Le 26 Avril 2005, après presque trois décennies, le dernier soldat syrien quittait le Liban. Grand frère pour les uns, tutelle pour certains, occupation pour d’autres, la nature même de cette présence militaire ne fait toujours pas consensus. Quoiqu’il en soit cette date anniversaire passe depuis quasi inaperçue, plus encore cette année compte tenu de l’épidémie du coronavirus et de la crise économique, sociale, monétaire et financière. Et pour cause, peu ou prou aura changé dans un paysage politique et institutionnel figé et sclérosée que seul le hirak du 17 octobre aura quelque peu ébranlé. Même la définition de la présence syrienne ne fait toujours pas consensus, tutelle pour les uns, grand frère pour les autres, enfin forces d’occupations pour la majorité. Retour sur les espoirs déçus et les occasions manqués d’un évènement majeur de notre histoire qui aurait pu et/ou du représenter une véritable rupture et l’avènement d’un Etat de droit. Aujourd’hui plus que jamais il s’agit de souligner les failles et les incohérences de cette époque afin de ne pas en réactualiser les erreurs et en répéter les écueils. 

1990, fin des combats, de la guerre dite “civile” et pax syriana adoubée par le concert des nations ; un pays sous occupation et une paix investie par les seigneurs de guerre. Confortés dans leurs privilèges, forts de leur impunité et amnistiés par une loi d’amnésie, ils effectuent une OPA sur l’Etat et président désormais en costume aux destinées d’une IIème République boiteuse née par césarienne. Des amendements adoptés par les survivants du parlement élu en 1972 lors d’une « conférence nationale » sous égide saoudienne à Taëf et la menace des canons syriens sur la zone dite libre. Votés à la sauvette une nuit sans lune dans un aéroport sécurisé par les baïonnettes de l’occupant ces amendements accouchèrent d’un régime et d’une constitution hybrides, une quasi hérésie en terme de droit constitutionnel. 

Débute alors une longue période de collaboration et la mise en place d’une chaine clientéliste ininterrompue qui se prolonge jusqu’à nos jours. Une mise à sac en règle du pays, de son économie, de ses finances, de ses ressources et l’érosion de sa souveraineté, des libertés, des droits et des derniers vestiges de vie démocratique. Le tout sous l’œil bienveillant et protecteur de l’occupant, arbitre des conflits, modérateur de l’appétit vorace des roitelets confessionnels, dispensateur des charges, titres, privilèges et ultime bénéficiaire des recettes de cette razzia.

15 ans plus tard, la Syrie se retirait militairement du Liban sous la contrainte internationale de ceux-là même qui lui avaient accordés un mandat sur le Liban. Ils quittent un pays exsangue, en proie à tous les maux et livré à une ploutocratie népotiste et aux intérêts d’une oligarchie clientéliste et féodale. Une caste se disputant le pouvoir central, après en avoir privatisé les institutions, tout en se raccordant en dernier lieu pour s’en partager les ressources alors que leurs partisans continuent à se regarder en chien de faïence. 

Si le Liban avait recouvré sa souveraineté formelle l’esprit de soumission et de suivisme était demeuré tant à l’égard des leaders politico-confessionnels que les puissances régionales et de la politique dite des axes. Les collabos n’ont pas quitté le pays dans les wagons de l’occupant qui avait soigneusement essaimé derrière lui les graines des conflits à venir tout en y gardant, à l’instar d’autres puissances régionales, des alliés dévoués. 

A la « libération », hormis quelques règlements de comptes politiques dont firent les frais 4 généraux libérés par la suite, nul ne sera inquiété, poursuivi et déféré en justice. Ni commission d’enquête, jugements ou réparations, mea culpa ou excuses, état de lieux et remise en cause du mode de gouvernance, pas même un audit des comptes publics. 

Ni démission ou limogeage, pas de mesures disciplinaires à l’égard du moindre fonctionnaire – décideur ou simple exécutant – ni de mise en retraite anticipée. Bien au contraire le même système, acteurs et pratiques compris, sera reconduit à l’identique et son emprise sur l’Etat s’en trouvera renforcé. 

Les syriens étaient partis mais les problèmes et les habitudes demeuraient. De la guerre à la paix, de l’occupation à la libération, rien n’aura bougé d’un iota. Tous les protagonistes se seront métamorphosés en résistants de la première heure se payant même le luxe au passage d’écarter ceux qui avaient dénoncé et combattu l’occupation, refusé la collaboration et subi la répression. 

C’est là que se trouve le péché originel de 2005 qui a perpétué et consacré toutes les formes de dépendances. La « seconde indépendance » n’aura pas ébranlé le statu quo, l’échafaudage politico-financier et confessionnel, la structure du pouvoir, son mode de transmission et les modalités de son exercice. La seule illusion de changement, lui-même passager, sera celui des rapports de forces qui ne tarderont pas à se rééquilibrer créant la dichotomie mortifère 14 / 8 mars et le vide politique et institutionnel qui s’ensuivit. Tout se passe au sein de la même fratrie, entre les mêmes rivaux dont l’influence varie selon les alliances internes, versatiles et tributaires à leur tour des rapports de forces régionaux. 

Aucune réévaluation, pas la moindre réforme ou modification. Autant les gouvernants, que la gouvernance, les pratiques institutionnelles que les méthodes politiques, le suivisme régional que la mobilisation confessionnelle, le fromagisme que les monopoles, la corruption que la gabegie, les abus de pouvoir et de position dominante restent identiques. Jusqu’à la loi électorale en vigueur sous l’occupation et qui sera reconduite évitant à nombreux une sanction électorale prévisible.

Pas de nouvelle République ni le moindre amendement constitutionnel fut-il d’ordre technique ou fondé sur des considérations d’ordre empirique. 15 années de blocages, d’incohérences, de paralysie du processus décisionnel, d’incapacité à gouverner sans même une esquisse de réforme politique ou administrative, l’ombre d’une velléité d’un changement de cap. Seuls prévaudront l’impunité, l’arbitraire, l’opacité, l’amateurisme, l’incompétence, les pratiques extra-institutionnelles mais aussi le mépris, l’exclusion, la marginalisation, le déni de participation, la sous-représentation et le refus d’une parité effective. En lieu d’un travail de mémoire et d’une réconciliation nationale des cabinets dits d’union nationale réunissant les forces politiques autour de la préservation de leurs privilèges. Aussi derrière l’écran du sacro-saint consensus et du principe du « ni vainqueur ni vaincu » le pays sera l’otage des conflits d’intérêts et la victime des compromis opérés par la classe gouvernante.

Toute réflexion autour d’une révision des institutions, de l’amélioration de leur fonctionnement, toute proposition de modifications afin de combler les nombreuses failles et incohérences du texte constitutionnel, voire même d’appliquer les clauses restantes des accords de Taëf seront écartées d’offices et muselées par le clivage 14/8 mars. Aussi, toute réforme sera soumise à la sempiternelle accusation de vouloir torpiller les accords de Taëf, de remettre en cause les équilibres et les droits communautaires, de s’en prendre à la parité pour la remplacer par une formule des trois tiers. 

Aussi, 15 ans après la libération c’est le système politique qu’il faut libérer afin de se défaire de l’insoutenable héritage de 30 années de non gouvernance aux conséquences désastreuses. 

L’alternance au pouvoir, le changement de gouvernants ne sont guère suffisants s’ils ne sont pas accompagnés par une évolution du système politique et une refonte institutionnelle et administrative qui s’inscrivent dans l’esprit du pacte national. Car en plus d’une pratique politique désastreuse, d’une non-gouvernance, du non respect des règles constitutionnelles et d’une culture démocratique et légaliste défaillantes nous souffrons surtout d’une profonde crise de régime, une crise chronique, systémique, structurelle et endémique qui génère en permanence un blocage et une paralysie des institutions. Cette dernière clairement identifiée mais jamais traitée pourrait emporter à terme l’ensemble du « modèle » libanais. Non seulement notre constitution n’est pas en mesure de remédier aux crises politiques et institutionnelles récurrentes mais de par ses incohérences, ses failles et ses équivoques elle semble en favoriser l’avènement. Aussi, ce système de « vétocratie » fondé sur des prérogatives de blocage génère fatalement les crises et la paralysie du processus décisionnel. Toutes les tentatives de relecture et de réinterprétation, du reste trop souvent conjoncturelle et politique, se sont avérées insuffisantes de même que le serait une application au demeurant souhaitable et nécessaire de toutes les clauses de l’accord de Taëf

Notre système politique est frappé d’une telle impotence qu’il en est même de renouveler ses dirigeants et ses représentants, de procéder dans les temps aux moindres nominations et de pourvoir aux postes administratifs, financiers, diplomatiques et sécuritaires. Des mois parfois des années de vide, d’intérim, de prorogation, d’échéances électorales législatives et présidentielles reportées ; des processus interminables et laborieux de formation des gouvernements et toujours cette réticence à revenir au vote populaire en cas de blocage permanent. Une confusion des pouvoirs, des gouvernements d’union nationale sorte de mini-parlement étant un mini-parlement et à défaut de leur indispensable coopération, une confrontation entre les têtes de chaque pouvoir, dont un dualisme au sommet de l’exécutif, et une imbrication des prérogatives. Chaque décision, et à fortiori son application, nécessite d’interminables négociations et bras de fer, des marchandages complexes et donne lieue à des alliances conjoncturelles, à l’étalage de rapports de forces, aux chantages, à des discours politiques violents et une mobilisation communautaire. 

Sous couvert du consensus mué en unanimité, de la formule détournée du « ni vainqueur ni vaincu » un statut quo du vide qui enferme le processus de décision dans un cercle vicieux et livre l’Etat central à la cooptation des intérêts de la classe dirigeante. 

Aussi, faudra-t-il rationnaliser un système consociatif dénaturé travestit, le décongestionner des rigidités d’un confessionnalisme travestit et le prémunir de ses nombreuses dérives et revenir à l’esprit du pacte – et ses prérequis – asservi aux besoins d’une formule (Sigha) statique aux fixités mortifères. Sans le respect du pacte et des devoirs – dont la distanciation –  qui s’y rattachent la formule est inopérante. De même en l’absence d’un Etat civil – essentiellement fondé sur un statut personnel civil et un droit commun – la formule de répartition communautaire devient un obstacle à l’émergence d’un Etat de droit et une véritable citoyenneté égalitaire et libérée des intermédiaires dressés entre l’individu et l’Etat. 

Pour ce faire il est impératif de remanier notre constitution afin de l’adapter aux exigences d’un Etat civil et démocratique garant d’un pluralisme culturel que politique. Seule l’adoption d’un statut personnel civil, qui ne soit pas uniquement confiné à une hypothétique 19ème communauté, pourra garantir le vivre en commun et désenclaver les droits individuels systématiquement sacrifiés jusqu’alors sur l’autel des droits communautaires. Enfin il est essentiel de reconsidérer notre structure administrative et de s’engager résolument sur la voie d’une décentralisation administrative et financière élargie.

Le 17 Octobre, s’il ne sombre pas dans les mêmes écueils que les mouvements antécédents,  pourrait constituer un moment aussi bien fondateur que refondateur : refondateur pour notre pacte national et ses potentialités inexploitées ainsi que pour notre vivre en commun ; fondateur d’un nouveau pacte social et citoyen à même de dé-confiner et d’émanciper le citoyen dans le cadre d’un Etat civil fondé sur l’égalité des droits et des devoirs, la justice sociale et sur une laïcité adaptée à notre structure pluriconfessionnelle. 

Mener à bien il pourrait enclencher non seulement une transition politique mais aussi à une révolution institutionnelle salvatrice. 

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