Myriam Benraad, Leiden University

La problématique des rapports entre le baasisme et l’État islamique en Irak n’en finit pas de tarauder les esprits. Depuis 2014, deux principaux narratifs se font ainsi face : l’un dépeignant le groupe djihadiste comme une sorte d’incarnation néo-baasiste, l’autre réfutant au contraire toute influence du régime défunt de Saddam Hussein. Dans l’ensemble, ces approches ne sont pas sans intérêt mais elles reflètent un dogmatisme qui échoue à rendre compte d’évolutions sociopolitiques et insurrectionnelles infiniment plus complexes.

Les termes complexes d’un débat

Revenons, dans un premier temps, sur les contours de ce débat. Le 18 avril 2015, le journaliste Christoph Reuter fait paraître dans le Spiegel une enquête décortiquant le parcours d’un certain Haji Bakr. De son vrai nom Samir Abd Mohammed al-Khlifawi, cet ancien colonel des forces irakiennes aurait entretenu des liens avec les services de renseignement et se voit sommairement présenté comme l’agent d’une tentative de refondation de la dictature révolue. Cette thèse connaît une grande audience et nombreux sont ceux qui se mettent alors à considérer l’État islamique comme la manifestation de métastases de l’ancienne époque baasiste. Symptomatiquement, à l’obsession nourrie durant des années au sujet d’Abou Moussab al-Zarqawi, figure tutélaire de l’État islamique dans sa première forme, se substitue un engouement renouvelé pour le fantôme de Saddam Hussein…

Or l’idée d’une « connexion » entre le régime baasiste et la mouvance djihadiste en Irak n’est pas nouvelle, comme le laisse penser l’article de Reuter. Certains idéologues l’avaient évoquée avant même l’entrée en guerre des États-Unis, y voyant plus tard une raison fondamentale du ralliement d’officiers limogés par la « débasification » et la dissolution de l’armée irakienne aux premières cellules insurgées radicales. À ce titre, même s’il faisait constamment référence au djihad dans ses derniers discours, aucune preuve n’a jamais véritablement été apportée concernant la planification d’un soulèvement par Saddam Hussein avant 2003. Soulignons, de surcroît, que sa relation à l’islamisme sunnite était pour l’essentiel hostile.

De nombreux sunnites – anciens personnels du régime comme citoyens plus ordinaires – ont, dans les faits, rejoint l’insurrection armée au moment où l’occupation étrangère devenait pour eux une réalité quotidienne, se dirigeant pour certains vers les factions salafistes qui promettaient déjà une révolution politique par le rétablissement d’un « califat ». Il n’existait déjà plus qu’une poignée de loyalistes prêts à sauver un ordre en pleine déliquescence.

Saddam Hussein lors de son procès en 2004.
DR/Wikimedia

Dans une seconde phase, certains commentateurs se sont évertués à corriger la notion d’une « main cachée » du parti Baas, avec plus ou moins de talent. De fait, à trop vouloir en rectifier les termes, ils sont eux-mêmes tombés dans l’excès inverse, consistant finalement à rejeter tout legs baasiste dans la constitution puis l’évolution de la nébuleuse insurgée.

Cette tendance offre une lecture à la fois sélective et « lissée » de la sociologie de l’État islamique, et surdétermine plus encore la « religiosité » de ses membres. Relevons, en effet, que le concept de « religiosité » ne fait l’objet dans ces commentaires d’aucune définition précise, et que cette « religiosité » est aussi la raison pour laquelle d’autres combattants et des pans entiers des populations sunnites ont rejeté, de manière précoce, la frange salafiste. L’administration violente par l’État islamique des territoires passés sous son contrôle n’a fait que renforcer ce rejet.

« Baasistes » ou « religieux » ?

Pour résumer grossièrement l’état de ce débat, il existerait donc d’un côté des « baasistes » tantôt devenus authentiquement « religieux », tantôt usant d’une « couverture islamiste », et de l’autre des « djihadistes » dont la « religiosité » empêcherait toute forme d’influence baasiste quelle qu’elle soit. Il va sans dire que ces deux récits sont insatisfaisants pour quiconque analyse l’Irak et l’insurrection qui s’y déploie depuis de longues années en tentant d’en saisir toute l’épaisseur sociale et politique.

La focale baasiste soulève un certain nombre de problèmes. Tout d’abord, elle renvoie l’image d’un régime qui, après 2003, aurait subsisté au lendemain de l’effondrement de l’État irakien. Elle présuppose, par ailleurs, la persistance du baasisme comme idéologie articulée et cohérente alors qu’il n’en restait quasiment rien avant le début de la guerre. Saddam Hussein l’avait bien compris en lançant, en 1993, sa fameuse « campagne nationale pour la foi » (al-hamla al-wataniyya al-imaniyya) afin de faire de l’islam une ressource politique à part entière.

Cette séquence favorisa la progression d’un islam puritain en Irak, salafiste en particulier. Mais la propagation de cette lecture littéraliste était antérieure à l’embargo et avait pris pied dans certains milieux sunnites dès la guerre contre l’Iran, parmi les personnels du régime eux-mêmes. À l’époque, la piété redonnait en effet de l’espoir à tous ceux qui ne croyaient plus dans le nationalisme comme vecteur d’un relèvement du pays.

Dans le même temps, le legs baasiste ne peut se mesurer ici au seul marqueur idéologique. Il demeure bien présent par les modes de socialisation qu’il a façonnés et transmis de génération en génération. Les jeunes djihadistes, ceux qui n’ont pas directement connu Saddam Hussein, n’auraient-ils donc en rien hérité de ce que le dirigeant irakien sema derrière lui ?

L’héritage baasiste s’exprime, notamment, dans une certaine conception de la violence qui reste omniprésente et dont l’État islamique n’est, au fond, qu’une réitération et un symbole parmi d’autres. Les réseaux de solidarité modelés sous la période des sanctions internationales se sont aussi reconfigurés après 2003, de manière à favoriser l’influence salafiste parmi les sunnites, surtout parmi la jeunesse. Son pendant armé takfiriste est indissociable des cycles de guerre civile qui se sont succédé.

Pour une approche processuelle

L’État islamique est ainsi le produit d’une conjonction complexe de facteurs, qui impliquent de prendre en considération plusieurs processus enchevêtrés. Il n’y a, pour ce qui le concerne, ni continuité historique exemplaire, ni discontinuité absolue. Les trajectoires militantes observables sur le terrain sont autant la conséquence d’évolutions individuelles, avant comme après la chute du régime baasiste, que d’un environnement sunnite lui-même extrêmement mouvant et divisé, fait de structures d’opportunité, de ressources mais aussi de nombreuses contraintes.

Les sunnites de Mossoul n’ont pas tous rejoint l’État islamique en 2014 (des milliers ont fui), de la même manière que l’État islamique n’a pas pris pied avec la même force dans tous les gouvernorats à majorité sunnite d’Irak, pour des raisons autant liées aux réalités démographiques qu’aux sensibilités locales, politiques et religieuses, de même qu’aux conditions économiques.

Ajoutons que la question de la religiosité des combattants, souvent dépeinte comme transcendant toute autre motivation de l’engagement djihadiste, demeure globalement peu étayée et fait, dans bien des cas, le jeu de la propagande de l’État islamique. Cette thèse n’est pas plus convaincante que l’argumentaire baasiste mis en avant par Reuter et d’autres. De fait, qu’est-ce que la religiosité dans un pays tel l’Irak où le conservatisme est une réalité depuis au moins trois décennies ? En quoi les djihadistes seraient-ils plus religieux que d’autres sunnites ? S’autoqualifier de « pieux musulmans », de « vrais musulmans » leur a certes assuré une popularité et d’importants ralliements. Cependant, la version fondamentaliste transnationale de l’islam sunnite qu’ils ont promue n’a pas été sans générer d’importants remous parmi des populations qui ont eu le sentiment de revivre les pires heures de la tyrannie passée. Certes, la religion est loin d’être un vernis, mais elle n’explique pas tout pour autant.

Comme le régime baasiste avant lui, l’État islamique a méticuleusement éliminé toute forme d’opposition en milieu sunnite, exacerbant une violence qui suggère l’existence de « passerelles » d’une période de l’histoire politique irakienne à l’autre, tout comme la reproduction d’une certaine pratique du pouvoir et d’une conception de la société.

Myriam Benraad, Professeure assistante en science politique, Leiden University

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

The Conversation
The Conversation est un nouveau média en ligne d'information et d'analyse de l'actualité indépendant, qui publie des articles grand public écrits par les chercheurs et les universitaires.

Un commentaire?