Kimberly Tower, Sciences Po and Camille Gélix, Sciences Po

La Cour suprême des États-Unis vient d’annoncer officiellement ce qui était déjà soupçonné depuis quelques semaines : la fin du droit à l’avortement au niveau fédéral. Confirmant la fuite de documents révélée le 3 mai par le site Politico, la Cour a renversé la jurisprudence des arrêts Roe v. Wade (1973) et Planned Parenthood v. Casey (1992).

Les conséquences à court et à moyen terme restent encore floues. Plusieurs analystes craignent qu’une interdiction sur l’ensemble du territoire soit inévitable si le Parti républicain reprend la majorité au Congrès après les élections de mi-mandat, en novembre prochain, comme s’y attendent les Démocrates eux-mêmes.

Deux phénomènes à la fois distincts et liés permettent de comprendre la tendance politique à l’œuvre aux États-Unis : d’une part, la montée de l’évangélisme blanc en tant qu’identité politique ; de l’autre, une tolérance – voire une préférence – croissante pour les tactiques autoritaires au sein du Parti républicain. Une idéologie et une stratégie qui, ensemble, risquent d’ébranler la démocratie américaine.

« Une nation unie sous l’autorité de Dieu » : politisation de la droite religieuse

Les chrétiens évangéliques blancs représentent aujourd’hui l’un des groupes démographiques les plus unifiés et mobilisés des États-Unis, formant une force politique unique. Cette droite religieuse, pilier du mouvement anti-IVG, constitue donc autant un culte qu’un mouvement social caractérisé par une variété d’opinions. En dépit de ces ces divisions internes, l’accord commun porte sur un projet nationaliste défendant une politique anti-féministe, anti-LGBTQ et pro-armes.

La politisation de l’évangélisme blanc existait bien avant l’ère Trump. Malgré les dires de Jerry Falwell, pasteur évangélique et l’un des chefs de file de la droite relgieuse, elle ne date pas non plus d’un outrage moral provoqué par l’arrêt Roe v. Wade de 1973 qui avait institué le cadre légal de l’accès à l’avortement.

C’est plutôt lors de la déségrégation et de la pénalisation financière des écoles évangéliques qui refusaient d’admettre les élèves noirs que la droite religieuse a commencé à s’organiser à la fin des années 1970. Lors de l’élection présidentielle de 1980, l’avortement remplace la déségrégation comme cause emblématique, mais l’héritage de l’idéologie suprémaciste blanche a subsisté au sein du mouvement évangélique.

Les chefs de la droite religieuse continuent à se mobiliser en faveur des Républicains plutôt que créer leur propre parti, une stratégie davantage susceptible d’aboutir à des victoires électorales dans le système bipartite américain. La fusion de cet évangélisme blanc avec le Parti républicain s’est affirmée avec la réélection de Ronald Reagan en 1984 puis avec celle de George H. W. Bush en 1988, bien qu’ils fussent eux-mêmes assez éloignés des croyances évangéliques.

Entre les deux conventions nationales du Parti républicain, de 1992 à 1996, le taux d’adhérents à la Christian Coalition a explosé, passant de 14 % à plus de 50 %. En 2000, la conversion à l’évangélisme fut un élément important de la campagne de George W. Bush, et en 2016, 80 % des chrétiens évangéliques blancs ont voté pour Trump. https://www.youtube.com/embed/ULt6-VFjxkY?wmode=transparent&start=0 États-Unis : les évangéliques, au cœur du système Trump (France 24, 31 janvier 2020).

Un changement idéologique permis par le système institutionnel américain

Parallèlement, le Parti républicain a développé une position antisystème et des stratégies illibérales depuis vingt ans. Selon l’Institut V-Dem, ce mouvement s’est déclenché petit à petit entre 2000 et 2012 ; entre 2014 et 2018, le parti a basculé à la limite de ce que l’Institut considère comme de l’autoritarisme – tandis que le score du parti démocrate est resté stable sur la même période. Les atteintes aux droits civiques et politiques lors de la première année de l’administration Trump ont également poussé Freedom House à diminuer le « score de la liberté » aux États-Unis en 2018.

Depuis le début des années 2000, le Parti républicain a misé sur le redécoupage des circonscriptions électorales – gerrymandering en anglais – pour diminuer le pouvoir électoral des groupes traditionnellement démocrates, notamment des minorités ethniques et des jeunes. La réduction du nombre de bureaux de vote dans certains quartiers et la mise en place de lois d’identification des électeurs aux États-Unis (voter ID laws) ont la même finalité.

Cette évolution s’est poursuivie jusqu’à un accord passé entre les dirigeants du Parti républicain pour s’opposer catégoriquement à la politique de Barack Obama juste avant son investiture en 2009 – un accord dans lequel certains élus républicains ont vu une telle rupture avec la norme qu’ils ont décidé de quitter définitivement la vie politique.

Ces décisions provoquent la situation qu’on connaît aujourd’hui : un parti qui continue de contester les résultats des élections qu’il ne gagne pas ; qui bloque l’enquête sur l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021, le plus violent assaut contre le gouvernement américain depuis la guerre de 1812, auquel ont contribué certains de ses membres ; qui continue de modifier le système électoral pour assurer des résultats en sa faveur aux prochaines élections. Ce n’est donc pas étonnant que les Républicains passent outre le fait que la majorité de l’opinion publique américaine soutient le droit à l’accès à l’avortement.

Selon certains politologues, tous ces éléments sont emblématiques d’une rechute démocratique (democratic backsliding) – quand une démocratie cesse (ou risque de cesser) de l’être. Au niveau international, le recul du droit des femmes n’est qu’une des expressions de ce backsliding en cours.

Et la séparation des pouvoirs ?

Si l’influence des groupes religieux est responsable de la droitisation de la société américaine, la politisation de la Cour suprême est un phénomène plus probant encore. Au cours des 80 dernières années, la Cour suprême a joué un rôle essentiel en matière d’attribution des droits civils, en évaluant la constitutionnalité des lois au niveau des États ou en tranchant des affaires judiciaires qui restreignent ces droits. En ce sens, l’autorisation du mariage interracial en 1967 avait été une décision historique. En ce qui concerne la protection des droits civils, la Cour suprême joue un rôle bien plus important que les institutions françaises dont le rôle se rapproche le plus du sien, à savoir la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel.

Nombre des droits civils des Américains ne résultent pas d’une législation adoptée par le Congrès, mais ont été décidés par le biais d’un précédent juridique de la Cour suprême. Voilà pourquoi le gouvernement fédéral n’a pas transcrit la jurisprudence Roe v. Wade dans la législation fédérale : jusqu’à maintenant, cela n’était pas considéré nécessaire. Ce manque tient à la fois à une tradition politique américaine et à une mauvaise gestion de la part des Démocrates, qu’ils doivent certainement regretter aujourd’hui.

Quelle riposte de la part du Parti démocrate ?

Vu de l’extérieur, on peut se demander pourquoi le président démocrate Joe Biden – dont le parti dispose toujours d’une majorité au Congrès – n’a pas le pouvoir de mener le pays dans le sens du programme pour lequel il a été élu en 2020.

D’abord, les Démocrates sont nombreux à avoir essayé. Les réseaux sociaux et la presse regorgent de prises de parole demandant aux Américains de protéger leurs droits, expliquant à quel point la décision aurait un fort impact négatif dans l’équilibre du pays. Joe Biden a notamment conseillé à son peuple de voter pour des candidats pro-avortement aux législatives cet automne.

Deuxièmement, le gouvernement n’a pas la main sur cette décision, car les outils qui sont à sa disposition peuvent tous être contournés.

Citons l’obstruction parlementaire que les États-Uniens appellent filibuster, une règle du Sénat par laquelle un groupe minoritaire peut prolonger indéfiniment un débat pour bloquer le vote sur un projet de loi. Cette stratégie nécessite deux tiers des sièges pour la surmonter, la majorité ne suffisant donc plus. Originairement destinée à des cas exceptionnels, elle a commencé à être régulièrement utilisée par les Républicains pour bloquer toute législation lors de la présidence d’Obama. La tentative des Démocrates de codifier l’accès à l’avortement a ainsi échoué à cause d’un filibuster républicain, tout comme leur projet de loi visant à mieux protéger les droits de vote en janvier dernier.

Par ailleurs, la Cour suprême a un pouvoir sur les décrets du président. Dans le cas où Joe Biden publierait un décret exécutif consacrant Roe v. Wade, la Cour suprême pourrait l’annuler. Il existe donc aujourd’hui un déséquilibre de pouvoir inédit en faveur de la Cour suprême.

La droite religieuse pourra donc ensuite s’attaquer aux autres droits qu’elle conteste, actuellement protégés par le même principe juridique (« right to privacy » ou « droit à la vie privée ») que Roe : la contraception, le mariage pour tous, les relations entre personnes du même sexe, et certains disent même que le mariage interracial pourrait être concerné. Quels que soient les détails du jugement de la Cour suprême, la fin de Roe confirme un tournant moins démocratique et plus théocratique aux États-Unis.

Kimberly Tower, PhD Candidate in International Relations and Comparative Politics, Sciences Po and Camille Gélix, PhD candidate, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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