Frédéric Charillon, Université Clermont Auvergne (UCA)

L’attaque de l’Ukraine par la Russie, dans sa brutalité punitive – on a compris qu’il s’agissait de soumettre et de détruire, non de ramener à la « mère Patrie », comme en Crimée – a surpris la plupart des observateurs. Le précédent de 2014 (annexion de la Crimée, déstabilisation de l’est de l’Ukraine), espérait-on, serait le prélude à une négociation serrée, voire à une prise de gages dans l’est du pays, mais pas à une invasion totale. Longtemps en France, le drame ukrainien aura été commenté à la lumière des problèmes internes du moment.

Des candidats à l’élection présidentielle regrettaient que l’activisme diplomatique du président Macron ne le mette trop en valeur. D’autres, soit par affinité avec le maître du Kremlin, soit par anti-américanisme (soit les deux), soupçonnaient les États-Unis d’« hystériser » volontairement la situation.

Plus généralement, et de manière sans doute inédite sous la Ve République, la diplomatie de la France était clouée au pilori publiquement par ses détracteurs, au moment même où elle devait gérer plusieurs difficultés ou crises internationales (Mali, Ukraine…). On peut (on doit) critiquer une politique étrangère à la veille d’une consultation électorale : on se souvient du fameux « on peut faire mieux et plus fort » de Lionel Jospin avant 2002. Mais cette année, l’idée d’un consensus nécessaire sur la politique étrangère face à l’adversité a été bien malmenée.

A-t-on raté quelque chose ?

Plusieurs questions ont été posées, de pertinences variables. Emmanuel Macron a-t-il été naïf face au redoutable Vladimir Poutine ? Sur quels points, quand, et pourquoi ? Aurait-on pu éviter d’en arriver là ? Une fois la décision prise par la Russie d’attaquer l’Ukraine, la France, à la présidence de l’Union européenne, pouvait-elle encore empêcher le pire ? D’autres diplomaties européennes ou occidentales auraient-elles fait mieux que nous ? D’autres qu’Emmanuel Macron auraient-ils fait mieux que lui ? Ces questions, nous le savons, resteront sans réponse, et elles n’ont de valeur que polémique.

En revanche, il importe de revenir sur les complexités d’une relation bilatérale, qui ont souvent obscurci notre approche du grand voisin russe. Il est intéressant de rappeler quelques épisodes importants de la diplomatie russe de la France sous le dernier quinquennat, qui montrent un tableau beaucoup plus nuancé que ce qui en a été retenu parfois. Enfin, il convient de redire que dans le moment ukrainien qui se déroule aujourd’hui, peu de miracles étaient possibles, et qu’une diplomatie ne se juge pas sur l’immédiateté.

Une relation bilatérale complexe

La relation franco-russe n’a jamais été simple. Depuis le traumatisme des emprunts russes après 1917 jusqu’aux débats sur la personnalité de Vladimir Poutine en passant par les années de guerre froide et la délicate gestion du communisme français, la Russie a clivé.

Avant même l’invasion de la Crimée, le nombre d’ouvrages ou d’articles consacrés au maître du Kremlin montrait la difficulté de tenir un débat serein sur la question russe. On trouve en France une double russophobie, comme une double russophilie.

La première russophobie est à la fois idéologique et civilisationnelle : l’image du Bolchevique au couteau entre les dents, icône d’une société de rustres, a laissé quelques traces.

Le Bolchevik, de Boris Koustodiev – Tretyakov Gallery. Wikimedia

La seconde est géopolitique : au nom d’un certain occidentalisme, Moscou reste l’ennemi, tout comme Pékin et, parfois, le Sud en général. La russophilie est tout autant bicéphale. Une première mouture vient de la gauche : les grandes heures de la « patrie des travailleurs » résonnent encore aux oreilles de ceux que tout contrepoids à l’Amérique honnie fait vibrer. Jean‑Luc Mélenchon est peut-être de ceux-là. La seconde vient d’une droite conservatrice qui voit toujours en Moscou la « Sainte Russie » éternelle, et en Vladimir Poutine un sauveur de l’Occident chrétien, des chrétiens d’Orient (prétendument en Syrie) et des valeurs morales et familiales. François Fillon ou Marine Le Pen ont pu illustrer cette position.

La France se sent par ailleurs quelques points communs avec la Russie, pays de Révolution au rayonnement mondial, de l’État fort et central, d’un régime présidentiel après avoir été monarchique. Sous la Ve République, « les Russes », comme disait le général de Gaulle qui rechignait à parler des Soviétiques, ont toujours été considérés comme des interlocuteurs importants.

De Gaulle à Mouscou, 30 juin 1966.

À la fois parce qu’il fallait éviter d’être le pays d’un seul camp atlantiste – soit dans l’alignement politique avec les États-Unis, le Canada et une majorité de pays européens – une politique des blocs que Paris rejetait) et parce que la sécurité européenne imposait de discuter avec ce géant géographiquement proche, beaucoup plus proche pour nous que pour les États-Unis.

De Gaulle a maintenu le contact. Valéry Giscard d’Estaing a rencontré Leonid Brejnev à Varsovie en 1981, en pleine crise polonaise. François Mitterrand, avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher, a marqué une époque dans le dialogue avec la Russie de Mikhail Gorbatchev. Jacques Chirac avait un profond intérêt pour la culture russe. Nicolas Sarkozy, après des débuts tumultueux, a instauré un dialogue avec Vladimir Poutine. https://www.youtube.com/embed/vR4nTAPEYic?wmode=transparent&start=0 https://www.youtube.com/watch ?v=vR4nTAPEYic.

L’approche macronienne

Qu’en est-il d’Emmanuel Macron ? Plusieurs épisodes ont marqué la relation entre les deux hommes. La rencontre de Versailles, en mai 2017, fut l’occasion d’une prise de contact, d’une réception respectueuse du président russe, mais aussi de l’accrochage sur les médias russes en France, qualifiés par le chef de l’État français d’organes d’influence. Cette rencontre lancera le « dialogue du Trianon », destinée à « renforcer les échanges entre les populations française et russe ».

Nouvelle réception chaleureuse du maître du Kremlin à Brégançon en 2019, peu avant un sommet du G7 à Biarritz, auquel Vladimir Poutine n’était pas convié. Cette même année 2019, le président français a indiqué une nouvelle fois sa volonté d’un dialogue avec Moscou, et s’en prit, lors de son discours aux ambassadeurs (27 août 2019) à « l’État profond » qui selon lui freinait, au quai d’Orsay, cette volonté. Bien entendu, de nombreuses autres séquences diplomatiques ont également impliqué plus indirectement Paris et Moscou, pour discuter de multiples dossiers. Qu’en retenir ?

La « méthode Macron » : ni refus du contact, ni naïveté

D’abord, que les deux présidents se connaissent, se sont jaugés, et ont établi une longueur d’onde dans leur dialogue, qui leur était propre. Ensuite, que cette « méthode Macron », consistant à promouvoir le dialogue direct pour parler cartes sur table, est devenue la marque de fabrique du locataire de l’Elysée : on la retrouvera avec le Golfe, l’Égypte, même avec Donald Trump. Elle est assumée : ni refus du contact, ni naïveté. Nicolas Sarkozy avait, de façon différente, commencé par des propos durs sur les Russes et les Chinois (avant de se raviser).

Deux spécificités toutefois, avec Vladimir Poutine : l’accusation de naïveté à l’égard de tout dialogue avec lui était plus forte qu’avec d’autres, compte tenu de la réputation de stratège redoutable que la presse européenne lui a construite ; en revanche, aucun dérapage verbal ni incident grave n’avaient eu lieu entre les deux personnages, contrairement à ce que l’on avait pu observer, pour le même Emmanuel Macron, avec Jair Bolsonaro, Viktor Orban, ou surtout Recep Tayyip Erdoğan.

On retiendra de ce rapide panorama que la diplomatie française, depuis 2017, n’a pas attendu la crise ukrainienne pour établir un canal avec Moscou, et tenter de décrypter son énigmatique leader. Sur la base d’un double constat relativement simple : la Russie a-t-elle les mêmes intérêts et les mêmes valeurs que nous ? Non. Est-elle néanmoins une pièce incontournable de toute discussion sur la sécurité européenne ? Oui.

Le moment ukrainien

Survient alors l’arrivée massive de troupes à la frontière ukrainienne. La France préside alors l’Union européenne (comme d’ailleurs lors de l’invasion de la Géorgie en 2008, lorsque l’action de Nicolas Sarkozy avait été saluée. Emmanuel Macron rencontre Vladimir Poutine le 7 février, et l’on garde l’image de cette table immense.

BFM TV, les coulisses de l’entretien avec Emmanuel Macron, le 7 février autour de la « table ».

Le président russe ne semble plus être alors le stratège froid et cynique de ses débuts. Il est animé d’un esprit nouveau, qu’il serait hasardeux de vouloir qualifier avec certitude, mais qui inquiète. Néanmoins, il reçoit le président français, et la plupart des observateurs se réjouissent de l’espoir que cela constitue. Espoir vite déçu : la Russie ne cesse d’avancer en Ukraine.

Une impulsion inédite au sein de l’UE

Le 28 février, Vladimir Poutine s’entretient encore avec Emmanuel Macron, durant plus d’une heure. À nouveau, le contact existe, ce qui est essentiel dans tout conflit, dans toute négociation. Le leader de Russie poursuit sa politique d’invasion, mais les efforts français sont notables.

C’est sous la présidence de Paris que l’UE, dans un mouvement inédit, assume des sanctions sans précédents pour isoler l’agresseur et se décide à fournir des armes à l’Ukraine, tout en gardant sa cohésion, ce qui était loin d’être gagné sur ce dossier.

Peut-on faire mieux, aller plus loin ? La diplomatie française est mise au défi à plusieurs titres, et à long terme. Il lui faut à la fois maintenir les Européens unis sous cette présidence et au-delà, notamment faire front commun avec Berlin (qui adopte une nouvelle posture forte et sans précédent), ne pas faiblir dans la fermeté, ne pas pour autant commettre de faux pas qui susciterait l’irréparable, songer au rôle de l’OTAN où il convient de se faire entendre, rester en phase avec Washington en gardant sa voix spécifique, rester en tandem avec Londres malgré des relations récentes difficiles, le tout dans le contexte difficile d’une élection présidentielle à venir. Plus que jamais,le travail des diplomates est essentiel.

Frédéric Charillon, professeur de science politique, Université Clermont Auvergne (UCA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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