La diabolisation du Qatar sonne-t-elle le glas du Conseil de Coopération du Golfe ?

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Fatiha Dazi-Héni, Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM)

La crise qui oppose aujourd’hui avec virulence le Qatar à l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) depuis le 23 mai 2017 a débuté par des déclarations attribuées à l’émir qatari Tamim sur la diabolisation dont l’Iran fait l’objet, notamment à la suite des propos très anti-iraniens prononcés par le président Trump lors de sa première visite officielle à l’étranger effectuée à Riyad, les 20 et 21 mai 2017.

Si lier la crise à cette visite était erroné, celle-ci a en revanche été exploitée par Riyad, très satisfait de la position dure affichée par le Président Trump sur l’Iran, mais aussi par Abu Dhabi. Ces deux pays ont ainsi garanti à leurs accusations portées contre le Qatar un fort retentissement international.

L’émir Tamim avait adressé un message de félicitations à l’adresse du président iranien réélu Rohani et exprimé le souhait de voir le climat tendu s’apaiser avec Téhéran, alors même que le président Trump faisait la veille les déclarations hostiles envers ce pays, accusé notamment d’être au cœur de la déstabilisation de la région et d’être l’épicentre du terrorisme.

Toutefois, on notera que Doha affirme avoir été victime d’un acte massif de piratage qui aurait contribué à dénaturer les déclarations de l’émir Tamim.

Une organisation régionale minée par des différends qui se règlent « entre familles »

Les rivalités et tensions, voire les crises ne sont pas rares au sein de cette instance régionale qui réunit les six monarchies de la Péninsule arabique (Arabie saoudite, Bahreïn, EAU, Koweït, Oman et Qatar) et a été instaurée le 25 mai 1981. Si les raisons de la création du CCG sont liées à des tensions et conflits récurrents dans la région (avènement de la République islamique d’Iran en février 1979, invasion de l’Afghanistan par l’URSS en décembre 1979, guerre Irak-Iran à partir de septembre 1980), les divergences entre États membres sur diverses questions régionales ne feront pas de ce bloc régional un pacte homogène.

Cependant, les monarques du Golfe ont toujours favorisé les discussions, négociations et compromis au sein de leur instance régionale pour trouver des solutions. Le règlement à leurs désaccords passe souvent par l’arbitrage d’un ou de plusieurs États membres, le Sultanat d’Oman ou/et le Koweït, partisans d’une diplomatie de médiation, dont les interventions ont souvent été salutaires pour le règlement des crises.

Seul un épisode datant de 1992 s’est soldé par un incident frontal au poste frontière d’al-Khaffous entre des gardes-frontières saoudiens et qataris. Hormis ces heurts, des abcès de crises ont vu à plusieurs reprises l’Arabie saoudite rappelé son ambassadeur du Qatar en 2002 ou encore en 2014, cette fois-ci accompagné des EAU et du Bahreïn.

Les raisons d’une crise sans précédent

Cette fois, la virulence de la réaction saoudo-émiratie à l’encontre du Qatar le 5 juin 2017 est inédite et surprend par son ampleur. La violence des multiples attaques médiatiques et mesures de rétorsion diplomatiques, politiques et économiques décidées à l’encontre du Qatar sont très inhabituelles. Riyad, les EAU, Bahreïn – immédiatement appuyés par leurs affidés régionaux, l’Égypte, le gouvernement yéménite en exil ou encore les Maldives – ont rompu leurs relations diplomatiques avec le Qatar, alors même que le Koweït et Oman s’y refusent. Le 7 juin, la Mauritanie a suivi le mouvement et la Jordanie a abaissé le niveau de sa représentation diplomatique à Doha.

Saoudiens et Émiratis ont également fermé leur espace aérien et maritime, et plus grave pour Doha, la seule frontière terrestre qu’il partage avec le Royaume saoudien et d’où proviennent 90 % de ses produits de consommation courante, notamment alimentaires, mais aussi le matériel de construction, a été fermée. Ces mesures s’accompagnent d’une campagne de dénigrement pour mettre au pas le régime qatari et lui imposer de rentrer dans le rang en suivant la ligne politique dictée par Riyad et Abu Dhabi.

Carte du Proche-Orient.
Cacahuate/WIkimedias, CC BY-SA

Doha a immédiatement reproché à Abu Dhabi d’avoir orchestré cette opération sachant que cet émirat mène depuis près de trois ans une campagne médiatique très virulente à l’encontre du Qatar pour ses positions pro–Frères musulmans envers lesquels le prince héritier émirati, cheikh Mohammed Bin Zayed voue une véritable aversion. Il mène ainsi avec le Président égyptien Al-Sissi une campagne internationale pour convaincre d’inscrire ce courant politique d’inspiration islamiste et contestataire sur la liste des organisations terroristes.

De plus, le récent piratage du mail de l’ambassadeur émirati aux États-Unis, Yusuf al-Oteïba corrobore les accusations de Doha sur l’orchestration d’une campagne médiatique ayant pour objectif de déstabiliser le Qatar en vue de le punir d’avoir enfreint la ligne rouge consistant à soutenir le courant des Frères musulmans, a fortiori durant la période tourmentée des printemps arabes. Par ailleurs, à la demande de Doha, le FBI a enquêté sur le piratage des sites d’information qataris, et notamment le site d’al-Jazira et confirmé qu’il avait été l’objet d’une vaste attaque de piratage informatique.

Les causes profondes de la grave crise en cours entre le Qatar, les EAU et l’Arabie saoudite au premier chef sont en effet directement liées au soutien de Doha aux Frères musulmans et à la couverture médiatique des événements que ne couvrent pas les régimes accusateurs (révolutions arabes, Palestine, Égypte…).

En outre, l’origine de cette crise remonte à celle de 2014, lorsque Riyad, Abu Dhabi et Bahreïn ont conjointement rappelé leur ambassadeur, durant une période de huit mois, pour obliger Doha à revenir sur ses positions hostiles au régime du président égyptien Al Sissi. Si la crise actuelle atteint une telle virulence, c’est parce que les dirigeants saoudiens et émiratis estiment que l’émir du Qatar n’a pas compris l’avertissement de 2014.

Les effets collatéraux de la crise la plus grave du CCG

L’appui inconditionnel du Président Trump à la ligne accusatrice et anti-qatarie des Saoudiens et Émiratis rendant Doha responsable des attentats organisés par toutes les organisations terroristes avérées ou qualifiées comme telles (État islamique, Al-Qaida) ou rebelles Houthis (au Yémen), Hezbollah et milices chiites soutenues par Téhéran exacerbe d’autant plus cette crise. Néanmoins le secrétaire d’État à la Défense, le général Mattis comme le Secrétaire d’État, Rex Tillerson ont publiquement désavoué les tweets du président Trump qui a été contraint de se dédire et d’exhorter le Roi Salman d’engager une désescalade de la crise et l’enjoindre à résoudre la crise avec le Qatar.

La présence de la base militaire américaine la plus importante au Moyen-Orient, l’USCENTCOM située à Doha et forte de 10 000 hommes, ainsi que la présence de la Vème flotte américaine, stationnée au nord de l’émirat, dans le royaume très troublé du Bahreïn, justifient l’inquiétude des deux hommes forts en charge de la politique extérieure et de défense des États-Unis.

Exercice conjoint réunissant des militaires américains et du CCG, à Koweït, en mars 2017.
The National Guard/Flickr, CC BY-SA

Par ailleurs, la Turquie, qui a installé à Doha sa première base militaire fin 2014, a décidé d’y envoyer des troupes et de subvenir aux besoins de l’émirat -une proposition également faite par l’Iran-. Cette décision tend à démontrer que la manœuvre pour isoler le Qatar est en train d’échouer.

De plus, Oman, jusque-là resté discret a fait savoir publiquement qu’une crise majeure demeurée secrète avait opposé, en décembre 2011, les EAU à Oman lorsque l’émirat d’Abu Dhabi avait tenté de fomenter un coup d’État contre le Sultan d’Oman Qabous, en raison de ses bonnes relations avec l’Iran. Cette révélation publique intervient alors qu’Oman – par la voix de son ministre chargé des Affaires étrangères, Yusuf al-Alawi – vient prêter main-forte à l’émir du Koweït, le doyen des monarques du Golfe, pour renforcer son action médiatrice entreprise au sein du CCG et qui pourrait décider le roi Salman à trancher et à choisir la méthode traditionnelle consistant à trouver des compromis en interne plutôt qu’à utiliser la confrontation.

Changement de génération et de culture

La virulence et la surexposition sur le devant de la scène publique et internationale de cette crise tranche avec la gouvernance traditionnelle. Elle reflète le changement de génération et de culture politique des leaders du Golfe qui sont à la manœuvre avec pour objectif d’exercer une pression maximale sur le régime qatari, aujourd’hui acculé à rentrer dans le rang..

En effet, alors que les monarques du Golfe ont toujours veillé à régler leurs différends en «famille» et à l’abri du regard extérieur, cette crise est orchestrée par des leaders issus d’une nouvelle génération: elle implique le prince héritier des EAU en concertation étroite avec le vice-prince héritier et ministre de la Défense d’Arabie saoudite. Cette attitude agressive, tranchée et déterminée, organisée autour d’une campagne médiatique de dénigrement avec des techniques modernes en vue de “faire plier l’adversaire», s’apparente à des méthodes d’intimidation utilisées par des services ou agences de coercition, en vue d’intimider et de faire céder un ennemi.

<image id=”172933” align=“centre” source=“Mandel Ngan/AFP” caption=“L’émir Tamim du Qatar et Donald Trump, à Riyad, le 21 mai dernier.

Ce qui a fait du CCG un pacte tenace et résilient, au regard de la profonde crise qui le traverse aujourd’hui, pourrait se révéler devenir sa plus grande vulnérabilité. La solidité de ce pacte a toujours tenu à la volonté des dirigeants à préserver la solidarité interdynastique.

The ConversationCependant, ce sont bien ici ces liens primordiaux qui sont affectés. En effet, l’esprit de solidarité qui lie ces six régimes, au regard du caractère tribalo-dynastique de ces pouvoirs depuis lequel le CCG tire sa cohésion, sa force et sa singularité depuis son instauration, devrait sortir fortement affaibli par cette crise sans précédent.

Fatiha Dazi-Héni, Chercheur sur la région Golfe- péninsule Arabique, enseignante Monde arabe (IEP de Lille)., Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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