J’étais très heureux le 12 janvier 2019, de participer à la signature officielle du jumelage entre ces deux villes qui me tiennent particulièrement à cœur, pour des raisons différentes mais également profondes : Jezzine et Compiègne.

Certes c’est toujours une bonne nouvelle d’avoir un jumelage entre deux villes, libanaise et française car c’est une promesse d’échanges actualisés, fructueux et utiles, à plusieurs niveaux notamment culturel, éducatif et économique. C’est également une occasion de rappeler, de célébrer et d’entretenir des liens d’engagements fidèles, plusieurs fois centenaires et constamment positifs, entre deux cultures et deux pays, qui ont été et qui demeurent si proches l’un de l’autre. Le jumelage étant au niveau des mairies, c’est toujours un cadre propice à des projets créatifs et concrets qui servent les populations locales.

Mais cette fois ci, une nouvelle dimension affective est venue s’y ajouter pour moi, Jezzine étant ma ville natale et Compiègne une de mes villes de prédilection.

Jezzine est la ville où est enracinée ma famille depuis plus de dix générations et où s’est déroulée une grande partie de mon enfance et de ma prime jeunesse. Chaque soir, quel que soit l’endroit où je me trouve à travers le monde, c’est vers Jezzine que je me tourne, juste avant de m’assoupir car je sais que ce sera, le lieu de mon dernier sommeil. Mon père nous a transmis cet amour éperdu pour Jezzine, ville à laquelle il a consacré la plus grande partie de sa vie. Jezzine, ses églises, ses vallées, sa cascade, ses ruelles, son marché, son artisanat, ses cafés, sa grande place, son palais municipal, ses maisons ancestrales et la grotte où s’est réfugié le grand émir Fakhreddine II Maan (1590-1635) père et fondateur de l’identité culturelle et politique libanaise moderne, poursuivi par les ottomans, qui le traquèrent à Jezzine et le menèrent à Istanbul où il fut exécuté avec trois de ses fils le 13 avril 1635.

Jezzine surtout où nous habitons depuis plus de trois siècles, la même maison familiale où vit le jour, l’évêque el Gesini (Monseigneur Youssef Rizk) qui dirigea l’institution de Aïn Waraka durant 46 ans, école mère qui fut à l’origine de toute la réforme éducative, à partir de la fin du XVIII siècle (instruction obligatoire, mixte et gratuite) au Mont Liban et après dans tout le monde arabe. L’église Saint Joseph et l’ancienne école, qu’il a lui-même fondées jouxtent la maison.

Toutefois ce choix de jumelage me touche doublement car depuis plus de quarante années j’entretiens des rapports suivis privilégiés et également affectifs avec Compiègne. Je n’y ai jamais vécu mais j’y reviens régulièrement en pèlerinage car c’est à Compiègne, que nous pouvons retrouver la plupart des souvenirs intimes de la famille impériale sous le second empire (1852-1870).

Le Palais de Saint Cloud ayant brûlé (incendié probablement par les bombes françaises) après son occupation par l’armée prussienne qui assiégeait Paris suite à la défaite de Sedan (1870) et le palais des Tuileries ayant été volontairement incendié par les communards (1871). Il n’y avait plus que Compiègne où l’empereur Napoléon III et son épouse Eugénie se rendaient régulièrement et immanquablement  chaque année, durant quatre à six semaines, entre fin octobre et mi-décembre et où ils recevaient ce qu’on a coutume d’appeler «  les séries » ou « les Compiègne », séjour d’une semaine à chaque fois, pour une centaine de personnes de divers horizons, politiques ,intellectuels et artistiques , qui venaient  se mêler et débattre, avec une étiquette à la cour impériale, plus flexible que d’ordinaire, favorisant  les échanges. Le cadre de Compiègne, son théâtre impérial et sa forêt (où on pouvait chasser) contribuaient à la réussite de cet exercice rituel. On y célébrait également en grande pompe et avec un feu d’artifice, chaque 15 novembre la Sainte Eugénie.

Mais ce ne sont pas évidemment les raisons essentielles qui m’ont attaché personnellement à Compiègne mais plutôt l’intervention militaire cruciale de Napoléon III en 1860, pour sauver les chrétiens d’Orient. En tant que libanais du Mont Liban, je réalise que sans ce secours providentiel, il y avait eu une grande menace d’extermination, ayant débuté dans la montagne libanaise et la Syrie (notamment à Damas) et qui était tolérée voire téléguidée, par l’empire ottoman vacillant.

D’ailleurs cette expédition a été considérée plus tard comme la première intervention militaire humanitaire de l’Histoire et elle a donné lieu au règlement organique qui a doté le Mont Liban d’un statut spécial et d’une autonomie, reconnus par l’ensemble des nations puisque l’expédition était également soutenue par les grandes nations européennes (Angleterre, Russie, Autriche…).

C’est à partir de là que s’est établi le gouvernorat du Mont Liban (Moutassarifiya) relié directement à Istanbul et non modifiable sans l’accord des puissances européennes, doté d’un gouverneur chrétien ottoman et d’un régime politique spécial (conseil d’administration d’élus locaux). Ce sera le prélude à la proclamation du Grand Liban, soixante ans plus tard, le 1 septembre 1920 dont nous célébrerons l’année prochaine le centenaire.

L’intervention de Napoléon III a été décisive sur le moment et sur la durée, pour construire le projet politique libanais et sa reconnaissance internationale. D’une certaine manière elle venait concrétiser le projet porté durant plus de trois siècles, par les émirs du Mont Liban (1516-1842) et notamment le plus illustre, le plus brave d’entre eux, Fakhreddine II.  Ainsi le jumelage entre Jezzine et Compiègne traversait les deux villes et les deux nations, reliant à travers le temps, les deux figures historiques et tragiques, de Fakhreddine II (1590-1635) et de Napoléon III (1852-1870).

Débarqué à la hâte pour la première fois en France, en 1979, avec ma famille, à peine âgé de 17 ans , notre scolarité ayant été  brutalement interrompue par la bataille d’Achrafieh  et l’occupation de l’armée Syrienne, je revenais souvent à Compiègne ,espérant une nouvelle intervention miraculeuse, plus de cent ans après l’expédition de Napoléon III .C’était également l’année du premier  centenaire de la mort du Prince Impérial , unique fils de Napoléon III ,le 1 juin 1879,assassiné par les zoulous en Afrique du Sud.

J’y suis revenu assez souvent durant une courte période, ce qui intrigua le conservateur, qui ne comprenait pas les raisons profondes et cachées de cet engouement excessif, de la part d’un adolescent esseulé. Il voulut en avoir le cœur net pour déterminer l’attitude à prendre à mon égard et éventuellement me surveiller, s’il s’agissait d’une fixation suspecte. Il me proposa alors de m’ouvrir les salles privées (qui n’étaient pas incluses dans la visite guidée que je connaissais dans les moindres détails) car je pouvais ainsi découvrir les souvenirs intimes de la famille impériale et me recueillir.

L’impératrice Eugénie ayant pratiquement survécu un demi-siècle à la chute de l’Empire (1870), son veuvage (1873 Napoléon III est mort prématurément en Angleterre) et la perte tragique de son unique fils adoré, à l’âge de 23 ans (1879) avait rassemblé patiemment et pieusement tous leurs souvenirs, jusqu’à sa mort en 1920.

Devant mon émotion évidente et excessive, il me posa hésitant et néanmoins insistant une question surprenante : « Etes-vous de la famille ? » Il ne trouvait pas d’autre explication un tant soit peu rationnelle, à mon comportement étrange et à ma fidélité. Je lui ai répondu : « Non, je ne suis pas de la famille mais c’est de la gratitude, les peuples ainsi que les individus savent se montrer reconnaissants à travers le temps, au moins dans leurs cœurs… »

D’une certaine manière, quarante années après ma première visite, avec le jumelage de Compiègne et de Jezzine, une partie de mon vœu se trouva exaucé et partagé.

Bahjat Rizk
Avocat à la cour, écrivain libanais, professeur universitaire, attaché culturel à la délégation du Liban auprès de l’UNESCO (depuis 1990) a représenté le Liban à de multiples conférences de l’UNESCO (décennie mondiale du développement culturel-patrimoine mondial

2 COMMENTAIRES

  1. Étant d’un village de Jezzine, notamment Lebaa, je me sens directement affectée par ce jumelage . Je partage votre émotion et vous remercie d’avoir partagé une leçon d’histoire de notre pays. Le jumelage culturel et économique transcende en un jumelage etherique, historique. Merci de cet émotionnel parcours à travers le temps . Mabrouk Jezzine .

  2. Cher Mr bahjat
    Le style est agréable et facile a assimiler et a retenir, meme. Félicitations le jumelage, mais surtout aussi votre article qui nous l’a tres agréablement fait comprendre. Melhem karam.

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