Depuis quelques jours, les manifestations ont repris au Liban et plus particulièrement à Tripoli. Leur format a changé. Bon enfant et relativement pacifiques, en ces débuts, elles prennent, avec l’arrivée du Coronavirus et son cortège de difficultés, une orientation plus agressive et violente vis-à-vis des établissements bancaires en particulier.

Cela se sent à chaque micro-trottoir et les destructions par le feu. La population, et surtout sa fraction la plus populaire, est à bout. Plutôt mourir du Corona que de mourir de faim. Le spectre des cadavres jonchant les rues lors de la grande famine, durant la Première Guerre mondiale est-il à nouveau d’actualité ?

Les pronostics du FMI sont presque réalisés : 50 % de la population devrait bientôt vivre sous le seuil de pauvreté !

Les causes évoquées sont les mêmes. La dévaluation de la livre libanaise, le chômage accéléré par le confinement, l’inévitable inflation résultant de la spéculation sur les prix et les expulsions locatives en raison de loyers non payés. Tout cela aggravé par le blocage des retraits bancaires. Il ne fait pas bon d’avoir des revenus modestes en ce moment.

Du côté des moins modestes, les partis, les clans et leur gouvernement, c’est également la crise. Pour des raisons différentes, mais une autre faim. Il ne s’agit plus d’un souci physiologique, mais d’une dette à faire payer à la population.

Vues du Premier ministre, les choses sont simples et se résument dans cette superbe envolée d’il y a quelques semaines : « L’État ne peut plus vous protéger ». Une phrase digne des manuels d’histoire. L’État ne peut vous protéger contre le paupérisme et la faim, mais vous enverra la troupe pour calmer vos velléités à réclamer du pain. Une protection à sens unique comme l’on peut voir.

Son gouvernement siège régulièrement en présence du président Aoun. Le mobilier a été changé au palais et au sérail. Des structures plus légères abritent maintenant des ministres désinfectés en début de séance et cachés par leurs masques antivirus. La mise en scène est plus sérieuse et fait pendant au décor Père Noël et rois mages des fêtes de fin d’année. Les décisions le sont moins. Le gouvernement ne prévoit nul nationalisation, réquisition ou service public gratuit pour contrer la situation dramatique. Une nuance cependant. Le gouvernement est toujours prêt à assumer les mesures du plan CEDRE afin d’obtenir son prêt et à la clef un nouveau plan d’austérité, encouragé en sous-main par Monsieur Kubis, représentant de l’ONU ainsi que tous les autres « amis » du Liban. Le prix du pétrole, en baisse catastrophique, n’alterne nullement son optimisme dans les forages en cours au large des côtes libanaises.

Pour les banques, « business as usual ». Monsieur Riad Salamé fut nommé par feu Rafik Hariri père, gouverneur de la Banque du Liban en 1994. Il avait sans doute géré avec diligence sa fortune comme l’un des responsables de la banque Merril Lynch avant sa nomination. Depuis, devenu maître de l’ingénierie financière du pays, il répond aux besoins des plus démunis. La fuite des capitaux est en bonne voie et le taux de change de la livre libanaise se situe à plus de 4 000 LL pour 1 dollar. Se souviendra-t-on du gouverneur, en place, au moment où le taux de change était d’un dollar pour trois ou quatre livres libanaises ? C’était au début de la guerre civile, le 13 avril 1975. Un anniversaire resté d’une discrétion de lilas dans les grands médias.

Les établissements bancaires du pays vandalisés et incendiés et les manifestations devant le siège du Banque du Liban ne semblent pas embarrasser Monsieur Salamé. La « dernière touche du gouvernement » pour sa lutte contre la corruption ou la proposition de transformation des comptes bancaires supérieurs à un demi-million de dollars en actions bancaires ne l’émeuvent pas plus. Mais pour combien de temps encore ?

Le pays a un bilan positif dévoilé par la revue Forbes. Il compte six milliardaires parmi les 2095 recensés sur la planète. Menu fretin à côté d’un Bezos d’Amazon ou d’un Bill Gates, mais il n’empêche. Avec respectivement la 8e, 11e et 12e place dans la liste régionale des milliardaires sont primés deux Mikati, Taha et Najib, dans le trio de tête, suivie de Bahaa Hariri, Robert Mouawad, Ayman Hariri et Fahed Hariri. Saad Hariri a perdu de sa superbe en raison de la faillite de certaines de ses sociétés. Un petit monde souvent au « service » du Liban.

Saad Hariri est sur les dents depuis son retour au pays. L’un de ses alliés politiques se « gauchise ». Samir Geagea, des Forces libanaises, soutient le président Aoun et son Premier ministre Diab sans les soutenir tout en prenant fait et cause pour les manifestations actuelles. Cela reviendrait à soutenir le Hezbollah, l’un des piliers du gouvernement, chose que le « doctoor » Geagea réfute totalement, tout en le contestant. C’est aussi compliqué et drôle que le soutien de Samy Gemayel, du même parti, aux manifestants du centre-ville en fin d’année 2019.

Mais Saad Hariri et son allié Walid Jumblatt ne se laisseront pas trainer dans la boue par l’ex-ministre des Affaires étrangères de son gouvernement, le dénommé Gébran Bassil, responsable du Courant patriotique libre et gendre du Président Aoun. Ce dernier accuse « certains partis », comprendre le Courant du Futur de Saad Hariri et le Parti socialiste progressiste de Jumblatt, de « menacer d’une guerre civile » si l’argent détourné était récupéré. Il fustige aussi leur refus de remettre en cause « les politiques monétaires et économiques et les personnes ». 

Dans ces délicieux échanges se reflète tout le pourrissement de la situation locale. L’ex-milliardaire et ex-Premier ministre « offshore » Hariri, allié au chef de clan « progressiste » et importateur de diesel Jumblatt, s’offusque des propos du gendre du chef de l’État et ex-ministre des Affaires étrangères dont les frasques ne sont plus à décrire. Cela est dérisoire et irresponsable face à la crise dans le pays.

Le tableau ne serait pas complet sans parler de l’initiative du gouvernement à ne pas renouveler le contrat de gérance des sociétés de télécommunication Alfa et Touch. Prises à partie pendant les manifestations quant à leurs tarifs et politiques, on parle de malversations parmi les accusations de non-renouvellement. L’avenir dira qui les remplacera « sans malversations ».

Il faut remarquer l’empressement très relatif des partis politiques et les clans proches, face à la pandémie provoquée par le Coronavirus. Ainsi le Hezbollah est nettement plus efficace dans ce domaine que l’intervention de ses nervis et ceux d’Amal contre les manifestations. Il a monté une infrastructure médicale pour la protection de la population. Son dispositif « militaire » appliqué au sanitaire est plus efficient que celui du gouvernement qu’il soutient. On parle, fin mars, de 25 000 personnes mobilisées, dont 1 500 médecins et 3 000 infirmiers ou ambulanciers et un déblocage de 2 millions d’euros. Une démarche qui, toute mesure gardée, rappelle « l’exportation » des médecins cubains vers l’Amérique du Sud pour combattre cette même pandémie. A contrario, le Hezbollah reste solidaire des mesures gouvernementales quant à la lutte contre la crise économique et sans proposer d’alternative.

Dans cette dégradation permanente des conditions de vie, les manifestations auront-elles la détermination d’aller au-delà de quelques agences bancaires vandalisées, de voitures et pneus brûlés ? La situation exige des mesures draconiennes, ne serait que pour assurer les besoins vitaux a minima sans parler des mesures économiques et sociales la survie de la population.

Le 1er mai pourrait-il à nouveau devenir le symbole d’une telle démarche ?

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