Témoignage d’Erbil: Chrétiens, Yézidis et Musulmans entre craintes et espoirs

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Le Kurdistan accueille environ 2 millions de déplacés irakiens et réfugiés syriens. Venus du Sinjar, de la plaine de Ninive ou de Qamishli…, ils attendent. Un visa pour quitter les camps. La défaite de Daech pour rentrer chez eux. Un quotidien d’espoir et de déprime.

Ses yeux sont plus creux que l’an dernier, elle voit moins bien, elle entend moins bien aussi. Depuis une chute, elle ne parvient plus à lever son bras gauche. Elle ne supporte plus cette vie, le canapé défoncé de son unique pièce de vie, ces hauts murs qui l’enferment tels une prison. Depuis le 6 août 2014, elle vit ici, dans le camp Al Hamal à Erbil. Elle ne veut pas retourner à Bachikta, sa ville d’origine, proche de Mossoul. A 80 ans, elle veut partir. « En Allemagne, en France… », dit-elle. Elle est yézidi. Elle s’appelle Nemsha, c’est une femme forte, je le sais, mais son désespoir est insondable. Elle me fait penser à ma grand-mère aujourd’hui disparue. J’ai besoin d’embrasser Nemsha, de lui tenir les mains, de lui dire qu’il n’y a pas une semaine, depuis mon premier voyage ici, au Kurdistan irakien, pendant laquelle je n’ai pas pensé à elle.

Devant sa caravane, il a planté deux pieds de vigne. Et des poivrons qui commencent à pousser. Et des fèves qu’il adorera manger crues. Cet ancien instituteur de Qaraqosh vit avec sa femme et sa fille. Dans le bungalow d’à côté, vivent son fils, sa belle-fille et leurs trois enfants. Sans regret, en mai, il a quitté l’enfer d’Ainkawa Mall où 4000 chrétiens ont été contraints de s’entasser pendant neuf mois, le temps de construire cette nouvelle ville dans la ville. Il est fatigué Noël, le Chrétien. « J’avais une grande maison, un grand jardin, des arbres…  » Ses arbres lui manquent. Il ne cesse de se demander ce qu’ils sont devenus, dans quel état il retrouvera sa maison, si un jour, un jour s’ouvre la route du retour… Il est si fatigué que des larmes emplissent ses yeux. Un homme pleure, il me regarde, je suis si démunie…

Son fils, lourdement handicapé, git et geint sur le tapis qui recouvre la bâche plastique isolant le sol de sa tente. L’une de ses filles est encore au sein. Les deux autres ne s’éloignent guère de leur maman. Elles ont des regards d’adultes. Des yeux noirs chargés d’interrogations et d’incompréhensions. Pas un sourire, à aucun moment, sur le visage des gamines. La famille a fui son village au son des armes de Daech. Depuis deux ans, dans le camp de Baharka, leur vie tient dans quelques mètres carrés, un univers de toiles qui claquent quand souffle le vent, qui surchauffent l’été et baignent dans un épaisse gadoue les jours de pluie. En la voyant remonter la couche sur le corps déformé de son gamin, j’ai oublié de demander à Taïf si elle était musulmane, chabak, palestinienne ou je ne sais quoi d’autre. Je m’en fous en fait. Je ne vois que son triste univers… et son sourire qui illumine soudain le ciel sombre de sa maison de toile.

Elle a quitté le camp de Darashakran pour quelques jours. Le temps d’aller voir sa famille à Qamishli, au nord-est de la Syrie. Elle en est revenue pour retrouver ses trois petits, accrochés à elle comme à un radeau de survie. Pas question pour Salma d’imaginer un prochain retour : « C’est pire là-bas, c’est la guerre. La misère ».

Selwa est mariée à Taher, un musicien dont la photo trône sur la façade d’une cabane en dur. Elle est kurde syrienne. Elle a 28 ans, trois enfants et laisse éclater sa fatigue et sa colère. Elle m’emmène dans sa cuisine au réfrigérateur minuscule et brinquebalant, où la vaisselle s’empile sur quelques planches. Elle ressort dans l’allée pour empêcher sa fille, Avin, de jouer dans les deux rigoles qui charrient les eaux sales des maisons du dessus. « C’est notre troisième année ici. C’est dur. Je veux rentrer chez moi. ». 

Issam, Chrétien de Qaraqosh, est arrivé à Erbil en septembre 2014. Sa famille et lui sont restés un mois et demi dans la ville prise par Daech. « Chaque jour, ils nous demandaient de nous convertir et menaçaient de nous décapiter. ». Issam a pu obtenir de se rendre à Mossoul, a promis de revenir… mais il a pris la route du Kurdistan. « Deux de mes neveux n’ont pas voulu quitter notre ville. Ils se sont convertis. On n’a pas de nouvelles d’eux. ».

Les rencontres se suivent mais ne se ressemblent pas tout à fait. Chez les réfugiés syriens, le souhait du départ vers un ailleurs, souvent n’importe lequel, se manifeste souvent. Chez les déplacés irakiens, l’espoir du retour est là. Il court les allées des camps. Lié à la reprise de Mossoul, de la plaine de Ninive, de tous les lieux aux mains de de Daech. On guette les nouvelles, on attend celles qui pourraient donner le signal du retour. Mais les clés des chez-soi si précieusement conservées, auront-elles des portes à ouvrir ? La famille de Nemsha en doute. Ces yézidis n’ont aucune nouvelle, aucune, de Bachikta, leur ville d’origine. Dans le camp chrétien d’Ainkawa 2, plusieurs femmes sont venues m’aborder. Jeunes, âgées, voire très âgées, elles veulent partir. En Australie, en Europe, au Canada… Des hommes aussi se manifestent même si, généralement, ils se montrent un peu plus « bravaches ». « On va rentrer chez nous »

Un an après mon premier voyage, ici, au Kurdistan irakien, je note un peu partout cette ambivalence, permanente, entre l’envie d’y croire et les craintes du retour. Ce choc des désirs et des peurs. Comment se projeter dans l’avenir quand les ombres du passé vous hantent ? Comment oublier la fuite, la peur, l’effroi, l’horreur ? Comment revivre là-bas, chez soi, sans peur des lendemains, de ses voisins parfois ? Ici, les conditions de vie sont difficiles mais de moins en moins précaires grâce aux organisations humanitaires. Au fil des mois, les préfabriqués remplacent les tentes. Ceux qui ont un peu de moyens, ceux qui ont trouvé du travail, construisent des maisons, ouvrent des petites boutiques. Ici, les enfants vont à l’école. Ici, les nez coulent mais on peut être soigné. Ici, pas de bombes, pas de déluge de feu, pas d’assassins de noir vêtus. Comme un passage de la survie à la vie au beau milieu d’un empilage de drames humains…


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Isabelle Morand-Hirsch est Journaliste indépendante, auteure et photographe.

Humaniste, grande âme, Isabelle s’intéresse particulièrement au témoignage des personnes qui souffrent et ainsi plaider leur cause. Elle estime que ce sont ces gouttes d’eau qui deviennent des rivières puis des fleuves. Après un premier voyage au Kurdistan Irakien l’année dernière, elle a décidé de s’engager auprès de Frédéric Namur dans l’opération Les écrans de la Paix, screens of Peace, dont l’objectif est de promouvoir une culture de la Paix auprès des réfugiés des camps d’Erbil et de ses environs via le 7ème art. 

Elle tient également un site consacré aux plantes, fleurs et autres végétaux, hortus-focus.fr que nous vous invitons à découvrir, ainsi que ses photographies, reportages et article sur son blog personnel, isabellemorand.com 

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