Amin Elias, Université libanaise

Amin Elias, professeur d’histoire à l’Université libanaise de Beyrouth (Liban), est intervenu au colloque de clôture du séminaire Liberté de religion et de conviction en Méditerranée : les nouveaux défis du Collège des Bernardins.


Depuis l’invasion de l’Irak en 2003 et jusqu’à l’avènement des mouvements de ce qu’on a appelé « printemps arabe » à partir de 2010, les répercussions des bouleversements opérés semblent dépasser le cadre local et régional pour acquérir une ampleur mondiale. En effet, il s’agit d’une destruction massive de ce qu’on appelle « l’ancien régime arabe ».

Quant au projet de l’islam politique, représenté par le mouvement des Frères musulmans, il s’est trouvé lui aussi dans l’impasse en Tunisie, en Égypte, au Yémen, en Syrie et en Libye. En d’autres termes : l’islam, contrairement au slogan des Ikhwan-s (Frères musulmans), n’est plus perçu comme « la solution ». Pour beaucoup d’intellectuels et d’observateurs de langue arabe, il est temps d’entreprendre une nouvelle Renaissance.

La grande question qui se pose ici : quelle est l’idée matrice autour de laquelle établir un projet de civilisation dans ses dimensions politique, sociale, économique et culturelle qui soit compatible avec les aspirations et les besoins des populations arabes ?

La réponse n’est pas du tout évidente. Néanmoins, quelques éléments semblent être déjà élaborés, à savoir : une forme de laïcité qui soit compatible avec la réalité des sociétés orientales de langue arabe.

L’appel en faveur d’une « société laïque-scientifique »

La laïcité en tant qu’idée philosophique et politique ne date pas du XXIe siècle. En effet, c’est en 1861 qu’un homme de lettres, le maître Butrus al-Bustânî (1819-1983), qualifié de « Diderot des Arabes », exprime explicitement dans sa revue La trompette de la Syrie la nécessité de séparer politique et religion.

Les événements qui ont frappé le monde arabe depuis 2010 ont fait réémerger des questions que les sociétés arabes avaient cessé de poser durant l’époque de l’ancien régime, représenté par des gouverneurs totalitaires qui se déclaraient arabistes : la liberté de conscience et de conviction est-elle envisageable hors un système de vie où l’on sépare État et religion, temporel et spirituel ?

Le philosophe libanais, Nassîf Nassâr, s’emploie à son tour, depuis 1970 – date de la parution de son livre « Pour une nouvelle société » –, de promouvoir la laïcité comme réponse à la crise des sociétés de langue arabe. D’où son appel à la construction d’une nouvelle société qu’il qualifie de « société laïque-scientifique » basée sur le rationalisme et la science.

C’est dans cette « société laïque-scientifique » que l’on peut supprimer le confessionnalisme politique et assurer la survie des « communautés religieuses » ainsi que les libertés des individus.

La solution de la « laïcité douce »

De même, le professeur de philosophie à l’Université libanaise, Mouchir Bassil Aoun, se situe dans la lignée de Bustânî et Nassâr, proposant la « laïcité douce » comme solution non seulement pour la confrontation entre islam et christianisme, mais aussi comme réponse à la crise de la liberté dans l’islam.

Avec cette « laïcité douce, reconnaissante et dialogale », la liberté deviendra cette qualité appartenant intrinsèquement à l’essence humaine. C’est dans le cadre de cette « laïcité douce » que l’homme pourrait retrouver sa liberté et recouvrer son individualité et sa dignité.

Quant aux traits principaux de cette laïcité, il s’agit en premier lieu d’une laïcité qui « distingue » et non pas qui « sépare » entre la religion et l’État. Deuxièmement, cette laïcité trouve son assise idéologique dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Troisièmement, elle a la tâche de rétablir la dignité de l’individu en Orient. Quatrièmement, elle garantit la liberté de conscience qui permet à tout individu d’exprimer ses expériences, ses convictions et ses perceptions. Et cinquièmement, elle établit la neutralité objective de l’État à l’égard de toutes les religions existant sur son territoire.

Pour un « personnalisme oriental »

Cependant, cette laïcité reste inconcevable dans un système de pensée arabe où on n’accorde pas aux gens le droit à une individualité totale et indépendante. Dans cet espace arabe, on réfère toujours du sujet à une religion, une communauté confessionnelle, une famille ou une tribu. Une tension persiste entre le statut d’individu et le statut de sujet appartenant à une communauté.

Des intellectuels libanais, comme René Habachi, ont essayé de trouver une solution à cette tension s’inspirant de la philosophie personnaliste élaborée par le philosophe catholique français Emmanuel Mounier. Ceux-ci ont tenté depuis les années soixante d’élaborer un « personnalisme oriental » qui promeut la réconciliation entre individu, autrui (représenté par la dimension communautaire) et l’au-delà (à savoir la dimension spirituelle).

Dans cette période où l’Orient est en pleine mutation, une laïcité de chez les Orientaux, basée sur la notion de la personne, où coexistent l’individu, la communauté et le spirituel, pourrait-elle présenter une proposition de solution ?


Le Collège des Bernardins est un lieu de formation et de recherche interdisciplinaire. Acteurs de la société civile et religieuse entrent en dialogue autour des grands défis contemporains, qui touchent l’homme et son avenir.

Amin Elias, Professeur d’histoire, Université libanaise

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