Dr. Naji Karam : L’installation portuaire phénicienne et le rapport de la honte

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Le ministre de la culture a finalement mis en exécution sa décision prise en août dernier : faire détruire les cales sèches du port phénicien à Mina el Hosn. S’il a attendu tous ces mois, c’est tout simplement pour dénicher « la perle rare », un spécialiste qui lui assure la « couverture scientifique ». Mais il n’a jamais voulu, lui-même, faire appel à une commission de spécialistes comme l’exigeait l’UNESCO et l’ICOMOS.  C’est l’entrepreneur (n’est-ce pas louche ?) qui a fait appel à deux « archéologues », Hans Curvers qui a commis les plus grands massacres de sites archéologiques à Beyrouth et dont nous avions réclamé  l’expulsion depuis 1996, et un illustre inconnu, un certain Perdersen qui a assuré le rapport « objectif » sur lequel s’est appuyée la commission de « grands archéologues et conseillers » pour écrire le sien et fournir au ministre « l’alibi » dont il se targue.

Nous avons lu les deux rapports « scientifiques » qui trahissent, chacun de son côté, une mauvaise fois évidente qui leur fait perdre toute crédibilité. Ceci est d’autant plus probant qu’ils n’ont pas été écrits avec la sérénité et l’impartialité nécessaire pour un rapport objectif digne de ce nom, et nous mesurons nos propos.

Le rapport de Pedersen :

Il est impossible de travailler avec le ministre de la culture et son équipe si l’on n’accepte pas de se faire écraser par l’engrenage de la machine infernale qu’ils ont instituée depuis plus d’un an (chantage, menaces, pressions, mensonges, sanctions à l’égard des fonctionnaires honnêtes, destruction en cachette de très nombreux monuments à Beyrouth comme les Termes de Saifi ou le grand temple de Jemmayzé, et nous n’irons pas plus loin pour l’instant.). Or, M. Pedersen a un grand projet au Liban. Il est peut-être le seul à avoir reçu l’accord du ministère. Nous sommes donc en droit de nous poser des questions et de douter de son objectivité, surtout que de nombreux autres archéologues se sont manifestés et ont écrits des rapports sur le site de Minah el Hosn mais ils n’ont été accueillis que par le mépris.

En lisant le rapport de M. Pedersen nous avons ressenti beaucoup de pitié pour lui. Il est clair qu’il cherche à nous prouver, coûte que coûte, que le site de Minah el Hosn n’a rien d’une installation portuaire. Pourquoi donc cet   acharnement si inhabituel dans notre domaine ?

L’auteur du rapport commence par définir les critères généraux qui font qu’un port est considéré comme port et militaire. Citons à titre d’exemple « l’emplacement du site qui doit être protégé contre le vent » ; mais bizarrement M. Pedersen n’a pas remarqué, pression oblige, que le site en question se trouve sur la côte nord de Beyrouth, or c’est généralement l’emplacement le mieux protégé sur la côte est de la Méditerranée où le vent souffle habituellement du sud-ouest.

Dans un autre paragraphe (n°4) il affirme que les cales sèches doivent être longues et étroites. Il n’a pas du voir que ces critères s’appliquent exactement au site de Beyrouth. D’ailleurs, il ne tarde pas à se contredire dans le paragraphe n°6 quand il affirme solennellement que « le site ne constitue pas des bassins pour la construction des navires ». Pourquoi ? « Parce que ces tranchées sont inutilisables, elles sont très étroites ».

Quand au fonctionnement de l’installation (deuxième critère) il est expliqué comme nous si devions avoir sur le site la construction entière. De toute évidence il y avait une construction au-dessus des tranchées, mais le fait de ne pas les découvrir ne veut pas du tout dire qu’elles n’ont jamais existées.  Des encoches symétriques soigneusement taillées sont bien visibles aux deux bords de chaque cale sèche. On s’en servait pour y encastrer l’échafaudage en bois. Pourquoi M. Perdersen ne les a pas vues ? A-t-Il vraiment visité le site ? Pourquoi a-t-il évité la comparaison entre le site de Beyrouth et le port de Carthage par exemple ?

Nous pouvons décortiquer et démanteler ainsi le rapport de Pedersen, paragraphe après paragraphe et phrase après phrase. Contentons-nous de rappeler que ses critères théoriques ne s’appliquent jamais ensemble sur tous les ports qu’ils soient phéniciens, grecs ou romains. Mais ce qui nous semble le plus surprenant c’est la phrase de la fin où l’auteur du rapport s’est senti obligé de se justifier : « je témoigne que j’ai examiné les preuves en provenance de Bey 194 avec objectivité et impartialité… ».  Peut-t-on vraiment prendre ce rapport au sérieux ?

 Le rapport de «la commission d’experts »

Ce rapport respire le cynisme et le mépris et trahit par le fait même l’identité de son auteur qui n’a jamais admis que d’autres libanais aient osé se spécialiser en archéologie, son « domaine divinement réservé ». Les quelques archéologues libanais qui ont fait des rapports remarquables en termes de sérieux et d’objectivité sont successivement démolis par des affirmations gratuites sans la moindre preuve ni le soupçon d’une référence respectable.

Le premier, celui qui a fouillé le site, a dévoilé au grand jour l’existence de l’installation portuaire. L’ancien ministre de la culture, Salim Wardé, convaincu de l’importance de la découverte et se référant à un rapport paraphé l’archéologue responsable à la DGA, a inscrit les vestiges dans l’inventaire des monuments historiques. Mais le ministre actuel a commencé, depuis la formation de sa « commission », une campagne de harcèlement contre l’archéologue, parce qu’il est « admis » chez le ministre Layoun et ses « experts » que tous les vestiges découverts à Beyrouth doivent disparaître et le plus vite possible avant que les médias s’en emparent. (Un site par mois, en moyenne, est démantelé et jeté à la mer sans aucune publication scientifique). Depuis, le jeune archéologue   n’a cessé de subir une sanction après l’autre : mutation punitive, suppression du tiers de salaire, menaces de rompre le contrat (chose faite depuis une semaine), etc., pour l’obliger à renier son premier rapport et accepter la théorie « de la carrière », élaborée depuis le mois d’août 2011 par les « experts » du ministre. Exaspéré, l’archéologue remet au ministre un rapport de provocation avec un verset coranique comme introduction et sur ce rapport que la « commission » s’est référée pour le saquer.

La deuxième, est spécialiste en archéologie sous-marine, autrement dit beaucoup mieux placée que tous ceux qui entourent le ministre pour juger de l’importance du site et de son identité. Mais la réponse de « la commission » à son rapport se limité à des affirmations gratuites méprisantes et haineuses sans référence ni à un autre site ni à un ouvrage spécialisé. Ce qui prouve que les « experts » n’ont pas lu le rapport de cette spécialiste ou pire encore ils font preuve d’une mauvaise fois qui crève les yeux.

Un troisième, aussi docteur en archéologie, a écrit un rapport qui d’après « la commission » « montre une incompréhension totale et une lecture erronée…» (Rien que cela). Pourquoi ? Parce qu’il a eu « l’audace » de soutenir une thèse de doctorat qui corrige les erreurs commises dans la thèse de l’auteur du rapport soumis au ministre. Une occasion en or pour la revanche.

Dans les trois premières pages (sur quatre) la commission a voulu « discréditer » tous les rapports établis avant celui de Pedersen. Tous ? Evidemment non. La commission « très objective et très scientifique » a omis de citer par exemple le rapport de Jean-Yves Empereur, l’un des plus grands spécialistes et l’une des plus grandes références en la matière. Directeur de recherches au CNRS de France, Empereur est l’inventeur du Phare d’Alexandrie et directeur du centre des recherches maritimes dans la même ville. Il a effectué plus d’une prospection archéologique sous-marine au Liban (Tyr et Jbeil) et connaît mieux que quiconque les sites méditerranéens.  Ce grand spécialiste affirme dans son rapport que le site de Beyrouth est, non seulement une installation portuaire, mais aussi unique en son genre.

Pourquoi donc la commission si « scientifique » a totalement ignoré ce rapport ?

Et qu’en est-il du rapport de Mme Kaliopi Baika, docteur en archéologie maritime aussi et travaille au ministère de la culture en Grèce. Elle voit dans l’installation de Mina el Hosn un site exceptionnel en Méditerrané et déconseille fortement de ne pas le déplacer pour qu’il ne perde pas sa valeur archéologique.

Et les rapports du professeur David Blackman de l’université d’Oxoford, de Mme Ana-Maria Busila de l’université roumaine de Iasi, de Mme Marguerite Yon, ancienne directrice de la Mission archéologique française de Salamine et Kition à Chypre et de Ras-Shamra-Ougarit (Syrie) ?

Tous ces grands spécialistes aux yeux de la commission « très scientifique » du ministre ne font pas le poids face à Hans Curvers, le massacreur de l’archéologie de Beyrouth et à l’illustre inconnu M. Pedersen.

En s’appuyant sur une seule phrase du rapport Pedersen la commission passe dans son rapport au verdict « solennel et divin » : « l’attribution de ces vestiges à un complexe portuaire n’est pas scientifiquement justifiée ». Il est vrai que le ridicule ne tue pas. Une commission formée d’un professeur de langues anciennes, d’un architecte et d’un médiéviste dont la thèse a nécessité une autre thèse pour la corriger, ose mépriser plus de dix rapports établis par de grands scientifiques libanais et étrangers pour nous « convaincre » que l’installation portuaire phénicienne n’est ni installation portuaire ni phénicienne.

Dans leur conclusion, les « grands scientifiques » du ministre essaient encore une fois de se moquer du monde. Ils nous prouvent qu’ils sont bien renseignés. « Le port phénicien de Beyrouth a été localisé en 1994… près du Tell. » Autrement dit, toujours d’après les   « scientifiques », le site de Mina el Hosn n’a rien d’une installation portuaire puisque le port est ailleurs.  Ils ignorent donc ce que nos étudiants en première année d’archéologie connaissent, à savoir que toutes les villes maritimes phéniciennes étaient toujours dotées de deux ports, surtout à partir du moment où l’on a commencé la construction de navires militaires. Minah el Hosn est d’ailleurs situé à quelques dizaines de mètres du Quartier Phénicien.

Dans le paragraphe B, les «grands scientifiques » nous affirment que « les tranchées sujet de l’étude se trouvent en plein contexte d’une carrière de pierres… ». Cette théorie de « la carrière » est d’une gravité effrayante. Certes, des pierres ont été extraites du promontoire rocheux mais il est impossible de dire si c’est opération a eu lieu avant ou après la construction des cales. De toute façon, cela ne change en aucun cas la donne, ne nuit pas à l’identité portuaire du site et ne justifie nullement le démantèlement sauvage qui lui a été réservé, suite au rapport écrit par ses « grands » et paraphé par le même archéologue responsable de la DGA. (Quelle crédibilité ?)

Dans le grand temple de Baalbek, il est bien visible qu’on a extrait des pierres du rocher qui fait partie, par endroit, du mur même du soubassement. On observe la même technique dans le temple de Baal à Faqra. Que dire du « rempart phénicien » de Batroun ? Il n’est rien d’autre que le résultat d’une immense carrière.

Faudra-t-il détruire ces sites et beaucoup d’autres parce qu’on en a extrait quelques pierres ?

Avec le zèle anti-patrimoine dont font preuve le ministre et ses « scientifiques » il est franchement légitime de se poser des questions quant au sort qu’ils pourront réserver un jour à l’un ou l’autre de ces sites. M. Layoun est en effet persuadé qu’il est entouré des « meilleurs archéologues du Liban et du Proche-Orient. » Il a ses « scientifiques », les dieux du patrimoine.  Il vit dans une coquille bien verrouillée. Il ne peut donc pas comprendre combien la vraie science l’a tellement ridiculisé et son équipe avec lui.

« Quand la science pale, avez-vous écrit monsieur le ministre, ceux qui vivent dans la cohue doivent se taire ». Les grands spécialistes libanais et étrangers ont tous dit leur mot mais n’avez pas voulu les écouter. Pourquoi ? Pour l’intérêt national ? Certainement pas, et cessez donc de vous cacher derrières les accusations politiques parce que de nombreux intellectuels commencent à avoir honte de dévoiler leur appartenance à notre courant.

La science a parlé monsieur le ministre, mais si vous n’avez pas le courage de démissionner ayez au moins la décence de vous taire.

Dr. Naji Karam
Professeur d’archéologie phénicienne
Ancien chef du département d’Art et d’Archéologie (UL)

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