Au nom de cette identité et de ce patrimoine libanais qu’on massacre

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On aurait tout vu dans ce pays. On aurait également compris que la conscience culturelle et identitaire brille par son absence. On aurait aussi constaté que la culture est une notion abstraite utilisée par ceux qui sont censés la promouvoir et la répandre, et qu’ils s’évertuent à répéter afin de ponctuer leurs discours insipides. On aurait surtout noté que la culture pour un grand nombre de politiciens consiste à être apte à tenir des laïus prolixes sur des sujets qu’ils ignorent et sur des valeurs qu’ils foulent aux pieds. Mais on aurait spécialement tout vu lorsqu’un ministre de la Culture déclasse par négation un site archéologique pour servir des intérêts privés étriqués(1), empêche un archéologue honnête d’exprimer ce qu’il a à dire sur les talk-shows(2) et même de poursuivre l’étude des vestiges avant qu’il ne présente sa démission une fois le site détruit(3), impose aux journaux des articles qui l’encensent(4), et la liste est longue…

Comment exprimer le sentiment d’une tristesse indicible à l’idée d’anéantissement du patrimoine d’un pays tout entier ? Annihiler tout ce que des centaines et des milliers de générations nous ont laissé en héritage provoque en soi un sentiment de perte irréparable. De plus, l’agresseur, n’est pas un envahisseur ou un étranger, mais des concitoyens à la solde de je ne sais plus quelle puissance, des mercenaires bien de chez nous. Comment expliquer qu’uniquement trois ou quatre politiciens cultivés et de bonne souche se soient déclaré outrés par ces massacres culturels et que tout un staff politique n’a même pas condamné la destruction d’une installation portuaire PHENICIENNE (5) en pleine capitale libanaise ? Même pas une simple réaction ou le traditionnel « je dénonce et condamne » qui va dans les oubliettes mais qui doit quand même être dit ? Au diable l’Histoire, la Culture, l’Identité, dans un pays qui ne sait qu’exalter les exploits des Libanais comme Gibran Khalil Gibran, Amine Maalouf, Mickael Debackey, Joseph Barbera, etc. qui n’ont pu réaliser ce qu’ils ont réalisé qu’une fois expatriés …

Comment exprimer de tels sentiments est une chose. Mais à qui le faire, en est une autre. Écrire une lettre ouverte ? À qui ? À quelle autorité ? Y-a-t-il des hommes ou des fantômes en costards cravates qui peuplent nos télévisions partisanes ? Y-a-t-il des journaux qui laissent vraiment la parole aux voix qui ne se courbent devant personne, sans tenir compte de leurs marges et de leurs lignes éditoriales ? Épargnez-moi  aujourd’hui du protocole et de la bienséance. Aujourd’hui je m’adresse à tous ceux qui leur reste une bribe de conscience, souhaitant être une génération qui ne serait pas montré du doigt dans la poubelle de l’Histoire, ou en d’autres termes, la décharge de Normandy où macèrent les restes archéologiques de ce que fut la vraie Beyrouth au passé pluriel.

Les pelleteuses qui détruisent le port, en toute impunité – © Raja Noujaim

Aujourd’hui je crie de rage, après la perte d’un marqueur historique, d’un site exceptionnel qui a été rasé par les « défendeurs » de la Culture au Liban. Je hurle de rage devant tous ceux qui ont détruit, ou même participé directement ou indirectement à la destruction de l’installation portuaire de Minet el-Hosn à Beyrouth clamant qu’il s’agit d’insignifiantes carrières sans même oser une seule fois l’écrire dans les documents officiels émis, alors que d’éminents experts avaient donné leur avis sur ce site archéologique maritime qui doit être conservé in-situ (6) et ont critiqué virulemment le rapport de la « Négation de la Culture » du comité formé par le ministère actuel(7). Je rugis de fureur devant cette grande majorité de citoyens indolents et râleurs qui n’a pas réagi et se poursuit dans cette nonchalance destructrice, alors qu’une minorité se démène, notamment via l’APPL (8), à garder le peux qui nous reste de Patrimoine et d’Identité.

Je suis une citoyenne libanaise indignée par le piteux état dans lequel sombre la nation à laquelle je suis censée appartenir et où je dois avoir un droit sacré d’avoir mon mot à dire, et ne pas me retrouver face à des politiciens qui menacent ma liberté de leur crier au visage ma rage devant leur comportement douteux, pour ne pas dire autre chose.

Je suis une citoyenne dont l’identité est quotidiennement violée à coups de bulldozers, à coups de signatures fallacieuses, à coups de transferts bancaires de sommes faramineuses, face à un peuple qui observe un silence assourdissant, complice et coupable.

Je suis une citoyenne qui n’a pas froid aux yeux et qui ne craint que Dieu, parce qu’elle a la conscience tranquille, parce qu’au nom de tous les citoyens, dans ce pays qui se dit être une démocratie, elle jouit du droit de dire ce qu’elle dit en se basant sur des publications concrètes, et de demander des comptes sur la gestion des affaires culturelles dans son pays, parce que les sites archéologiques sont la propriété du peuple, et non des compagnies immobilières ou des fonctionnaires de l’État.

Je suis une citoyenne qui n’a jamais brandi l’étendard féministe, croyant fermement que réclamer l’égalité hommes-femmes, déprécie les valeurs réelles hétérogènes et incomparables de chacun, mais qui se trouve face à une situation où elle se demande, à la vue des presqu’hommes qui courent les rues, s’il n’est pas grand temps que les femmes déterminées, courageuses, instruites, cultivées et surtout libres, tiennent les rênes du pouvoir dans ce pays, à condition qu’elles ne soient pas nécessairement ni fille de, ni sœur de, ni femme de, ni amante de, ni veuve de …

Je suis une citoyenne dont le cœur saigne journellement à la vue de l’anéantissement de ma capitale, de mes cités, de mes villages pour les métamorphoser en mégalopoles insipides semblables à celles des pays sans patrimoine ni civilisation.

Je suis une citoyenne qui a mal à son Liban, parce que ce Liban est meurtri, défiguré.  Je suis une citoyenne qui a mal à sa mémoire qu’on sabote, qu’on écrase, qu’on poignarde, et qu’on s’évertue à effacer. Je suis une citoyenne qui broie du noir en plein dans un automne mélancolique interminable qui règne sur sa contrée, sur ses ambitions et ses espoirs.

Aujourd’hui, sous ce même soleil qui a vu mes ancêtres phéniciens croître et se développer sur cette même terre, je suis une citoyenne libanaise qui baisse la tête, et un sentiment de honte s’empare de tout mon être. Ce pays qui a vu un jour le premier alphabet naître et se répandre à travers le monde, supporte sur son sol aujourd’hui des ignares à la pelle. Des incultes qui piétinent et foulent sous leurs pieds le legs de nos seuls ancêtres communs.

Par Marie-Josee Rizkallah
Libnanews

Crédits Photos : Raja Noujaim

Notes :

(1)    « Last month, Layyoun issued Decree 70 and revoked his predecessor Salim Wardy’s Decree 25, which deemed some 1,200 of the land Venus owns as a protected archaeological site. Decree 25 made it illegal to build on the land. ». Article de Van Meguerditchian, paru dans le Daily Star, le 10 juillet 2012.

(2)    Émission « Al-Fassad » avec Ghada Eid sur la New TV, le 11 juillet 2012. À partir de 35mn39.

(3)    Lettre de démission de Hisham Sayegh, écrite le 27 juin 2012 et parue sur Libnanews.com le 28 juin 2012.

(4)    Note de la rédaction d’Al-Akhbar en marge de l’article paru le 9 août 2012.
ورد القاضي معلوف طلب الوزير ليون إلزام «الأخبار» نشر مانشيت على صفحتها الاولى يقول: «ليّون يلتزم العلم والقانون». كما رد القاضي طلب الوزير ليّون إلزام «الأخبار» نشر اعتذار

(5)    Cf. la liste d’articles dans les notes à la fin de cet article sur la marche organisée par l’APPL ainsi que la catégorie Patrimoine sur Libnanews.

(6)    Article de Marie-Josée Rizkallah et de Martine Francis Allouche dévoilant les rapports des experts internationaux sur le port phénicien, paru le 2 avril 2012.

(7)    Article du Dr. Naji Karam : L’installation portuaire phénicienne et le rapport de la honte
paru sur Libnanews.com le 3 juillet 2012.

(8) Article sur une des manifs de l’APPL paru sur Libnanews, avant la destruction du port phénicien, le 25 juin 2012.

Marie Josée Rizkallah
Marie-Josée Rizkallah est une artiste libanaise originaire de Deir-el-Qamar. Versée dans le domaine de l’écriture depuis l’enfance, elle est l’auteur de trois recueils de poèmes et possède des écrits dans plusieurs ouvrages collectifs ainsi que dans la presse nationale et internationale. Écrivain bénévole sur le média citoyen Libnanews depuis 2006, dont elle est également cofondatrice, profondément engagée dans la sauvegarde du patrimoine libanais et dans la promotion de l'identité et de l’héritage culturel du Liban, elle a fondé l'association I.C.H.T.A.R. (Identité.Culture.Histoire.Traditions.Arts.Racines) pour le Patrimoine Libanais dont elle est actuellement présidente. Elle défend également des causes nationales qui lui touchent au cœur, loin des équations politiques étriquées. Marie-Josée est également artiste peintre et iconographe de profession, et donne des cours et des conférences sur l'Histoire et la Théologie de l'Icône ainsi que l'Expression artistique. Pour plus de détails, visitez son site: mariejoseerizkallah.com son blog: mjliban.wordpress.com et la page FB d'ICHTAR : https://www.facebook.com/I.C.H.T.A.R.lb/

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