Je n’écrirai pas une élégie de Lokman Slim. Cet homme que je ne connaissais pas et que j’avais entendu comme beaucoup pour la première fois lors d’un débat sous une tente sur la place des libertés. Je ne parlerai pas de lui avant de le lire et même après car voilà que leur crime a ouvert les yeux du monde sur ses écrits et sa pensée et la voilà qui essaime maisons et foyers prenant de court l’esprit rétrograde des assassins.

En revanche je parlerai de sa mère. Je parlerai à sa mère au doux accent égyptien, cet accent qui chante dans la peine comme dans la joie. Je vous salue madame dans votre dignité.

Je vous salue dans votre douleur qui prend pitié de l’assassin parce que la perte est d’autant plus grande pour lui qu’il ne se rend pas compte de son impact et que lorsque la folie retombera et que ses yeux décilleront il n’aura pas suffisamment de larmes .

Je vous embrasse madame parce que je vous ressemble et que ce sont un peu mes enfants qui sont tombés sous ces 6 balles de la honte. La maison c’est le nid, le havre de paix où on apprend la vie, on y fait ses premiers pas, on y tombe et se relève, on y grandit et s’élève, on apprend à y devenir l’homme et la femme que nous serons. Et votre maison, vos bras, madame, ont construit des hommes et une femme rares et vrais….

Dans cet Orient complexe et complexé il est difficile de dire à son fils que son cerveau a plus de poids que ses muscles, il est compliqué de lui mettre entre les mains un livre plutôt qu’une arme, il est quasi impossible de l’isoler d’un milieu toxique endoctriné pour lui apprendre à penser par lui-même et pour les autres. Il est encore plus compliqué de dire à sa fille que son cerveau et sa pensée ont de la valeur et qu’elle a le droit de se définir en dehors du mâle.

Et pourtant ! Votre fils est devenu homme et c’est vous qui l’avez suivi. Et quand votre environnement a progressivement muté et que vous vous êtes retrouvée dans un monde que vous ne reconnaissiez plus, vous l’avez suivi dans sa décision de rester. Les portes de la maison se sont refermées sur vous sans se refermer aux autres. Et entre ces murs tapissés de journaux et de livres vous avez tenté l’impossible, tenir une lampe allumée dans les ténèbres du fascisme et de la pensée unique. Et vous n’avez plus jamais dormi. Vous avez compté les secondes jusqu’à son retour, jusqu’à cette aube maudite.

Et voilà que demain il faudra le rendre à cette terre, cette terre qui vous l’avait déjà pris spirituellement. Il n’ira pas reposer au cimetière du quartier avec ceux qui l’ont précédé. Il n’ira pas dormir avec ces martyrs qui ne lui ressemblent pas et qui fixent pour l’éternité les vivants de leurs yeux remplis de doutes. Il dormira dans le jardin de son enfance et vous continuerez à lui parler et vos discussions s’éterniseront dans la nuit jusqu’au jour où vous le rejoindrez.

Je parlerai aussi à toutes les mères de ce pays. A celles qui ne savent plus sur quel pied danser pour nourrir leurs petits, à celles qui n’ont plus de réponses crédibles aux questions de leurs enfants, à celles dont les filles meurent sous les coups de leurs conjoints et de la justice aveugle, à celles dont les fils tombent sous les balles aveugles de forces de l’ordre accompli, à celles dont les enfants croupissent dans des prisons voisines depuis quarante ans et dans des geôles locales sans procès aucun, à celles dont les enfants sont envoyés comme des bêtes à l’abattoir dans les champs de batailles de ce vaste Orient pour des idéaux de pacotille et des tyrans d’une autre époque, à celles qui ont gravi les échelons à la force de leur volonté et à celles qu’on a reclus dans leurs cuisines, à celles que je retrouve à la salle d’arrivée de l’aéroport rongées par l’angoisse de ne pas reconnaitre leurs enfants partis depuis trop longtemps, à celles qui ont pris malgré elles le chemin de l’exil pour l’avenir des enfants et qui ne se reconnaissent plus sous ces autres cieux, à celles qui dans ces temps incertains de pandémie et de crises multiples ont quand même décidé de porter la vie, à celles qui par choix ou par destin n’ont pas enfanté mais ont porté à bout de bras les enfants de leurs proches, à celles qui devant leurs écrans tous les matins instillent dans les cerveaux perdus de leurs élèves les notions qui leur permettront de reprendre pied quand la vie refleurira.

Je parlerai à celles qui depuis le début arpentent les rues de Beyrouth sans relâche, que je ne connais pas mais que je reconnais même derrière les masques .Je parlerai à celles que j’ai croisé à Chiyah et dans les yeux desquelles j’ai vu le même espoir que celui qui nous animait alors. Je parlerai à celles qui ont tout perdu ce maudit crépuscule du mois d’Août et dont la douleur muette, l’action discrète, et les questions sans fin me cravachent le cœur.

Je leur parlerai à toutes pour leur poser une question seulement : qu’est- ce qu’on attend encore pour sauver nos enfants ? qu’est- ce qu’on attend encore quand, à l’évidence, les hommes n’ont pas la solution et qu’ils nous conduisent en enfer les yeux grands ouverts ? Faut-il encore que l’on se taise quand chaque jour qui passe nous lamine le cœur ? Faut-il encore que l’on regarde grandir nos enfants avec l’angoisse de les savoir à la merci des loups ? Faut-il encore que l’on accepte de n’avoir que le droit de porter le deuil en silence ?

Dieu – ou la Nature selon la croyance de chacune – nous a donné le pouvoir de donner la vie. Notre mission devrait être de la protéger à tout prix, et de faire de sorte qu’elle soit belle. Nous n’avons pas de grands moyens mais nous pouvons avoir grande influence intra et extra muros. Et pour une fois nous pouvons nous réjouir du déséquilibre démographique et de ce ratio homme femme qui nous a souvent déprimées.

L’année qui s’annonce est cruciale et il est hors de question de rester en marge et de laisser les hyènes occuper le terrain. Alors oui indignons nous encore et toujours mais surtout agissons. Dans nos maisons, dans nos rues, dans nos quartiers et sur les réseaux. Nos voix leur sont peut-être inaudibles, mais au bout de la nuit elles compteront. Yalla ! Mettons la cafetière sur le feu …


Carine Chamoun Chammas

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