Le 14 septembre 1982, Bachir Gemayel mourrait dans un attentat perpétré par Habib Chartouni, membre du Parti social-national syrien (PSNS)[1]. Vingt-trois autres personnes périrent dans cet attentat. Quelques jours plus tôt, le chef des Forces libanaises (FL)[2] avait été élu Président de la République. 

Bachir Gemayel rêvait d’un Liban fort, pleinement souverain, indépendant et libre sur l’intégralité de son territoire, c’est-à-dire des 10 452 km2. Le PSNS milite pour la Grande Syrie dans lequel le Liban se fondrait. On a donc rapidement désigné les coupables : la Syrie en tant que commanditaire de l’attentat et le PSNS en tant qu’exécutant. 

Cela est pourtant moins simple qu’il n’y paraît.

En effet, dans l’un des épisodes[3] de la série d’entretiens diffusés ces dernières semaines par la chaîne de télévision Al-Mayadeen, Ahmad (ou Ahmed) Jibril, chef du Front populaire pour la libération de la Palestine-Commandement Général (FPLP-CG), a fait une révélation. 

Revenons un peu en arrière pour mieux la comprendre.  

En 2010, Robert Baer, un ancien cadre de la CIA qui a opéré au Liban[4], affirmait dans un entretien à NOW Lebanon[5] qu’il pourrait « prouver de façon convaincante qu’Arafat a assassiné le président Bachir Gemayel, mais la plupart des gens se moqueraient de l’idée ».

Quelques années plus tôt, en 2004, Alain Ménargues révélait dans son livre[6] que Chartouni appartenait à une cellule terroriste dirigée par le « Colonel Hawari »[7], un Palestinien aux ordres de Yasser Arafat et responsable de nombreux attentats dans le monde[8]. Cette cellule s’appelait « Organisation Aman el-Mandoubine ». 

Des actions terroristes étaient sous-traitées à l’Organisation Aman el-Mandoubine par les « islamo-progressistes » libanais[9] et par leurs alliés palestiniens[10] et syriens[11] avec lesquels ils combattaient l’État libanais alors défendu par les FL de Bachir Gemayel. 

Selon Dib Anastase (aujourd’hui décédé), le chef de la police Kataëb (SKS) durant la guerre, ce sont « des Palestiniens » qui en voulant assassiner Bachir Gemayel en février 1980 ont tué Maya Gemayel, l’une de ses deux filles[12]. En revanche, c’est l’Organisation Aman el-Mandoubine qui a exécuté l’attentat. 

Alain Ménargues explique[13] : « En fonction de ses possibilités, chaque parti palesti­nien, islamique ou progressiste devait fournir à l‘Organisation Aman el-Mandoubine des renseignements, des moyens techniques, du matériel ou des hommes. Ces derniers, ve­nus de différents horizons, devaient pouvoir “travailler” dans leur environnement d’origine. Ainsi les maronites “traitaient” des objectifs dans les zones chrétiennes, les sunnites fai­saient de même dans la leurs et ainsi de suite. Cette méthode permettait une infiltration plus sûre mais aussi elle avait pour objectif de “brouiller les pistes”. L’enquête effectuée sur l’“Organisation” permit d’arrêter deux chrétiens Joseph Kazazian et Nazih Chaya qui, en février 1980, avaient placé une voiture piégée près du Palais Bustros pour assassiner Bachir Gémayel. L’explosion avait pulvérisé sa mercedes 280 verte dans laquelle se trouvaient sa fille Maya et deux gardes du corps. (…). L’Organisation Aman el-Mandoubine agis­sait au profit de chacun de ses “fournisseurs”, mais également à la demande de tous ceux qui payaient -très cher- ses services. Habib Chartouni avait été “donné”, dans ce contexte, à l’“Organisation” par le PSNS qui fut tout surprit d’être directement impliqué dans l’assassinat de Bachir Gémayel. Son leader, Inaam Raad affirma, dans un communiqué, que le poseur de bombe ne faisait pas partie de son organisation. »

Le 20 octobre 2017, la Justice libanaise a condamné par contumace Chartouni mais aussi Nabil Alam, alors responsable de la sécurité et des renseignements au sein du PSNS, pour l’assassinat du président Bachir Gemayel. La peine ne concerne en revanche pas la personnalité morale du PSNS. 

Selon la Justice libanaise, Alam aurait été de connivence avec des personnes non identifiées en vue de commettre ce meurtre et aurait trouvé en Chartouni la personne pouvant réaliser cet objectif. 

Dans ses aveux, Chartouni avait affirmé avoir participé à plusieurs réunions à Anjar (dans la Békaa) au quartier général de Ghazi Kanaan, le chef des services de renseignements syriens au Liban. Chartouni atteste que Ghazi Kanaan lui-même ainsi que ses lieutenants Assef Hakim et Ali Hammoud ainsi que d’autres personnalités comme Nabil Alam participaient à ces réunions. Jibril a affirmé dans son entretien à Al-Mayadeen être l’une de ces autres personnes ayant aidé Nabil Alam. 

Il a fallu attendre 35 ans et que le général Michel Aoun – ancien compagnon de Bachir Gemayel – devienne Président de la République pour qu’enfin un jugement soit rendu. Arrêté en 1982 par le service de sécurité[14] des FL[15] et remis à Amine Gemayel[16] (le frère de Bachir Gemayel), Chartouni a été libéré de prison par les Syriens le 13 octobre 1990 lors de leur invasion des régions libres libanaises[17]. Il s’est alors réfugié en Syrie. Aujourd’hui, Alam et Chartouni sont toujours recherchés même si certains affirment que le premier serait mort au Brésil en 2014. 

La Justice libanaise devrait lancer un mandat d’arrêt contre Jibril, demander l’aider d’Interpol et saisir le Tribunal spécial pour le Liban. 


[1] Le PSNS est laïc. Il est composé de chrétiens mais aussi de sunnites et de chiites. Son objectif est de rattacher le Liban à la Syrie, sans nécessairement les faire gouverner de Damas. Il est très anti-israélien. 

[2] Les FL regroupaient des milices formées sur le tas, soit en 1936, comme les Kataëb de Pierre et Maurice Gemayel, qui, en l’absence d’une armée libanaise (celle-ci n’a été créée qu’en 1945), se formèrent pour faire face aux partisans de l’union avec la Syrie qui étaient organisés militairement ; soit en 1958 comme le Parti National Libéral (PNL) de Camille Chamoun, qui, devant la passivité de l’armée libanaise (alors dirigée par le général Fouad Chéhab) se forma pour faire face aux partisans de l’union avec la République arabe unie de Nasser qui étaient organisés militairement ; soit en 1969, comme le Tanzim, qui se forma face aux agressions palestiniennes contre l’armée libanaise, et ne sortirent de l’ombre qu’en 1975 ; soit en 1975, comme les Gardiens du Cèdre, qui, sans être spécifiquement chrétiens, formèrent des barrages dans les faubourgs des quartiers chrétiens, précisément pour arrêter les invasions.  

[3] http://www.almayadeen.net/episodes/1390214/%D9%88%D8%AB%D8%A7%D8%A6%D9%82%D9%8A-%D8%A7%D9%84%D9%85%D9%8A%D8%A7%D8%AF%D9%8A%D9%86_%D8%A3%D8%AD%D9%85%D8%AF-%D8%AC%D8%A8%D8%B1%D9%8A%D9%84—%D8%A7%D9%84%D8%AC%D8%B2%D8%A1-%D8%A7%D9%84%D8%B9%D8%A7%D8%B4%D8%B1.

[4] Il est également l’auteur de plusieurs livres. L’un d’entre eux a été adapté au cinéma : le film Syriana.

[5] https://now.mmedia.me/lb/en/interviews/the_devil_we_know.

[6] Les secrets de la guerre au Liban : du coup d’Etat de Bachir Gemayel aux massacres des camps palestiniens, Albin Michel, 2004. 

[7] Son véritable nom serait Abdullah Abd el-Hamid Labib ou peut-être Mahmoud al-Natour (surnommé Abou Tayeb).

[8] https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/DOC_0000258683.pdf.

[9] La coalition libanaise « islamo-progressiste » appelée « Mouvement National » regroupait alors : 

– Le Parti Socialiste Progressiste (PSP) dirigé par Kamal Joumblatt (assassiné en 1977) puis par Walid Joumblatt. 

– Le mouvement des Déshérités (chiites) de l’imam Moussa Sadr (disparu en Libye en 1978). Le mouvement Amal dirigé par Nabih Berri (président du Parlement depuis 1992) est la milice de ce mouvement. 

– Le Parti social-national syrien (PSNS) pourtant d’extrême-droite ; Le parti Baas, alors au pouvoir en Syrie et en Irak et qui se veut socialiste et nationaliste arabe ; L’Organisation populaire nassérienne et d’autres formations nassériennes comme les Mourabitoun ; Le parti communiste libanais dont une grande partie des adhérents sont alors chiites ; et, d’autres formations communistes.

[10] Les organisations palestiniennes étaient alors :

– L’Organisation de la libération de la Palestine (OLP) dominé par le Fath de Yasser Arafat (décédé en 2004). 

– Le Fath-Révolutionnaire d’Abou Nidal (qui a été tué en 2002). 

– Le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habache (décédé en 2008).

– Le FPLP-Commandement Général (FPLP-CG) d’Ahmad (ou Ahmed) Jibril.

– Le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP ou FDPLP) de Nayef Hawatmeh.

– Fatah-Intifada d’Abou Moussa (décédé en 2013). 

– La Saïka créé par le parti Baas syrien ; le Front de la libération arabe (FLA) créé par le parti Baas irakien ; le Parti communiste palestinien (PCP) rebaptisé Parti du peuple palestinien (PPP) ; le Front de la libération de la Palestine (FLP) ; le Front de la lutte populaire palestinien (FLPL) ; le Front de la libération populaire de la Palestine (FLPP).

[11] Les principaux dirigeants politiques et militaires syriens étaient Hafez el-Assad, Abdel-Halim Khaddam. Rifaat el-Assad, Moustapha Tlass, Hikmat Chéhabi, Ghazi Kanaan, Ali Douba, Ali Aslan et Ali Haydar.

[12] http://www.rdl.com.lb/2000/3753/anastase.html.

[13] https://libnanews.com/mort-de-bachir-gemayel-survie-de-assassin/.

[14] Alors dirigé par Élie Hobeika.

[15] Alors dirigées par Fady Frem (commandant en chef) et Fouad Abou Nader (chef d’État-major) depuis l’élection de Bachir Gemayel à la Présidence de la République. 

[16] Président de la République libanaise de 1982 à 1988. Il fut élu Président de la République à la suite de l’assassinat de Bachir Gemayel. 

[17] Sans faire face à la moindre résistance de Samir Geagea et de sa milice. Geagea fut même représenté dans le premier gouvernement formé sous l’occupation syrienne.  

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