Comprendre le « soft power » salafiste de l’Arabie saoudite

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Mohamed-Ali Adraoui, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC

Au sein d’une arène mondiale censément dominée par le pur intérêt étatique westphalien, le Royaume d’Arabie Saoudite détonne depuis sa création en 1932 en revendiquant de défendre une version intransigeante de l’islam ainsi que tout pan de la Oumma, tombant sous domination « impie ». Ce concept désigne la matrie des musulmans au sens spirituel du terme, mais recouvre dans certaines visions de l’islam une portée politique en tant que communauté humaine à défendre voire unifier.

Cet État a fait de la promotion de l’orthodoxie salafiste un axe de politique étrangère majeure depuis près d’un siècle, fidèle au pacte fondateur de 1744. Ce dernier a uni en effet les familles Al-Cheikh descendant de Muhammad Ibn Abdel-Wahab – ayant à tort ou raison autorisé à parler de « wahabisme » – et Al-Saoud, dans une quête de réforme puritaine doublée d’une entreprise de conquête politique.

Une défense de l’islam « authentique »

S’il fait écho à des lectures en réalité diversifiées et évolutives de l’héritage des Sages Anciens (al-Salaf al-Salih ou trois premières générations de l’Islam), le salafisme tel que défendu dans le discours des clercs et princes saoudiens est synonyme de rigorisme et d’exclusivisme dans sa prétention à incarner l’islam « authentique ».

Mohamed-Ali Adraoui répond à trois questions clefs sur le salafisme.

Fondé sur une alliance entre clercs et princes, les premiers apportent une légitimité et caution religieuse aux seconds, qui sont, en contrepartie chargés de gouverner selon les préceptes religieux et de diffuser l’islam au reste du monde.

L’Arabie Saoudite a su se ménager une place de choix au sein du système international contemporain, à la nuance de taille près que son prosélytisme historique fait aujourd’hui peser sur son existence un danger considérable.

La vision religieuse portée par le royaume se distingue par une double conception du politique. En interne, les clercs, au premier rang desquels le Grand Mufti, demandent au peuple l’obéissance à la monarchie dans le but de préserver l’ordre social.

En externe, au contraire, la finalité menée depuis l’après-Seconde Guerre mondiale a été clairement de se protéger des idéologies séculières, nationaliste, communiste et démocratique et de soutenir les causes impliquant des peuples musulmans.

Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud, dit Ibn Séoud, premier monarque et fondateur de l’Arabie Saoudite contemporaine, 22 septembre 1932–9 novembre 1953.

C’est donc la combinaison d’un salafisme légitimiste sur le plan domestique et concurrençant les autres courants politiques et religieux dans le monde musulman qui caractérise le positionnement saoudien depuis plusieurs décennies.

Multiples canaux de diffusion

Portée par l’essor des prix du pétrole et l’alliance américaine nouée en 1945 qui sécurise le territoire national, le royaume va ainsi déployer une stratégie prosélyte plurielle après le second conflit mondial.

Ciblé par les pays arabes nationalistes, celui-ci suscite dans la décennie 1960 la création d’instances transnationales chargées d’exporter la vision de l’islam prisée en Arabie Saoudite. La Ligue islamique mondiale voit ainsi le jour en 1962 dans le contexte de la rivalité avec l’Égypte nassérienne, avec La Mecque pour siège et la prédication mondiale et la défense de l’unité des musulmans comme objectifs assumés.

Nécessairement dirigée par un secrétaire général saoudien, la Ligue a assuré depuis sa création le financement de nombreuses mosquées dans le monde. Le secrétaire général de l’International Islamic Relief affilié à la Ligue Ihsan Ibn Salah Tayeb a ainsi déclaré en 2013 que celle-ci avait contribué à la fondation de 7 000 mosquées dans 37 pays depuis sa création. La Ligue contribue aussi à propager l’idéologie salafiste par le biais de livres, conférences et projets sociaux. Le Livre sur l’Unicité divine de Cheikh Ibn Abdel-Wahab a ainsi été imprimé à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dans le monde par la Ligue depuis sa création.

L’Organisation de la conférence (aujourd’hui coopération) islamique, fondée en 1969, a quant à elle, pour but le renforcement de la solidarité entre États musulmans. Siégeant à Jeddah, celle-ci vise la sauvegarde des lieux saints de l’islam ainsi que le soutien aux Palestiniens.

Outre le maillage du champ islamique mondial par des institutions interétatiques, le canal humanitaire a également permis à l’Arabie Saoudite de consolider ses visées panislamistes ainsi que son désir de populariser les thèses salafistes.

En inaugurant un humanitaire islamique à partir de la décennie 1970 (King Faisal Foundation, al-Haramain Islamic Foundation…), le royaume a contribué à diffuser ses enseignements, et ce d’autant plus qu’il menait en parallèle, en Afrique, en Afghanistan ou en Bosnie une politique de soutien massif aux causes impliquant des populations coreligionnaires dans le cadre de luttes interprétées comme relevant d’un jihad combattant.

Arroseur arrosé ?

Abdel Fattah el-Sisi (Égypte, gauche), King Salman d’Arabie Saoudie (centre) et le couple Trump en mai 2017 à l’inauguration du Global Center for Combating Extremist Ideology.
The White House, Shealah Craighead/Wikimedia

C’est ce dernier élément qui est aujourd’hui à l’origine des graves tensions qui mettent à mal le capital politique accumulé durant plusieurs décennies de participation financière et idéologique aux conflits impliquant des peuples musulmans.

Le salafisme ainsi brandi afin de légitimer le rôle joué par l’Arabie Saoudite dans le monde, fait l’objet d’une disqualification radicale de la part des groupes que le royaume a pourtant participé à armer et approuver pendant plusieurs décennies, au premier rang desquels Al-Qaïda.

Or, ces derniers comprennent désormais le devoir de lutter pour l’islam (au besoin par la violence) comme pouvant légitimement se faire même contre un État accusé de prêcher l’islam « authentique » et qui a par ailleurs toujours maintenu ses liens d’alliance avec les pays occidentaux, au premier rang desquels les États-Unis que la guerre du Golfe en 1990-1991 a poussé à s’installer militairement sur la terre qui abrite les lieux saints de l’islam.

Ce salafisme jihadiste – malgré les débats passionnants relatifs aux liens et porosités entre les différentes conceptions du salafisme contemporain –, dont l’assise idéologique a été renforcée jusqu’à cette époque par les institutions religieuses saoudiennes, est ainsi devenu une menace pour un royaume que les richesses et l’idéologie ont poussé à vouloir jouer un rôle prépondérant au sein de l’arène mondiale.

Mohamed-Ali Adraoui, Chercheur, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

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