La radicalisation violente commence-t-elle vraiment sur Internet ?

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Séraphin Alava, Université Toulouse – Jean Jaurès

Pour comprendre les processus de radicalisation des jeunes et les processus de rupture qui conduisent la jeunesse à adhérer à des idées radicales et violentes, on a souvent tendance à mettre en accusation les médias sociaux, et plus généralement le Net. En effet, la facilité d’accès aux discours les plus marginaux et les plus violents, le déploiement de plus en plus visible des discours et idéologies violentes, xénophobes, complotistes, les usages généralisés à travers les réseaux sociaux des conversations et des opinions semblent accréditer la thèse d’une responsabilité première des médias numériques et du cyberespace.

À travers une ample revue de littérature portant sur les publications scientifiques, les rapports, les enquêtes publiées dans plus de 32 pays et portant sur l’examen des liens entre médias sociaux et radicalisation (1956 articles au total), nous verrons que les faits sont plus complexes que cela et que, s’il est impossible de démontrer une causalité directe entre terrorisme et Internet, il est pourtant évident que des processus spécifiques de radicalisation numérique se déploient aujourd’hui dans notre cybermonde.

Une stratégie médiatique construite et moderne de déploiement

Dès la Seconde Guerre mondiale, l’utilisation de l’informatique naissante pour décrypter et diffuser des informations a été au cœur des stratégies de combat. La propagande, la désinformation, l’accès aux informations ont été depuis toujours un élément de la stratégie de combat. Pour le terrorisme, ce lien entre la communication et l’action est au cœur des menées terroristes, au point même qu’il ne soit plus pensable d’agir sans prendre en compte cette dimension pour bien des organisations terroristes.

Les débuts de l’association entre des actions terroristes et des médias remontent à la prise d’otages à Zarka en Jordanie, lors du détournement d’avions par le Front populaire de libération de la Palestine en 1970. En effet, la télévision en direct (naissante) avait retransmis alors l’opération, rendant ainsi visible un acte terroriste. Cette association médias et acte terroriste sera, par la suite, exploitée par les groupes terroristes (prise d’otages, JO de Munich, 1972) (11 septembre 2001) et théorisée par Al Qaïda comme étant une composante de l’action terroriste.

A la suite du couplage médias-terreur, les groupes djihadistes (Al-Qaeda au Maghreb islamique, Daech, les chebabs en Somalie, Boko Haram) vont construire des politiques de communication numérique visant à réaliser quatre types d’actions : revendiquer, diffuser, convaincre, recruter. Aujourd’hui, d’après les sources de Google, plus 720 000 pages sont générées par des groupes radicaux ou terroristes entre janvier 2011 et décembre 2016. Le travail est donc immense pour les États, les entreprises du Net et les fournisseurs d’accès pour identifier, caractériser et identifier ces sites en vue de les supprimer.

La France, comme le reste du monde, a construit une stratégie de repérage et de surveillance du Net allant jusqu’à pénaliser la consultation de ces sites. L’Office central de lutte contre les criminalités liées aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC) a, en 2015, retiré 1080 contenus à caractère terroriste et bloqués 68 sites faisant l’apologie du terrorisme.

Nous devons donc constater que l’Internet est un espace de diffusion des contenus terroristes et un espace médiatique investi par l’ensemble des groupes radicaux et criminels. Il existe des politiques publiques de surveillance, mais dont l’efficacité est réduite et qui ne sont pas en mesure de faire face à l’industrialisation croissante de la scène médiatique terroriste.

Usages numériques des jeunes et processus de radicalisation

Dans le cadre d’une expertise Unesco sur les liens entre radicalisation et des médias sociaux, nous avons souligné que s’il n’existe pas de lien causal démontré entre les usages des jeunes et l’Internet, on doit toutefois rappeler que les jeunes et les enfants et au premier chef les filles sont les premières cibles et les premières victimes de la radicalisation. Cette sensibilité des jeunes de 12 à 24 ans existe soit dans la cadre de radicalisation religieuse salafiste, soit dans la radicalisation d’extrême droite, soit dans la radicalisation sociale « le hooliganisme ».

Nos recherches et la revue de littérature sur ce point mettent en avant plusieurs sources de cette fragilité :

  • La jeunesse est une période de crise et donc d’opposition nihiliste.
  • La jeunesse est plus sensible aux injustices et à la détresse.
  • La jeunesse est sensible aux idées simples et refuse les complexités.
  • La jeunesse a un rapport méfiant aux médias traditionnels et utilise beaucoup plus des sites d’alter-informations (sites souvent conspirationnistes).
  • La jeunesse perçoit davantage les ruptures et revendique une cohérence d’ensemble.

Ajoutons à cela que les jeunes sont très nombreux à fréquenter les médias sociaux, que leurs usages numériques sont plus étendus et plus aventuriers au sein des réseaux sociaux, qu’ils sont plus sensibles aux théories du complot et nous avons là les situations les plus courantes où s’initient les démarches d’embrigadement.

Les étapes de la radicalisation numérique

La recherche sur la radicalisation des jeunes développe aussi quatre thèmes spécifiques qui semblent s’identifier comme des causes possibles d’une plus forte sensibilité des jeunes à l’endoctrinement.

En premier lieu, le processus de radicalisation est un processus conversationnel qui, partant des préoccupations des jeunes, va avancer vers des idées radicales et de rupture. Au cœur de ces approches, il y a une interprétation d’événements, de prises de position politiques ou sociales qui vont être présentées sous l’angle fermé de l’endoctrinement. Les jeunes n’ayant pas une véritable éducation à l’information et aux médias vont facilement se laisser convaincre. Les digital natives sont, bien souvent, des digital naïfs incapables de distinguer les informations objectives issues de sites officiels, d’articles scientifiques et les informations issues de sites conspirationnistes ou suprématistes. L’absence d’une véritable éducation aux médias est un élément facilitant l’embrigadement.

En second lieu, l’Internet est devenu peu à peu le domaine privilégié des discours de haine et de plus en plus dans les posts, dans les forums, les discours xénophobes, homophobes, antisémites ou islamophobes se déploient (OpinionWay 2013). Les jeunes voient donc s’amplifier une littérature qui banalise la haine et la violence. Toutes les études sur la cyber violence ou la cyber haine nous alertent sur ce point (Gendarmerie royale du Canada, 2013) et les jeunes sont très sensibles à ces arguments, car la violence entre eux est banalisée. L’absence d’une politique forte de contre-discours ou de narrations citoyennes laisse donc la place aux théories complotistes et aux théories suprématistes.

En troisième lieu, la radicalisation n’est pas un processus d’endoctrinement, mais de conversion et d’adhésion. En effet, il ne faut pas la penser comme un processus passif pour le jeune où des recruteurs hypnotisent des jeunes victimes impuissantes. Non, la radicalisation numérique est une démarche à deux d’accroche, de demandes, de convictions et de doutes. Comme nous l’avons indiqué, la démarche de radicalisation ne commence pas par la présence sur l’Internet de sites terroristes ou des médias développant des discours raciaux ou terroristes. Elle commence par des conversations s’appuyant sur de réelles préoccupations des jeunes qui exposent leurs opinions, leurs questionnements au sein des réseaux sociaux.

« L’extimité » des jeunes, c’est-à-dire leur propension à exprimer à des personnes inconnues les faits, les plus intimes est une source de cyber violence. Cette extimité est utilisée par les recruteurs pour accrocher leurs proies et construire un lien affectif très fort (parfois amoureux), entraînant le jeune dans une dépendance affective qui favorisera son adhésion aux idéaux et aux mythes proposés mal intentionnellement par le recruteur.

Enfin, le quatrième point qui facilite le basculement est la banalisation de la violence et l’absence chez ces jeunes de regard critique sur leurs actes numériques. Les jeux vidéo, le cinéma, et les différentes ressources qui ciblent la jeunesse usent et abusent de cette violence dénuée d’émotion. Certains jeux vidéo et certaines pratiques vidéastes des jeunes eux-mêmes construisent un mode virtuel totalement détaché d’un regard critique et laissent penser que les valeurs et les droits humains ne sont que des vieilles idées. La tolérance, le respect de la vie humaine, le refus de l’agressivité, la recherche du consensus sont des valeurs spécifiques de l’âge adulte et non de la jeunesse. Pris dans ces idéologies, les jeunes peuvent passer à l’acte sans prendre conscience du caractère inhumain de leurs actes.

La radicalisation violente des jeunes interroge notre société et l’émergence d’une société de plus en plus numérique donne le sentiment que notre monde ne peux plus maîtriser la violence et l’embrigadement terroriste sur le Net. Les recherches scientifiques ne démontrent pas une causalité directe entre usages numériques et radicalisation. L’Internet et les réseaux sociaux ne sont donc pas coupables en tant que tels, mais il existe pourtant des dangers que notre société et les entreprises du Net doivent prendre en compte.

Le cyberespace est devenu, aujourd’hui, un espace de diffusion des discours de haine, de la xénophobie et des appels à la violence. Notre société doit alors agir pour développer au sein des réseaux des discours, des valeurs, des actions favorisant le vivre ensemble. Si le Net n’est pas coupable, il est en revanche responsable du développement dans ces canaux des valeurs de paix, d’égalité et de respect mutuel.

Séraphin Alava, Professeur des Universités, Université Toulouse – Jean Jaurès

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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