Myriam Benraad, Sciences Po – USPC

Déclarations de soutien et marques de solidarité à l’échelle planétaire ; bonté, bienveillance et fraternité ; appels à l’entraide entre les nations… La crise du coronavirus aura indéniablement mis en lumière des valeurs et émotions qui semblaient s’être évanouies sous le poids des calculs court-termistes et individualistes de chacun. Depuis un certain temps, la somme de ces égoïsmes interrogeait les fondements de nos sociétés et de nos modes de gouvernance. Néanmoins, par-delà l’urgence sanitaire, les élans collectifs actuels pourraient ne pas résister à ce que cet épisode historique nous révèle de plus sombre dans la durée.

L’irritation diffuse que ressentent les populations, provisoirement reléguée au second plan par d’autres affects tout aussi puissants (peur, tristesse, désespoir…), se verra sans doute ravivée dans un avenir proche lorsqu’il sera question de dresser un premier bilan. De fait, la pandémie qui s’aggrave chaque jour davantage fragilise en profondeur tous les pays concernés par ses répercussions humaines, politiques, sociales et économiques. Sur fond d’incompréhension bien réelle, de doute, d’effroi, et d’une rancœur palpable face à l’imprévoyance et au retard pris par les autorités pour l’affronter, la colère progresse inexorablement.

Des sociétés entre peur et indignation

De toute évidence, l’enchaînement rapide des événements a provoqué et continuera d’alimenter des craintes immenses parmi une majorité de peuples pris de court par cette dégradation encore inattendue il y a peu et particulièrement spectaculaire.

La cacophonie des décisions politiques provoque aussi une indignation grandissante. Partout en Europe, l’exaspération croît en réponse à une gestion qualifiée d’erratique, voire d’irresponsable, comme en Grande-Bretagne où Boris Johnson avait tout d’abord réagi par l’indifférence avant de faire marche arrière. Ailleurs dans le monde, les réactions de colère se succèdent, de la Chine où est apparu le virus et où le gouvernement a tardé à prendre la mesure de l’épidémie, à l’Afrique largement impréparée et où les théories du complot sur cette « maladie de Blancs » vont bon train.

Dans le contexte français, si quasiment tous les citoyens approuvent les mesures de confinement décrétées mi-mars par Emmanuel Macron, les incertitudes augmentent à mesure que les jours s’écoulent. Naturelle, cette anxiété est aussi source de grogne dans de nombreux cercles et milieux professionnels. Initialement contenue, l’indignation du corps médical – celle des médecins et des soignants au premier plan, débordés et épuisés, réclamant masques, matériels et lits dans des hôpitaux submergés – s’exprime désormais au grand jour. Le 19 mars, le collectif « C19 » déposait plainte contre l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn et le premier ministre Édouard Philippe pour « mensonge d’État ».

Fin 2019, les réformes programmées par le gouvernement avaient causé l’ébullition sociale ainsi qu’une série de mobilisations et de grèves qui se poursuivaient toujours en début d’année. Ces mesures ont été ajournées et des plans d’aide sont mis en branle tous azimuts afin de soutenir entreprises, salariés, précaires, démunis, et de prévenir l’effondrement. Mais la gronde des travailleurs et syndicats n’en est que partiellement et superficiellement apaisée. Elle est en outre latente face à l’arrivée en province de nombreux Parisiens « venus répandre le virus » dans tout le pays en rejoignant maisons de campagne et résidences secondaires pour y passer le confinement.

Vif emportement au sommet des États

Les frontières se sont fermé les unes après les autres, effet immédiat de l’impitoyable propagation du nouveau virus et symptôme d’un repli plus structurel à l’heure du retour en force des nationalismes et du succès des populismes. Parallèlement à la rancœur sourde des peuples face à cette tragédie globale, l’irritation des États au plus haut niveau couve elle aussi. Depuis les couloirs de l’Élysée, l’agacement très personnel du président français face au non-respect des mesures de protection mises en œuvre a pesé dans leur durcissement graduel.

Outre-Atlantique, Donald Trump, dont l’impulsivité est bien connue, est à l’avant-garde d’une flambée de griefs visant la Chine, qu’il accuse d’avoir menti durant de longs mois sur le danger du Covid-19 en dissimulant des données essentielles. À dessein, le dirigeant américain évoque à présent de manière explicite dans chaque allocution publique et chaque tweet un « virus chinois » pour dépeindre l’« ennemi invisible ». Si cette référence a suscité l’ire de Pékin, qui y voit une preuve évidente de racisme et de xénophobie, Trump l’assume pour sa part pleinement.

La « distanciation sociale » imposée aux sociétés trouve par conséquent son équivalent diplomatique au cœur des règlements de comptes entre dirigeants mondiaux et au travers de leurs échanges parfois virulents. Ainsi, via ses ambassades, la Chine diffuse l’idée que le virus a été artificiellement créé par les États-Unis. Quant au ressentiment russe, s’il se veut certes plus froid et mesuré en la matière, il n’est pas absent et Vladimir Poutine sait pertinemment que cette crise pourrait le faire vaciller. L’aigreur s’amplifie encore alors que, dans de nombreux autres pays, ministres et officiels de premier ordre sont eux-mêmes testés positifs, reflétant une prise de conscience tardive.

Le multilatéralisme en ligne de mire

Au-delà des nations et États, cette foudre générale paraît trouver dans le multilatéralisme une cible désignée. L’affaiblissement des institutions nées de la fin de la Seconde Guerre mondiale et des formes de coopération axées autour des principes de démocratie et de paix n’est, de ce point de vue, pas nouvelle. Depuis des années, l’action – ou plutôt l’inaction patente – de ces instances supposées appréhender les grands défis de demain fait l’objet de critiques acerbes. Accusé d’incurie, taxé d’inutilité du fait de son incapacité à répondre aux enjeux présents, le système multilatéral faisait déjà face, avant la pandémie, à des menaces sérieuses.

Pourtant mobilisée, l’Organisation mondiale de la santé est notamment pointée du doigt pour n’avoir su alerter à temps de l’ampleur de la crise. Dès février, le courroux des Chinois avait envahi les réseaux sociaux suite au décès du médecin lanceur d’alerte Li Wenliang, de la province de Wuhan. Comment l’OMS pouvait-elle ignorer la censure par Pékin d’informations vitales relatives à cette épidémie ? Alors que ses représentants soulignaient récemment qu’il était « normal d’éprouver de la confusion ou de la colère » face à cette crise majeure, leur rôle et leur crédibilité se trouvent en réalité foncièrement remis en cause.

Enfin, si l’Union européenne resserre les rangs, beaucoup considèrent qu’elle n’a pas su se montrer à la hauteur du drame en cours, victime de ses propres insuffisances et privée d’une politique sanitaire commune. Symptomatiquement, l’Italie – le pays le plus durement frappé à ce jour sur le vieux continent – s’est détournée de l’aide européenne en sollicitant l’appui matériel de la Chine, de Cuba et même du Vénézuéla en vue de sauver son système de santé au bord de la faillite.

Quelle sera l’issue de cette catastrophe sanitaire ? Une colère partagée et durable, y compris une fois l’urgence immédiate passée ? Le sentiment de désarroi observable aura partout, à n’en point douter, des effets au long cours : défiance accrue envers les autorités en place, soutien bien plus prononcé encore aux mouvements populistes, replis individualistes en tout genre. Tout ne reviendra pas « comme avant ». Mais un tel constat ne signifie pas pour autant que le mécontentement trouvera un quelconque débouché.The Conversation

Myriam Benraad, Chercheuse et professeure associée en science politique et relations internationales, Sciences Po – USPC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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