Frédéric Charillon, Université Clermont Auvergne

Au risque d’être rébarbatif, nous avancerons que ce qui vient de se passer au Canada s’annonce fort instructif du point de vue théorique pour l’analyse des relations internationales.

Donald Trump, par son attitude, n’a fait que pousser une fois plus à l’extrême une posture déjà existante aux États-Unis depuis longtemps, assimilable à la tradition jacksonnienne, et rétive à toute contrainte liée à des engagements extérieurs qui pourraient nuire à la sécurité, à l’identité, aux intérêts des « vrais » Américains. Simplement, il le fait au XXIe siècle (Andrew Jackson était président de 1829 à 1837), dans un monde de globalisation et d’interdépendance complexe, où chacun est lié à tous les autres par les échanges ou l’information en temps réel.

Trois questions intéressantes se posent aujourd’hui.

  • Jusqu’à quand l’Alliance avec les Européens va-t-elle tenir ?

  • Jusqu’où le système politique américain va-t-il permettre à son président de se comporter de la sorte ?

  • Trump peut-il faire triompher sa logique et garder une majorité pour mettre fin à soixante-dix ans de Grand Strategy américaine ?

Le sens des alliances

Y a-t-il encore une alliance entre les États-Unis et leurs partenaires de l’OTAN, ou leurs interlocuteurs privilégiés comme le Japon ? Les camouflets s’accumulent, les insultes pleuvent, et la bataille commerciale qui s’annonce montre qu’il s’agit de divergences d’intérêts réels, non d’une simple incompatibilité d’humeur.

Le fait d’être alliés sur le plan militaire mais concurrents sur le plan économique est classique entre l’Amérique, l’Europe et le Japon. Mais l’atmosphère à la Maison Blanche laisse penser que, cette fois, son locataire considère globalement ses partenaires comme des handicaps, non plus comme des atouts.

Cette remise en cause du concept même d’alliance trouve aujourd’hui d’autres expressions ailleurs, qui cette fois ne doivent rien à Trump. L’évolution interne de la Turquie, son attitude en Syrie, et même à certains égards la gestion de sa diaspora en Europe, deviennent difficilement compatible avec son adhésion à l’OTAN, et sa candidature (certes de plus en plus rhétorique) à l’UE.

Plus loin encore (on serait tenté de dire « en face »), dans l’organisation de coopération de Shanghai, l’arrivée probable de l’Iran comme membre à part entière, l’entrée de l’Inde et du Pakistan en 2017, empêchent de faire de ce groupe une entité homogène, sorte de « contre-OTAN ».

Trump exacerbe certes la tendance par son style, mais c’est plus généralement la question de la viabilité même d’alliances stables et pérennes qui est posée désormais dans le monde des années 2018 et suivantes.

Que va faire l’État profond ?

Si l’on retient les leçons de Robert Putnam et de ses collègues (Peter B. Evans, Harold Karan Jacobson), dans leur ouvrage célèbre de 1993 (Double-Edged Diplomacy), on se souvient que la politique étrangère, peut-être plus encore aux États-Unis, est façonnée au moins autant par des rapports de force internes que par les événements internationaux auxquels il s’agit de répondre.

La question est donc : que pense le système américain, avec ses animateurs, ses contre-pouvoirs, ses décideurs, son « État profond », ses analystes, ses groupes d’intérêt, d’un Président qui affaiblit chaque jour la parole des États-Unis ? Un président qui effraie ses alliés les plus importants, insulte ses voisins, remet en cause les traités signés, y compris ceux qui étaient jugés favorables aux intérêts américains. Qui s’exprime essentiellement par tweets. Qui, en plein bras de fer intérieur sur ses liens supposés avec une Russie considérée comme extrêmement agressive sur le plan du renseignement et de la déstabilisation, se permet le luxe de proposer la réintégration de Moscou dans le G7-G8, essuyant par-là même sur ce point une rebuffade des Européens ?

Sans compter que le découplage entre l’Europe et l’Amérique, auquel Trump travaille régulièrement, fait de la Russie le premier bénéficiaire de ces rodomontades. Même si, en réalité, Trump et Poutine sont en train de devenir à eux deux les meilleurs impresarios d’une vision stratégique ouest-européenne commune, soudain ressuscitée, et à laquelle s’adjoint le Canada.

Cela est-il encore acceptable par les gardiens du dogme ? S’ils sont divisés, quel est le rapport de force entre les camps en présence ? Si leur patience a des limites, où se situe le point de rupture, quelles sont les lignes rouges ? Et qu’envisagent-ils de faire si celles-ci sont franchies ? Il y a là, du point de vue de l’analyse du système politique américain, des défis passionnants à venir.

Et si Trump gagnait ?

Le suspens sera en partie levé dès les midterm (élections de mi-mandat) de novembre 2018, lorsque nous saurons si l’actuel Président a conforté son parti, ou contribué à sa perte. Mais imaginons un instant que Trump, en exprimant son aversion vis-à-vis du multilatéralisme, en rejetant toute contrainte extérieure, et en signifiant son refus de payer encore pour des Alliés jugés à la fois ingrats et « vivant sur la bête », incarne, au moins encore pour quelques années, le temps d’une évolution démographique inéluctable, la tendance majoritaire en Amérique ?

Les États-Unis connaîtraient alors plusieurs dilemmes profonds. Un dilemme, d’abord, entre leur attachement intérieur à la démocratie, qui impose de respecter la volonté de la majorité, et la défense, à l’extérieur, de l’intérêt national au sens le plus réaliste du terme, qui ne peut pas ne pas voir les dégâts du trumpisme.

Depuis 1945, la grande stratégie américaine consiste à renforcer ses alliances, à plaider pour le libéralisme des institutions globales, et pour le libre-échange. Cela a assuré aux États-Unis le leadership mondial, la première place économique, la victoire dans la Guerre froide. Or Trump souhaite balayer désormais cette recette gagnante.

Un deuxième dilemme s’ouvre alors : faut-il mettre fin à l’expérience, et comment ? Avec quels risques électoraux pour le Parti républicain et quels risques politiques pour la stabilité du pays ?

Ce qui s’est passé au Canada est un symptôme davantage qu’un déclencheur. On peut gloser à l’infini sur les traces de poignée de main macronienne imprimées sur l’épiderme de Donald, sur les efforts vains d’un Président français qui aurait perdu son temps à prendre jadis son homologue américain dans ses bras : le problème, en réalité, est davantage entre Washington et Ottawa, qu’entre Washington et Paris.

The ConversationOn peut spéculer sur l’échec tragique du dernier G7 : celui-ci n’a jamais eu d’issues qu’aimables, en demi-teinte, inutiles ou non-contraignantes pour quiconque. Ce qui est en jeu, c’est la recomposition d’un monde dont Trump a eu l’intuition populiste qu’elle était appelée de ses vœux par une partie de son électorat. Ce qui inquiète les initiés aux États-Unis : ces derniers estiment que cette partie-là de l’électorat n’est pas la plus à même de juger des intérêts américains à l’extérieur.

Frédéric Charillon, professeur de science politique, Université Clermont Auvergne

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