La Maison de l'UNESCO, Paris
La Maison de l'UNESCO, Paris

Conférence mondiale des humanités, Liège ,­ 6-12 août 2017

Le rapport mondial de l’Unesco sur la culture publié en l’an 2000 sous le titre « Diversité culturelle, conflit et pluralisme »avait révélé que « la plupart des conflits qui surgissent aujourd’hui au sein des Etats-nations ont une composante culturelle »et que « tous ces conflits ont éclaté en un bref laps de temps ,depuis la publication en 1998,du premier rapport mondial sur la culture de l’Unesco ».Le fait culturel est devenu plus que jamais ,avec la mondialisation un fait politique et bien plus il le devance et même l’établit.

Cette ambivalence du culturel et du politique a donné lieu très rapidement à une nouvelle idéologisation du culturel et à son instrumentalisation par le politique, sans toutefois parvenir pour autant, à conceptualiser la question de la diversité culturelle, par manque d’un cadre référentiel, rationnel.

 Nous avons donc à faire face soit à un déni acharné des différences culturelles au nom d’un humanisme généreux, utopique et quelque peu impuissant et béat qui nous donne bonne conscience, soit à une affirmation frénétique voire forcenée de ces différences culturelles qui nous condamnent à rentrer dans une logique darwinienne de survie, à travers des conflits continus, interminables et sans issue.

Comment gérer les flux migratoires, la libre circulation des informations et des biens, le dépassement des frontières ? D’autant plus qu’un même phénomène politique qui sollicite notre identification autrement dit interpelle notre subjectivité, peut du jour au lendemain acquérir une nouvelle interprétation, en faisant basculer notre mode de compréhension, d’une extrême à une autre.

Comment s’extraire des dérives identitaires et du fondamentalisme pour faire triompher le pluralisme et le vivre ensemble ? Comment définir un cadre anthropologique constant sans paraître essentialiste, structurer et identifier sans discriminer, reconnaitre pour pouvoir durablement et rationnellement aménager ?

Certes nous n’avons pas de solution toute trouvée, à cette question si complexe qui ne saurait être traitée entièrement au niveau de l’éthique philosophique idéaliste, ou se résoudre uniquement dans le pragmatisme politique matérialiste.

Poursuivant depuis une vingtaine d’années des recherches autour de cette question, il m’a semblé important, afin de ne pas rester au niveau du constat, de poser une problématique adéquate pour échapper aux débats passionnels. J’ai ainsi suggéré une démarche méthodologique qui ne prétend pas fournir des solutions immédiates mais qui tente d’établir un cadre neutre de négociation propice au débat. Il faut au préalable définir pour pouvoir débattre.

Dans mon premier livre « l’identité pluriculturelle libanaise » publié en 2001 à l’occasion du sommet de Beyrouth des chefs d’état et de gouvernement francophones sous le thème « Le dialogue des cultures »,qui a été reporté à 2002 après les évènements du 11 septembre 2001,  j’ai entrepris d’étudier, l’expérience libanaise exclusivement, car la géographie particulière unique de ce pays, a constitué un espace privilégié du croisement des civilisations : elle a permis aux phéniciens depuis les temps anciens, d’inventer le premier alphabet phonétique (ce qui constitua, la première révolution de la communication dans l’histoire de l’humanité) et de devenir des médiateurs culturels et commerciaux entre les peuples de la méditerranée du monde antique.

Puis elle a fait émerger une expérience du vivre ensemble, entre dix-huit communautés culturelles religieuses qui se sont établies au fil du temps, sur cette terre donnant naissance à une véritable société pluriculturelle.

Après quelques années, j’ai poursuivi ma recherche pour explorer l’espace de la mondialisation et déduire un cadre conceptuel et une approche anthropologique, qui pourraient aider à comprendre le sujet du pluralisme et contribuer à résoudre les conflits culturels, sous leurs formes diverses.

 Je suis revenu aux écrits d’Hérodote, qui assista, cinq siècles avant notre ère, au premier choc de civilisations dans l’histoire de l’humanité, entre les Grecs et les Perses. Il fut le premier à écrire l’Histoire de manière méthodique, d’où son surnom par Cicéron, de père de l’Histoire. Il relata les faits de manière objective et informative.

 Les écrits d’Hérodote, père de l’histoire, de la géographie, de l’ethnologie et du journalisme, nous sont parvenus sous le titre général d’Enquête (livres I à IX).

Hérodote surnommé également le philosophe oublié, a été le premier à relater ce qu’il a observé, durant ce premier conflit entre l’Occident et l’Orient. Il nous fournit les informations constantes et abstraites qui nous sont parvenues car la pensée grecque s’est transmise aux Romains qui l’adoptèrent comme référence principale, pour comprendre les règles et établir une méthodologie. L’esprit humain est le même s’étant déplacé, entre différentes civilisations. En conclusion de mes recherches à ce sujet, j’ai publié en 2009 un essai sous le titre « les paramètres d’Hérodote ou les identités culturelles collectives » aux éditions de l’Orient le jour.

Hérodote relate que les Athéniens, répondirent aux Spartiates alors qu’ils étaient en rivalité avec eux pour prendre la tête du monde grec, qu’ils ne soutiendraient en aucun cas, les Perses parce que « le monde Grec est uni par la langue, le sang, les sacrifices et les sanctuaires (donc la religion) qui nous sont communs et nos mœurs qui sont les mêmes. »

 De cette manière le père de l’histoire a énoncé les paramètres constants, qui structurent « l’identité culturelle » de manière neutre et au-delà de leur contenu. Ces mêmes paramètres réapparaissent après 2500 dans la charte de l’Unesco, qui souligne l’obligation de respecter les droits de l’homme « sans distinction de langue, de race de religion et de sexe ».

 Donc nous avons dans l’enquête du père de l’histoire et dans la charte de l’Unesco, les mêmes paramètres, à savoir la religion, la langue, la race et les mœurs, mais dans un sens diamétralement opposé car Hérodote les emprunte, pour comprendre le processus de structuration des identités collectives alors que la charte de l’Unesco y fait référence, pour s’en émanciper et réaliser l’identité humaine, à travers l’individu et non la communauté.

Ainsi ces paramètres constants servent à renforcer les identités collectives mais peuvent aboutir à discriminer l’humanité. Il est donc de notre devoir dans un premier temps, de les reconnaître et dans un second temps de nous en libérer pour accomplir « l’identité humaine ». Ces paramètres sont en même temps indispensables pour la structuration des sociétés mais peuvent être utilisés, à des fins idéologiques d’élimination, aboutissant à des conflits destructeurs.

En revenant à ces paramètres, nous devons les comprendre et les relier, au sein d’une même grille car nous constatons que tout conflit culturel aujourd’hui, s’articule autour d’un de ces paramètres. Chaque société va mettre en avant, le paramètre culturel qui lui semble potentiellement litigieux.

Le litige en Belgique présente un caractère culturel linguistique, le conflit en Irak est d’une part ethnico-linguistique (kurdes et arabes) et d’autre part religieux (sunnites et chiites). Aux Etats-Unis, le conflit s’est déplacé de ses paramètres culturels raciaux (noirs et blancs), au paramètre ethnico-linguistique (anglophones et hispanophones) et au Canada, il s’est transformé d’un litige religieux (protestants et catholiques) en un litige linguistique (francophones et anglophones). Au Soudan, le conflit s’est déplacé, d’un paramètre religieux (musulmans et chrétiens) à un paramètre racial, avant d’établir deux états sur un même sol.

Quant au paramètre des mœurs, il se retrouve surtout aujourd’hui au cœur des rapports, entre l’Orient et l’Occident :

En effet, l’Occident a évolué à la suite des révolutions sociales, qui accompagnèrent les révolutions économiques et aboutirent à l’émergence d’idéologies sociales (droite et gauche) et au renforcement des droits de l’homme, des libertés individuelles, à l’émancipation des femmes et des minorités sexuelles. Mais cette évolution a également entraîné le démantèlement de « la structure patriarcale », dans sa dimension communautaire et familiale, en aboutissant à certains moments, à la tendance individualiste prédominante, dans la société de consommation industrialisée ou de services.

Quant à l’Orient, il fut dominé par le système patriarcal tribal et familial, basé sur la solidarité sociale mais également sur la masculinité, le déni des droits de la femme et des minorités sexuelles, le renoncement des libertés individuelles au profit de la collectivité.

Cependant, avec la mondialisation et la révolution des moyens de communication et le passage d’une économie agraire primaire en une économie tertiaire de services, il n’est plus possible de brimer les libertés individuelles telles les libertés d’expression, de circulation et de communication, car l’économie et la politique sont reliées à une structure sociale, prédominante aujourd’hui dans le monde et qui s’impose partout. Même l’Orient trouve aujourd’hui avec les nouvelles technologies, un nouveau code dans la manière de vivre et de se comporter.

Le plus important dans la mondialisation, c’est l’adaptation aux données actuelles et le dialogue dans un cadre réaliste équilibré, les obstacles psychologiques pouvant rapidement aboutir à des pratiques de violence et de rejet, une pulsion d’élimination et le retour à l’instinct car l’Orient et l’Occident ont évolué de manière différente, compte tenu des circonstances économiques, politiques et sociétales.

 Il est donc indispensable aujourd’hui, que tout le monde adopte des valeurs communes, pour assurer la continuité entre les sociétés, tout en préservant les spécificités culturelles de chacun. La difficulté est donc de concilier entre les valeurs universelles et les spécificités culturelles historiques sachant que la mondialisation peut imposer l’égalité, comme également l’uniformisation et les spécificités peuvent engendrent la diversité, le pluralisme et l’enrichissement commun mais peuvent également entraîner la discrimination et la fragmentation.

Le pluralisme culturel repose sur des paramètres constants et continus depuis Hérodote, le père de l’Histoire et le premier conflit de civilisations entre l’Orient et l’Occident. Ces paramètres sont indispensables, pour constituer l’identité collective à travers la religion, la langue, la race et les mœurs mais cette appartenance ne devrait pas se réaliser aux dépens des minorités et des individus car elle pourrait engendrer, des idéologies culturalistes sectaires destructrices. Les exemples à travers l’histoire sont nombreux entre massacres, esclavagisme, racisme, tyrannie et crimes contre l’humanité.

Il est important de reconnaître, les spécificités culturelles en tant que sources de richesse et d’évolution car l’interaction positive dans la différence, produit la créativité et l’innovation mais ces spécificités peuvent entraîner l’éclatement et la régression à l’instinct, si elles sont instrumentalisées à des fins de pouvoir abusif et despotique.

La société pluraliste devrait reconnaître son identité composée (d’après le paramètre divergent : racial, religieux, linguistique et de mœurs) mais devrait envisager, cette différence culturelle comme source d’enrichissement et une valeur ajoutée, pour la société qui entraînerait une nouvelle appréciation, de ses valeurs et non point des idéologies unilatérales fermées.

 Il est donc possible de parvenir à un compromis, dans le cadre de la grille des paramètres d’Hérodote afin de retrouver les éléments convergents, en contrepartie de l’élément divergent et de favoriser la continuité au sein d’une même société. L’identité n’est pas fixe car la vie et la liberté sont dynamiques et nous parlons plutôt d’identification, que d’une identité définitive.

Les paramètres sont fixes mais l’interaction est dynamique, soumise à la volonté humaine car c’est le fruit d’une expérience de vie commune, ainsi il ne nous est pas possible de changer les paramètres car ils sont structurels mais  nous pouvons  toutefois les comprendre et orienter leur usage, car si le but est la reconnaissance de l’autre, nous pouvons trouver des éléments communs et si l’expérience historique est négative et que la confiance manque, il nous est alors difficile de recourir aux paramètres de compensation, qui relient au sein d’une même société.

Chacun de ces paramètres est en même temps, un projet de dissension et de fragmentation et un projet de rapprochement, d’échange enrichissant et d’unité.

 Le pluralisme en lui-même n’est pas, un élément positif ou négatif, il s’agit d’une réalité mondiale avec la mondialisation et il nous appartient d’en bénéficier, en le replaçant dans son véritable contexte, autrement dit la valeur ajoutée qu’il apporte, l’évolution et l’ouverture et non point le repli, la peur, le soupçon et la menace.

En mettant en perspective le texte d’Hérodote et celui de l’UNESCO, il se n’agit pas de tomber dans une sorte de relativisme historique, mais au contraire d’établir une grille paramétrique susceptible de fournir une reconnaissance de ces éléments de structuration identitaire, en même temps qu’une flexibilité pour les négocier.

Le but est de relativiser ces paramètres identitaires, afin d’éviter leur instrumentalisation au profit de la politique et en même temps, de les transcender. Car parler de conflits culturels tout en niant les différences culturelles, c’est tomber dans l’ambigüité, dans une ambivalence inefficace.

Dans la mesure où ces éléments ont été identifiés par Hérodote 500 ans avant notre ère, nous disposons d’un cadre référentiel qui a sa légitimité. Il fallait ce support de la pensée grecque rationnelle pour ne pas s’enfoncer dans un discours émotionnel. Il fallait ce cadre référentiel à partir duquel il est plus aisé de négocier les conflits, qui aujourd’hui tournent pour la plupart autour des mêmes éléments, qu’ils soient religieux, culturels, ethnico linguistiques ou de mœurs, afin d’empêcher leur idéologisation et tendre vers l’idéal porté par l’UNESCO, d’une identité humaine qui transcende ces différences culturelles.

Néanmoins, si on se réfugie uniquement dans un discours humaniste un peu trop idéaliste et utopiste, alors que les conflits sont à nos portes, il y a un décalage. Il faudrait que l’UNESCO puisse aller au-delà d’un discours lisse, aseptisé et consensuel mais déconnecté de la réalité, qui ne permet ni de définir les problèmes, ni de les négocier.

Il suffit de rappeler les deux magnifiques conférences prononcées à l’UNESCO par Claude Lévi-Strauss, père de l’anthropologie moderne : la première en 1952 s’intitulait Race et Histoire et avait donné naissance au structuralisme ; la seconde, en 1971, posait le problème du rapport entre Race et culture, à la suite de quoi l’UNESCO l’avait exclu de ses débats pendant 35 ans car il avait évoqué un « seuil biologique » de tolérance pour les cultures.

 Il est dommage que l’on ait renoncé à réfléchir sur ce texte fondamental, pour se tourner vers des discours qui certes rassurent, mais dont l’impact à l’extérieur reste très limité. La pensée de Claude Lévi Strauss est dialectique et non contradictoire, elle aide à établir un équilibre entre idéalisme humaniste et pragmatisme politique et sociétal.

Comment applique-t-on concrètement cette réflexion aux conflits culturels ? Il ne s’agit pas   de défendre une langue, une religion, une culture ou une race, mais d’appréhender le discours de l’identité à travers ces éléments structurants, en essayant de montrer leurs liens, afin de pouvoir en les recadrant dans cette grille paramétrique engager un débat cohérent et rationnel, pour parvenir à les ajuster, à les compenser les uns par rapport aux autres.

Cela dit, il n’y a pas d’exemple de société ou tous ces éléments sont alignés, car ce serait une société clonée.

Déjà chez les Grecs, les guerres médiques furent suivies de la guerre du Péloponnèse (rapportée par Thucydide), où les Athéniens et les Spartiates s’affrontèrent à leur tour, pour des différences de mœurs. Il faut donc exclure toute idée d’une conjonction parfaite des quatre paramètres dans une société car celle-ci serait statique, verrouillée et invivable.

La dimension du pluralisme est inscrite dans tout projet de société, dans tout cadre du vivre ensemble. Mais ces différences culturelles, soit on arrive à les négocier au mieux, en les envisageant comme une valeur ajoutée, en essayant de les compenser par les éléments qui rassemblent, soit on court au divorce… Le vivre ensemble est la somme positive des éléments qu’on a en partage, servant à établir une plateforme commune et permettant la définition libre et consentie, d’un projet politique qui la traduit.

A travers Les paramètres d’Hérodote (publié en 2009 qui propose une approche conceptuelle citée dans le rapport mondial de l’Unesco de 2009, Investir dans la diversité culturelle et le dialogue interculturel, page 20 sous le titre : identités nationales, religieuses, culturelles et multiples) il s’agit donc essentiellement de proposer une réflexion inédite sur les conflits culturels pour comprendre comment ils s’articulent et s’enclenchent.

Il appartient ensuite aux politiques de trouver des solutions et de les mettre en œuvre. S’il n’y a pas de bonne volonté pour vivre ensemble, personne ne peut l’imposer. L’idée n’est pas de se substituer à la volonté des hommes mais de proposer, un cadre structurel qui puisse donner, une cohérence au discours et prévenir l’instrumentalisation de la question identitaire.

Voir également les sites: www.liège.be et  www.rtbf.be

Bahjat Rizk
Avocat à la cour, écrivain libanais, professeur universitaire, attaché culturel à la délégation du Liban auprès de l’UNESCO (depuis 1990) a représenté le Liban à de multiples conférences de l’UNESCO (décennie mondiale du développement culturel-patrimoine mondial

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