La ville de Dubai. Pixabay
La ville de Dubai. Pixabay
Amélie Le Renard, École normale supérieure (ENS)

Amélie Le Renard vient de publier aux Presses de Sciences Po (avril 2019) Le privilège occidental, résultat d’une longue enquête sociologique sur la perception des travailleurs occidentaux à Dubaï et les attentes que ces derniers suscitent au sein de la ville émiratie. Extraits remaniés par l’autrice.


Ancien protectorat britannique devenue cité état au sein de la Fédération des Émirats arabes unis en 1971, Dubaï peut aujourd’hui être décrite comme une « ville-entreprise » que les autorités sont parvenues à imposer comme un carrefour incontournable d’échanges commerciaux, financiers et humains à l’échelle globale.

Sur le marché du travail dont plus de 90 % des protagonistes sont des résidents étrangers, les titulaires de passeports occidentaux sont structurellement avantagés : ils reçoivent des salaires bien supérieurs, ont des carrières plus rapides et occupent plus souvent des positions de management.

Si ces avantages peuvent être inscrits dans la continuité de hiérarchies coloniales, ils sont aussi liés à la politique migratoire du gouvernement dubaïote ainsi que des entreprises, cherchant à attirer des ressortissant·e·s de pays occidentaux. En effet, l’occidentalité est construite comme un argument de vente au service de la marque Dubaï.

Le statut avantageux dont bénéficient les titulaires de passeports occidentaux s’accompagne d’attentes tacites sur le marché du travail – et qui varient selon le genre et l’assignation raciale. De manière tacite, il est attendu des personnes qu’elles performent une occidentalité essentialisée, construite d’une manière singulière.

S’y conformer permet de vendre non seulement la marque Dubaï, mais aussi les marques des entreprises, et de se vendre soi-même, une expression employée couramment par les personnes que j’ai rencontrées. Se vendre, dans la ville-entreprise, c’est se promouvoir sur le marché du travail et se constituer un réseau de personnes utiles.

Les soft skills

La centralité de l’image marque le monde professionnel. Au cours des entretiens, la « bonne présentation », la « bonne attitude » reviennent sans cesse comme des critères centraux de recrutement. Ella, salariée dans une start-up (de nationalité norvégienne), m’explique qu’elle doit recruter quelqu’un pour son équipe et qu’elle recherche avant tout une « personnalité ». Quand je lui demande ce qu’elle entend par là, elle me répond (en anglais) :

« Je cherche quelqu’un qui a la bonne attitude. Quelqu’un qui veut travailler en équipe, qui a une attitude positive. Qui est sympa, détendu. Et ouvert d’esprit. Qui est dans le même état d’esprit que nous, transparent, positif, détendu, ouvert ».

La « bonne présentation » et les soft skills ne sont pas propres à Dubaï. En France également les compétences dites relationnelles sont valorisées par les employeurs. Cependant, sur un marché du travail aussi multinational, les diplômes tendent à être relativisés. Si leur valeur est jugée à l’aune du pays de leur obtention et qu’un diplôme délivré par une université occidentale constitue un atout, les soft skills peuvent en partie compenser l’absence de diplôme, du moins pour les titulaires de passeports occidentaux, qu’ils soient ou non identifiés comme blancs.

Ainsi que je le comprends au fil de l’enquête d’autres critères spécifiques émergent, même s’ils sont le plus souvent implicites : afficher des signes extérieurs de richesse, masquer les signes d’appartenance religieuse, porter des vêtements renvoyant à une certaine construction de l’occidentalité professionnelle, parler anglais avec un accent européen ou états-unien, et cultiver un sens des interactions ordinaires, incluant un sens de l’humour culturellement situé.

Porter des signes extérieurs de richesse

Une entrepreneure française, Fatima, la trentaine, insiste sur l’importance d’afficher des objets visiblement chers pour être prise au sérieux. Cela serait, selon elle, un premier critère de la « bonne présentation » :

« À Dubaï quand tu vas dans un meeting pour une grosse société, si tu es un mec, ils vont regarder ta montre et, si tu es une gonzesse, voir si tu es apprêtée, si tu as un diamant. […] En France, si tu vas avec un sac à main Chanel dans un [rendez-vous professionnel], c’est vulgaire, si tu veux […] »

Pour Fatima, l’affichage de signes extérieurs de richesse est un critère de jugement pour un entrepreneur, et plus largement pour toute personne travaillant dans la vente. Elle-même a dû apprendre à se présenter selon ces codes, bien différents de ceux qu’elle a appris en France, dans son village, puis dans l’école de commerce d’une petite ville où elle a passé son diplôme (bac+3) : les professeurs y recommandaient de ne pas arborer de signe ostensible de richesse, expliquant que cela attirait la méfiance.

Lors de notre rencontre, elle se conforme désormais à ce modèle. Pour l’entretien, elle me donne rendez-vous dans le lobby d’un hôtel chic situé dans un quartier onéreux, arrive dans une tenue que je juge chère et sophistiquée quoique décontractée (mini jupe en jeans, chemise manches courtes d’une matière vaporeuse, chaussures lacées à talons plats en cuir blanc), commande plusieurs boissons et règle la note.

Le consumérisme, la mise en scène de la dépense d’argent et l’affichage de marques considérées comme prestigieuses sont centraux dans l’interprétation de l’appartenance des personnes en termes de classe. Il existe évidemment d’autres signes, comme les diplômes obtenus dans des universités états-uniennes ou britanniques. Cependant, dans un monde professionnel où beaucoup ne font que passer et où chacun doit être capable de situer rapidement une nouvelle connaissance, avoir l’air riche constitue un critère qui s’articule avec celui de la nationalité.

Des formes de bluff existent cependant, favorisées par les environnements sociaux internationaux. Avant de monter son entreprise, Fatima a d’ailleurs vécu à Dubaï pendant un an sous un statut de visa touriste qui l’obligeait à sortir du pays tous les quarante jours. Elle travaillait alors illégalement, et était donc dans une situation précaire tout en affichant des signes extérieurs de richesse. Un cas similaire à d’autres que j’ai rencontrés au cours de l’enquête.

L’absence de signes évoquant la pratique de la religion musulmane

Pour correspondre à une certaine construction de l’occidentalité professionnelle, un deuxième critère tacite est l’absence de signes évoquant la pratique de la religion musulmane.

Plusieurs personnes m’ont rapporté des cas de discrimination à l’embauche contre des candidates et candidats dont les recruteurs jugeaient la pratique de la religion musulmane trop visible (voile, barbe), ainsi que des licenciements de salariés musulmans souhaitant prier au travail, dans des entreprises émiriennes, françaises et états-uniennes.

Plusieurs éléments expliquent le caractère répandu de ces discriminations, en contradiction apparente avec l’image islamique des Émirats construite par différentes mesures (proclamation de l’islam comme religion d’État, limitation de la vente d’alcool).

En premier lieu, les entreprises jouissent d’une forte autonomie dans l’économie néolibérale de Dubaï. L’absence de droit antidiscriminatoire leur permet d’adopter les mêmes pratiques que dans d’autres contextes (en France par exemple) vis-à-vis des personnes dont la pratique de la religion musulmane est jugée trop visible, comme me l’explique Mélanie, salariée (française) d’un cabinet de recrutement :

« Les recruteurs me disent clairement par exemple, “Moi, je ne veux pas de femmes voilées.” Ça, ça pose aucun problème de [dire ça ici]. […] Il n’y a aucun tabou là-dessus ».

Les employeurs jugeant la pratique de la religion musulmane trop visible (barbe), peuvent licencier des salariés musulmans dans des entreprises émiriennes, françaises et états-uniennes. Ahmed Carter/Unsplash, CC BY

En second lieu, la construction stéréotypique de l’occidentalité, si elle avantage les personnes concernées, façonne aussi des attentes normatives. Les personnes embauchées dans ce cadre sont censées performer une identité occidentale professionnelle stéréotypée, qui passe par le tailleur ou le costume cravate, afin d’incarner l’image de Dubaï comme ville globale.

Esteban, de nationalité française, me raconte qu’en tant que candidat portant une courte barbe et ayant déclaré sa confession musulmane – l’appartenance religieuse est souvent demandée dans les formulaires de candidature –, il s’est heurté, lors d’un dernier entretien avant embauche, à l’opposition de son interlocuteur :

« Il m’a dit : “La barbe, qu’est-ce que tu en penses ?” J’ai dit : “Je ne comprends pas.” Il a poursuivi : “Est-ce que tu la portes tout le temps ?” Je lui ai dit : “‘Ben oui !” […] C’est une question que je ne m’étais jamais posée, je lui ai dit : “Pourquoi ?” Il me dit : “Voilà, dans le milieu du luxe, ce n’est pas trop des choses qui se font.” […] Il m’a demandé si j’étais religieux. Je ne savais pas trop quoi répondre. Je lui ai dit : “Un peu des deux. C’est fashion.” Parce que c’est une belle barbe, c’est taillé en général, c’est propre. Il me dit : “Ah, j’ai peur aussi que pendant le ramadan, vous laissiez pousser une grosse grosse barbe.” Je lui dis : “Non non, mais si vous voulez, je vais chez le barbier tous les jours.” Et au final on en a parlé pendant cinq minutes, je lui ai dit : “On en rediscutera.” […] Et finalement ils n’ont jamais donné suite ».

Correspondre à une certaine image de la francité

Lors de la même conversation, l’employeur potentiel expliqua que ne pas boire de vin lors d’un déjeuner d’affaires constituait un désavantage pour l’image de l’entreprise. Cette référence au vin de la part d’un interlocuteur états-unien, dans un contexte professionnel où l’alcool n’est accessible que dans les restaurants d’hôtel, et à prix très élevé, n’est pas anodine.

Ainsi, certains postes nécessiteraient d’adopter un comportement caractéristique de la bourgeoisie d’affaires d’un pays comme la France. Cette injonction s’adresse néanmoins principalement à des personnes dont les employeurs attendent qu’elles correspondent à une certaine image de la francité et/ou de l’occidentalité.

Il se produit ainsi une combinaison entre des pratiques de discrimination contre les musulmans importées de différents pays (notamment européens), liées à des formes de racialisation des personnes supposées musulmanes, et la construction sur le marché du travail d’une occidentalité stéréotypée excluant les signes jugés trop manifestes de pratique de l’islam.

Au sein des administrations et des entreprises, seules les personnes émiriennes (très minoritaires), à travers leur habit (dishdasha pour les hommes, ’abaya pour les femmes), sont incitées à afficher des signes pouvant être associés à l’islam, qui participent alors à la performance d’une forme d’authenticité nationale.

Seuls les ressortissants émiriens ont le droit de porter un habit « traditionnel » attestant d’une certaine authenticité. Stephan Geyer/Flickr, CC BY

La « blanchité » sans cesse associée à l’occidentalité

De manière plus générale, une pression normative pèse sur les comportements des personnes censées incarner l’occidentalité.

C’est particulièrement le cas lorsqu’elles ne sont pas blanches : leurs interlocuteurs et interlocutrices cherchent alors souvent à savoir à quelles catégories racialisées les rattacher, s’il faut les considérer comme françaises, comme occidentales et/ou comme arabes par exemple. Ce questionnement sans cesse réitéré est révélateur de rapports de pouvoir.

Ces hésitations récurrentes dessinent les contours d’une occidentalité normative, qui demeure associée à la blanchité même si elle ne s’y réduit pas. L’occidentalité des personnes non blanches peut à tout moment être remise en question ; elle est renvoyée au liminaire, à l’instable.

Indépendamment des signes présumés religieux, dans le domaine professionnel, les personnes non blanches peuvent être sommées de réaffirmer leur statut occidental (ou national) face à des catégorisations concurrentes. Lors des premières rencontres, un doute premier semble toujours devoir être dissipé, comme l’affirme Tony :

« Je suis d’origine bangladeshie, et pour le coup je suis jugé comme un Bangladeshi au départ. Mais très rapidement, de par mon style vestimentaire, aussi bien que dès que je commence à parler, on comprend que je ne suis pas… Que je suis d’ailleurs. Donc à ce moment-là, on me prend un peu différemment. Mais dès le départ, on se pose clairement des questions ».

Deux ouvriers pakistanais, sur les docks de Deira, Dubai, 2010. Les expatriés d’origine sud-asiatique doivent montrer leur ‘différence’, leur ‘occidentalité’ pour dissiper le doute possible. Charles Roffey/Flickr, CC BY

Cet extrait d’entretien suggère la centralité de la présentation de soi dans la performance, inconsciente ou stratégique, d’un statut qui soit différent d’autres statuts moins valorisés.

Cette présentation de soi implique également des pratiques langagières et corporelles qui marquent la distinction de celles de résidents non titulaires de passeports occidentaux.

Ainsi, les avantages structurels à être occidental s’accompagnent d’attentes normatives qui contraignent d’une manière spécifique les conduites des personnes non blanches. Le marché du travail produit des normes de présentation de soi et des formes d’exclusion en termes de genre, de classe, de race et de nationalité. La norme consiste à considérer un type d’habit dit occidental – décliné dans différentes versions réaffirmant la binarité de genre – comme neutre et professionnel, tandis que tout autre habit, perçu comme « ethnique » ou comme religieux dans le cas du voile, décrédibilise la personne qui le porte et limite ses chances d’emploi et de promotion.

Cette limite passée, certains corps sont vus comme plus désirables que d’autres sur le marché du travail. Certaines attitudes sont valorisées, notamment le fait d’être sympathique, « fun », ce qui demande un travail corporel et émotionnel particulier.


Quelques paragraphes reproduits ici ont également été publiés en 2016 dans la revue Tracés.The Conversation

Amélie Le Renard, Chargée de recherche en sociologie, Centre Maurice Halbwachs, École normale supérieure (ENS)

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

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