carrés dans l’enceinte portuaire ainsi qu’un projet de transit passager d’une capacité de 400 000 personnes annuellement mais en raison de circonstances géopolitiques actuelles, Beyrouth reste écarté des principales routes des paquebots.  A coté de son activité militaire, le premier bassin sert également de lieu d’exposition, notamment pour Beirut Boat 2014.

L’explosion du 4 août 2020

L’explosion du port de Beyrouth

Le port de Beyrouth sera ravagé par une explosion, le 4 août 2020 aux environs de 17 heures. Plus de 200 personnes seraient décédées et plus de 6 500 personnes ont été blessées dans l’explosion qui a ravagé le port de Beyrouth et une grande partie de la capitale libanaise le 4 août dernier. 300 000 personnes seraient également sans logement des suites de cette explosion.

Selon les autorités, il s’agirait de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium présents dans entrepôt depuis 2014 qui en seraient à l’origine. Outre, les centaines de victimes notamment dans les quartiers aux alentours, les nombreux disparus et les 5000 personnes blessées, le port en lui-même a vu la majorité de ses hangars et installations soufflés à l’exception du 5ème bassin.

L’explosion sera elle-même comparée à celle d’une bombe nucléaire tactique.

Le silo à blé, autrefois fierté du Liban puisqu’il s’agissait, lors de sa construction du silo le plus important du monde arabe, est devenu une ruine dont le flanc a été arraché.

L’explosion du Port de Beyrouth a été causée, selon les autorités libanaises par le stockage de manière inadéquante de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, une quantité équivalente à celle de 600 tonnes de TNT. Cette marchandise aurait été saisie sur un navire en mauvais état en 2014 et était à destination de l’Afrique. Le cargo finira par couler par lui-même en rade de Beyrouth un an plus tard en raison d’un état lamentable.

La marchandise avait été précédemment transférée à l’intérieur du port de Beyrouth, initialement pour être ré-acheminée en Afrique, indiquent des sources sécuritaires.

L’explosion a provoqué un nuage que beaucoup comparent à une bombe nucléaire même comme en témoignent les nombreuses vidéos de ce moment publiées sur les réseaux sociaux. Elle aurait atteint l’équivalent d’un tremblement de terre de 3.3 sur l’échelle de Richter, indiquait hier soir le site de l’USGC.

Le nitrate d’ammonium est une substance explosive déjà à l’origine de nombreux drames, comme celui de l’usine AZF à Toulouse en France, le 21 septembre 2001; de l’usine d’ammoniac West Fertilizer près de Waco au Texas, en avril 2013; d’un entrepôt dans le port de Tianjin en Chine en 2015.

Cette substance est généralement utilisée comme engrais mais peut servir à produire des explosifs ce qui semble avoir été le cas pour cette cargaison qui se trouvait être destinée à une usine de munition.

Les conséquences au niveau du port sont critiques, avec des installations qui ne seront pas disponibles avant plusieurs mois et une reconstruction dont le coût est estimé à plusieurs milliards de dollars pour les seules installations portuaires et dont sont exclues les dommages à l’extérieur de son périmètre.

Le port de Beyrouth, un espace où la corruption était généralisée

Le refus des autorités libanaises à la mise en place d’une enquête internationale serait lié à la crainte de voir l’ampleur de la corruption touchant la principale porte du Liban et où seraient impliqués la quasi-totalité des partis politiques libanais, y compris certains qui réclament aujourd’hui cette enquête, notent certaines sources médiatiques, sous le couvert d’une autorité temporaire de gestion du port de Beyrouth dont les nominations se faisaient selon des lignes sectaires officiellement.

L'ancien premier ministre Saad Hariri en compagnie de l'ancien directeur du port de Beyrouth Hassan Koraytem, le 6 septembre 2020. Crédit photo: Dalati & Nohra
L’ancien premier ministre Saad Hariri en compagnie de l’ancien directeur du port de Beyrouth Hassan Koraytem, le 6 septembre 2020. Crédit photo: Dalati & Nohra

Mis quasiment en cause en raison de sa proximité par rapport à l’ancien directeur du port de Beyrouth Hassan Koraytem en place depuis plus de 20 ans, Saad Hariri dément aujourd’hui tout lien direct avec ce dernier.

Sur place, les opérateurs notent que le transit des marchandises donne souvent lieu à un racket au bénéfice de nombreux partis politiques y compris officiellement opposés les uns aux autres. Quand il s’agit d’argent, le spectre des partis politiques traditionnels semble être être en entente cordiale. Ainsi, pour pouvoir sortir des marchandises du port de Beyrouth, d’importants dessous de table doivent être fréquemment payés.

D’autres notent que certaines cargaisons ne sont pas vérifiées. Des marchandises sont également sous-facturées afin de ne pas payer les taxes pourtant dûs à un état en crise financière.

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