Lettre ouverte à Monsieur le Président, Général Michel Aoun

Monsieur le Président de la République,

Le 29 avril 2018, j’ai voté pour la première fois de ma vie en tant que citoyenne libanaise de la diaspora, al-intichar, une franco-libanaise à double culture et double nationalité.

Ce vote des libanais à l’étranger est une première qui mérite d’être applaudie tout en remerciant ceux qui l’ont rendu faisable et possible et surtout je vous adresse à vous-même, mes remerciements en tant que Chef d’Etat garant de notre citoyenneté et nos droits civiques.

Tout au long de ces préparatifs, j’ai été emportée par le sentiment d’adhésion à ce projet de vote des libanais de la Diaspora, un sentiment partagé par une bonne majorité de libanais de l’étranger, eux aussi, comme moi, à double culture.

En dépit des difficultés, des contraintes, des erreurs logistiques ou autres, le vote a eu lieu, et nous avons été plusieurs à manifester notre réjouissance ; c’est fait, la Diaspora a voté ! La mise en place de cette organisation fut longue, contraignante mais elle aboutit.

Si je vous écris publiquement, Monsieur le Président, c’est que j’ai le sentiment d’avoir été trahie. Permettez-moi de vous le dire sincèrement avec tout le respect que je vous dois, car c’est vers vous que je demande recours avant toute autre procédure.

Si toutefois je vous informe de ma joie d’avoir accompli mon devoir citoyen tout en étant hors frontières, je m’adresse à vous, Père de la Nation, pour vous demander explication et réparation auprès des personnes responsables.

Le site LebaneseElections.com a d’ores et déjà publié la base de données de l’ensemble des électeurs libanais dans le monde, sans codes d’accès ni autorisation quelconque, avec une application mobile afférente.

N’importe quelle personne peut s’y connecter, en tapant le nom de n’importe quelle personne, La liste y figure en arabe, mais en saisissant le nom en français ou en anglais, il est traduit automatiquement en arabe. N’importe qui peut y accéder et lire les informations de n’importe qui : nom, prénom, registre, sexe et religion. N’importe quelle autre personne manipulant l’informatique peut aussi la dupliquer.

Qui se cache derrière ce nom de site ? A aucun moment nous avions été prévenus ou informés au préalable que nos informations, nos données personnelles allaient être diffusées publiquement, mettant en danger l’identité de certains, violant le droit à la discrétion pour d’autres, ou tout simplement permettant l’usage de données personnelles sans accord de la personne.

Peut-être au Liban, il n’y a pas encore une loi qui protège nos données personnelles, mais la Constitution libanaise reste notre premier garant et notre référence.

Peut-être, c’est la coutume au Liban, de diffuser au grand public, au sein du Ministère de l’Intérieur, les noms de l’ensemble des inscrits en tant qu’électeurs, mais là, pour la première fois, le vote a eu lieu, les 27 et 29 avril à l’étranger, dans des pays où il existe des lois qui protège les données personnelles de leurs citoyens, me concernant, en tant que binationale, il s’agit de la France , la CNIL, et le GDPR au niveau européen…

Ce n’est pas parce que la loi électorale autorise la communication des listes des électeurs avec leurs données personnelles, que l’accès à ces données grand public, par une société dont nous ne connaissons pas l’auteur, est tolérable et acceptable, là il s’agit d’une violation et d’une trahison.

Aucun pays au monde publierait les données personnelles de ses électeurs sur le net ; ce site, LebaneseElections.com, l’a fait profitant de notre bonne foi et de notre adhésion citoyenne au projet du vote des libanais hors frontières.

Je vous avoue Monsieur le Président, que j’ai été choquée pour la première fois, quand il a fallu m’inscrire par internet, en tant qu’électrice libanaise. Je me suis retrouvée perplexe face à la case de « religion » qu’on devait renseigner. Découragée, c’est ma conviction de citoyenneté qui m’a poussée à m’y inscrire, sachant que sur nos passeports et nos cartes d’identité, la mention de la religion n’existe plus depuis bien longtemps …

Le régime libanais est confessionnel, soit ! Nous en prenons acte. Mais voir mes données personnelles et celles de tous mes compatriotes, libanais de la terre et libanais hors frontières, diffusées ainsi publiquement, cela ne pourrait pas rester sous silence.
Nous sommes nombreux à nous sentir dans l’incompréhension, abusés, choqués, trahis, voire même honteux.

Quelle incompétence se cache derrière ceux qui ont toléré la diffusion des ces informations personnelles ? Qui a donné l’autorisation ou l’accès à cette société de diffuser la base de données personnelles de tous les libanais dans le monde ?

A cela s’ajoute un autre problème, celui de l’affichage publiquement des listes de l’ensemble des votants à l’étranger dans les bureaux de vote.

Comme vous le savez, plusieurs lieux de vote ont été organisés, en dehors des ambassades et des consulats. Pour mon cas, ce n’était même pas dans une Mairie. J’ai voté à Neuilly-sur-Seine, Hall du Théâtre de Neuilly, au 167 avenue Charles de Gaulle, lieu de regroupement des électeurs de Beyrouth 1 et 2.

Les listes des noms des électeurs répartis en Beyrouth 1 et 2, par genre, féminin ou masculin, étaient affichées sur la porte vitrée du Hall qui donne accès au trottoir, et leur lecture pour chercher notre nom, se faisait obligatoirement par la rue, lieu de passage de tous les piétons. Plusieurs personnes ont pu les prendre en photo et n’importe qui pouvait lire nos données personnelles, sans aucune discrétion.

Pour voter, des questions nous ont été posées dès l’entrée sur les lieux, parmi lesquelles, la religion, « shu dinak » ? Une fois l’enveloppe dans l’urne, on criait, le nom de la personne, par ex. un tel, muslim sunni a voté ou un tel, massihi marouni a voté… Etaient-ils obligés de le faire ? Le nom de la personne ne suffisait-il pas ?

Le fait de donner notre carte d’identité n’était pas suffisant, car la religion n’y figure pas. Il paraît que c’était des ordres et des consignes d’interroger les gens sur leur religion, en dépit des listes affichées qui ne respectaient aucune discrétion et du registre de vote sous leur main

Pourquoi ces listes affichées publiquement, mentionnaient notre âge et notre religion ? Dans un pays comme la France, où la laïcité règne en maître, on aurait pu nous éviter cela.

Dans un contexte de menace terroriste exacerbé, ce genre de pratiques ne met-il pas en péril, les Chrétiens d’Orient et/ou les musulmans chiites et sunnites, qu’ils se trouvent au Liban ou ailleurs, rendant leur identification et repérage plus faciles ?

Nul ne peut ignorer les lois locales des pays hôtes de ces libanais de la Diaspora, même s’il s’agit d’un vote pour notre pays d’origine. Car de ces lois, nos mentalités ont été imprégnées, cela fait partie de notre intégration réussie,  et notre double culture s’est enrichie avec cette dignité humaine qui s’offrait à nous, le respect de nos données et droits citoyens.

Si les élections, pour nous, à l’étranger sont terminées et qu’on peut tourner la page de cette humiliation de voir nos noms affichés sur ces listes sans aucune discrétion, le site de cette société privée est encore actif, au même titre que d’autres plateformes et applications mobiles qui semblent disposer de bases de données équivalentes.

Monsieur le Président, Général, vous êtes mon recours et vous demande explication et réparation du préjudice subi. Je sollicité votre bienveillance, d’exiger la fermeture immédiate de ce site privé, et des sites publics au Liban avec lesquelles il interagit avec ou sans autorisation de l’administration libanaise.

Des milliers de libanais dans le monde s’y trouvent, notre seule erreur, c’est d’avoir fait confiance à notre Etat en s’y inscrivant, contrairement à d’autres qui ont refusé de s’y aventurer, justement par crainte et par doute sur la capacité de l’Etat Libanais à faire bon usage de leurs données.

Monsieur le Président, j’estime, pour ma part, qu’il y a eu violation et trahison. Le viol étant contestable même puni.

Restant à votre disposition et vous exprimant par avance ma très vive gratitude, je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’hommage de mon profond respect.

Jinane Chaker Sultani Milelli
Jinane Chaker-Sultani Milelli est une éditrice et auteur franco-libanaise. Née à Beyrouth, Jinane Chaker-Sultani Milelli a fait ses études supérieures en France. Sociologue de formation [pédagogie et sciences de l’éducation] et titulaire d’un doctorat PHD [janvier 1990], en Anthropologie, Ethnologie politique et Sciences des Religions, elle s’oriente vers le management stratégique des ressources humaines [diplôme d’ingénieur et doctorat 3e cycle en 1994] puis s’affirme dans la méthodologie de prise de décision en management par construction de projet [1998].

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