Nassim BARAKAT, Sophie MOURANI HUET et Jawad ESSAID, conférence du 8 et 9 octobre 2020

” On adore notre pays, mais, s’il vous plaît, ne commettez pas les mêmes erreurs “

Le Liban connaît actuellement la crise économique la plus grave depuis le 19ème siècle selon le FMI. Depuis la guerre civile (13 avril 1975), le pays a sombré dans une corruption généralisée l’empêchant de se relever.

La révolution du 17 octobre 2019 et l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, ont fini par appauvrir 80% de la population. Dans un contexte géopolitique difficile, entre l’Iran, la Syrie et Israël, comment le pays pourra-t-il se remettre sur pied ? Quel avenir pour ce Liban qui est toujours dirigé par cette mafia politique ?

Sophie MOURANI HUET, Jawad ESSAID et Nassim BARAKAT sont des libanais résidant dans le pacifique sud. Ils se sont réunis dans cette conférence, https://m.youtube.com/watch?v=ZBIL37jcsKw (sources : Roda Fawaz) donnée lors d’un événement TEDx, le 8 et 9 octobre 2022 pour délivrer ce témoignage poignant de l’histoire récente du Liban. Ils montrent leur unité et leur solidarité face à tant de malheurs qui secouent leur patrie, le Liban (en savoir plus sur https://www.ted.com/tedx)

Sophie, Jawad et Nassim sont de génération différente, d’origine différente et de confession différente. Ils ont chacun leur histoire avec leur pays natal ; et ils sont un parfait exemple de ce que peut être la diaspora libanaise aujourd’hui : cette population qui a quitté son pays pour fuir les bombardements, la pauvreté ou la corruption.

Malgré la distance et les années, ils restent attachés à leur pays. Une attache viscérale, comme pour la grande majorité des libanais. Ils nous le démontrent à travers cette conférence et souhaitent que la triste descente aux enfers du pays puisse faire échos pour que les mêmes erreurs ne soient pas reproduites ailleurs, dans d’autres pays. Ils souhaitent également rendre hommage au peuple libanais, fort, digne et uni face à tous les drames que connaît ce pays, et s’associent, à leur manière, à la révolution pour accéder aux droits fondamentaux.

#Liban #guerrecivile #diaspora #explosion #revolution #resilience #corruption #caricature

Sophie MOURANI a la double nationalité franco libanaise. Toute sa famille paternelle habite au Liban où elle est très souvent allée pour retrouver ses racines. Elle est mère de 3 filles à qui, aujourd’hui, elle ne peut toujours pas transmette sa nationalité libanaise …
Jawad a 40 ans. C’est un enfant de la guerre civile au Liban, qu’il a fui quelques mois plus tard. Il a connu et aimé le Liban, lors de voyages ponctuels et à travers les histoires, parfois douloureuses, racontées par ses parents.
Nassim est né et a vécu au Liban jusqu’à ses 16 ans. La guerre civile l’a entraîné en France, puis en Nouvelle-Calédonie. Mais le lien avec sa patrie est resté intact et sa vie est partagée entre son pays et sa patrie.

Avec leur accord, je partage, avec nos lecteurs, le texte de leur conférence, un Trialogue sur scène à écouter absolument sur ce lien, déjà cité ci-dessus : https://m.youtube.com/watch?v=ZBIL37jcsKw

Mes cousins ont tué ses cousins !
Mes oncles ont abattu les siens !
Nous sommes issus d’un peuple meurtri par 15 ans de guerre civile. Nos communautés religieuses se sont massacrées, bombardées, kidnappées, égorgées
Cette guerre nous a divisé et déchiré …

Ah Ben là, on a bien plombé l’ambiance !!
La grande majorité du temps, il se passe à peine 5 minutes avant que l’on nous demande :
« Mais tu es typée, tu viens d’où ? ».
On nous pense d’origine italienne, israélienne, espagnole, corse ou encore d’Afrique du Nord,
Beaucoup moins souvent pour des normands on est d’accord !

C’est vrai que l’on n’est pas tout à fait blanc, ni tout à fait noir.
Comme lui,
On est très souvent trilingue, un outil de plus pour brouiller les pistes. Parfois avec un fort un accent.
Comme lui !

On nous dit commerçants depuis des siècles. On nous dit fêtards, et ça c’est vrai : même dans les pires moments de la guerre, on a continué à faire la fête, à regarder les obus tomber au loin.

On vient du pays de tous les contrastes, très rares sont ceux qui l’ont visité et beaucoup nous disent instantanément qu’ils AURAIENT aimé y aller.
Et Vous connaissez tous la fâcheuse expression « c’est Beyrouth ». Vous l’aurez compris, nous sommes des Libanais !
Nous sommes très connus pour l’hospitalité et la cuisine libanaise. La meilleure cuisine au monde.
C’est sûr !

Dans les restaurants traditionnels, vous commandez d’abord les entrées (ou mezzés) qui vont de 16 à 64 par table, même si c’est pour deux. Et quand il y a des grandes tablées, ça devient complètement dingue. On ne peut plus poser ses coudes !
Alors, on ne va pas vous donner la recette du Taboulé. C’est un secret d’état. Mais on va juste préciser que le Taboulé Libanais n’existe pas puisque le Taboulé …
EST Libanais.

Le Liban est un tout petit pays d’environ 10000 km², l’équivalent d’un petit département français, pourtant tout le monde en a déjà entendu parler ou connaît un Libanais.
Il est situé à proximité de la Syrie, de la Palestine et d’Israël (ironique) un voisinage très très très calme, très recherché ! Les pieds dans l’eau …
Le Liban compte environ 5 millions d’habitants sur son territoire et une diaspora de 16 millions (!) répartie dans 70 pays différents.

Nous sommes partout !
Mais ce n’est pas très étonnant. Car le Liban est un pays qui attire autant qu’il repousse. La guerre sans fin a chassé de très nombreuses personnes. Et la diaspora n’a cessé de grandir au rythme des multiples exodes.

Pourtant, le Liban a connu de belles années !
A L’indépendance obtenue en 1943, tout allait bien ! Les gens étaient heureux, le Liban était un modèle pour la liberté individuelle, un modèle de liberté d’expression et de religion. Le rayonnement intellectuel du Liban était mondial.
Cette liberté était telle que tous les dissidents des pays voisins venaient se réfugier chez nous. Dans les années 70, on était le 4ème pays du monde en croissance économique avec un système bancaire en plein essor ce qui nous a valu le surnom de la Suisse du Moyen Orient !

C ‘était Le paradis ! Une vraie réussite du Vivre Ensemble.
Il faut savoir aussi que ce tout petit pays est une mosaïque religieuse où cohabitent 18 confessions différentes.

Oui, Le Liban est une démocratie pluriconfessionnelle basée sur le poids démographique de chaque confession : par exemple, le président doit être chrétien Maronite, le premier ministre musulman sunnite et le président du parlement Musulman Chiite.
Cette répartition se retrouve sur toutes les strates de l’État où la Religion prime sur le mérite !
Par exemple, toi Jawad, tu ne pourras jamais être président. Étonnant quand même.

Chaque citoyen est dans une case bien précise : Chaque nom, chaque village ou quartier au Liban est associé à une communauté religieuse et donc souvent à un parti politique.
Notre confession a une telle importance qu’elle est même inscrite sur nos cartes d’identité et nos fiches d’état civil.
Cette constitution était censée représenter et protéger tous les individus quelle que soit leur religion ! C’était une sorte de démocratie consensuelle.

L’idée aurait pu paraître bonne!…
MAIS …
Avec le temps, le poids démographique a changé. Or, le Pouvoir, lui, n’a pas changé.

Les inégalités entre les différentes communautés se sont accentuées, créant des tensions telles qu’ en 1975, la guerre civile a commencé et a ensanglanté le pays pendant 15 ans. Ce fut la 1ère guerre civile retransmise sur toutes les chaînes de télé ! Les reportages se sont invités tous les soirs au JT jusqu’en 1990.
Vous avez été témoins de massacres à Damour, Sabra et Chatila. Et j’en passe. Le début d’une fracture intercommunautaire totale !

Le Liban a inévitablement sombré petit à petit économiquement, la corruption s’est installée à tous les étages de l’État et de l’administration, à tel point que la classe politique – toute confession confondue – est comparée à une MAFIA qui dirige un pays.
Le peuple a été pris dans l’œil du cyclone et a subi, impuissant, la descente aux enfers de son pays .
La haine a été attisée, les préjugés se sont installés et les communautés se sont encore plus divisées laissant présager un futur bien sombre.

L’histoire de ce tout petit pays est tellement complexe que même les libanais n’arrivent plus à suivre et à se mettre d’accord.
De ce fait, il n’existe pas de livre officiel pour apprendre l’histoire du Liban aux enfants ;
Alors que c’est sûrement le pays qui a le plus de lignes Wikipédia au Km2 !!!!

Résultat : en quelques décennies, nous sommes passés de Paradis à Parodie, en se ” tolérant ” les uns les autres ! Il n’y a plus de vivre ensemble.
Chaque communauté s’est retranchée dans son quartier, son école, ses bars, ses cafés ….
Chacun pour soi, une autre sorte de guerre,
Silencieuse.
Alors, Bienvenue au Liban, où plus rien ne fonctionne ! Encore moins les services de l’Etat !!! A ce propos, on va vous apprendre une expression typique : Hayda Libnen. “ Ça c’est le Liban ! Et c’est normal ”.

Jawad, tu veux manger une glace ?
Avec plaisir !
Trop tard elle a fondu, il n’y a que 6 heures d’électricité par jour ! Alors pour regarder la télé tu peux prendre la batterie de ta voiture ! Hayda Libnen !
Vous voulez aller aux toilettes, prévoyez le seau d’eau. Alors n’imaginez même pas avoir de l’eau chaude pour votre douche ! Hayda Libnen

Tu veux prendre ta voiture ? Tu ne peux pas, c’est la pénurie d’essence après avoir attendu des heures à la station! Hayda Libnen
Tu veux épouser la femme que tu aimes ? Impossible si elle n’est pas de la même confession car seul le mariage religieux existe. Hayda Libnen
Oui, mais les amoureux ont contourné le système : ils vont à Chypre pour se marier. Puis ils retournent au Liban enregistrer leur mariage. Hayda Libnen

Dernièrement, la monnaie a perdu 90% de sa valeur en à peine un an. Imaginez-vous gagner 1000 $ par mois et du jour au lendemain cela devient l’équivalent de 100 $ alors que les prix ont augmenté. Une boîte de lait pour bébé, correspond à 1/6ème du salaire minimum et 20 litres d’essence, à la moitié de ce salaire !!!

80% des Libanais vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, l’argent public est volé, les banques ont fermé, les retraits sont restreints et les sorties de capitaux interdits. C’est “banqueroute à Beyrouth“ !
Riches ou Pauvres, druzes, chiites, sunnites ou chrétiens,
Tous dans la même merde !

Voilà le quotidien de ce peuple qui subit les conséquences dramatiques de ce qui l’a divisé ; en ce moment, les libanais sont obligés de braquer leur banque, pour récupérer leur argent, pour soigner leur famille. On est bien loin de la Suisse du Moyen Orient ! D’ailleurs, au dernier Classement de l’ONU sur les pays les plus heureux du monde, Le Liban est avant dernier. Juste avant l’AFGHANISTAN.
Ouf …

Rien n’est perdu. On ne peut que remonter.
Et puis, en 2019 le gouvernement annonce la mise en place d’une taxe sur WHATSAPP, le seul moyen de communiquer sans se ruiner. C’est La goutte d’eau qui a fait déborder la baignoire !
Pour la première fois, face à tant de corruption, d’injustice et de ras le bol, le peuple tout entier est descendu dans les rues, toutes générations et confessions confondues. Une révolution est née des entrailles du chagrin et de la colère, et elle a duré un an !

Tous les Libanais se sentaient ENFIN réunis dans un même but, sauver leur pays de l’effondrement, demander la fin d’un système politique confessionnel et la chute du gouvernement corrompu.
TOUS étaient dans la rue pour demander des droits fondamentaux que vous considérez constamment comme acquis : de l’eau, de l’électricité, de la justice, un système de santé et de scolarité …

C’était une révolution de velours, pacifique, avec de la musique et des Dj partout, les gens dansaient, chantaient, criaient dans les rues de toutes les grandes villes où ils s’étaient rassemblés ! A ce moment-là, tous nos clivages n’avaient pas leur place dans l’arène! C’était la première révolte d’un peuple uni dans la tourmente !

Une sorte de thérapie pour tout un peuple qui n’a plus rien à perdre, tous citoyens de la même patrie rassemblés sous le même drapeau ! Jeunes, vieux, du nord, du sud, et de toute confession.
Les libanais avaient enfin compris que ce qui les avait divisés les avait rendus plus faibles!
C’était magnifique à voir. Résultat : le gouvernement est tombé et on en a pas eu pendant un an ! Pas grave, c’était le premier signe d’unité nationale depuis 45 ans et le début du long chemin de la réconciliation !

Et nous les Libanais à l’étranger, on était plein d’espoir pour transformer ce pays en profondeur, on était impliqué, soudé et solidaire avec tous les Libanais du monde.
Parce que l’identité libanaise se transmet de génération en génération; même si on y est pas né. Chaque génération transmet à la suivante ses joies, ses peines, ses traumatismes, ses espoirs, sa force de se relever et d’avancer.

On appelle ça la résilience ! N’est ce pas ?
Notre compatriote, Roda Fawaz, dit qu’être libanais ça n’est pas une nationalité, c’est un métier.
Être libanais est un métier répétitif qui consiste à basculer en permanence de l’espoir au désespoir, de la joie à la tristesse, de la fête à la colère.
Être libanais est un métier de névrosé. Pour certains c’est aimer le Liban mais être incapables d’y vivre, pour les autres c’est maudire le Liban mais être incapable de le quitter.
Être libanais est un métier pour lequel on signe un contrat à vie. On peut quitter le Liban, mais le Liban ne vous quitte jamais, où que vous soyez il vous rattrapera.

Hélas ! La révolution s’est essoufflée sans s’éteindre tout à fait, mais il fallait d’abord nourrir sa famille avant de changer le système !
Notre capitale Beyrouth a été détruite par des guerres et des séismes et ensevelie 7 fois, et 7 fois, elle a ressuscité de plus en plus belle.
Mais Le 4 Août 2020, ce fut la 8ème. Stockées depuis 6 ans, en plein centre-ville, sans aucune mesure de sécurité et à la connaissance de nos politiques véreux, 2750 tonnes de nitrates d’ammonium ont éventré le cœur de Beyrouth en une fraction de seconde.
Ce fut la déflagration non nucléaire la plus puissante de tous les temps.

Cette double explosion meurtrière a crié à notre pays et au monde que la mort n’a pas de religion, ni d’origine … 215 morts, 6500 blessés et plus de 300 000 réfugiés dans leur propre pays.
Ca a été le coup de grâce pour un pays déjà effondré.
Dès le lendemain, tous les Libanais étaient de nouveau dans la rue, main dans la main, toutes confessions confondues, tout âge confondu, à nettoyer, déblayer, aider et accueillir les sinistrés.

Si la révolution a fait renaître notre fraternité, cette explosion a contribué à la renforcer.
La diaspora s’est de nouveau mobilisée pour envoyer de l’argent, des médicaments, excédée par cette corruption qui a conduit à une telle catastrophe.
L’histoire se répète inlassablement sous une autre forme de drame …
Deux ans après la date anniversaire de l’explosion, l’enquête piétine et ce n’est pas une surprise. Aucun responsable n’est désigné ….
Hayda Libnen

CONCLUSION
Alors même si le futur du Liban est très incertain, l’espoir réside dans cette nouvelle génération libanaise ou les préjugés sont déconstruits .
Oui, ce tout pays est au centre de la machine géopolitique mondiale et régionale, et la situation intérieure n’arrange rien. Avec les années, elle est devenue si fragile que nous voyons de l’espoir dans la moindre poignée de main ou la moindre accolade.
Mais pourquoi faut-il que notre union ne se produise que quand une catastrophe secoue le pays ? Pourquoi est-ce si compliqué de laisser de côté nos différends une bonne fois pour toute ?

Même s’il cumule les malheurs, le Liban n’est pas un cas isolé. Nombreux sont les pays qui se déchirent: Soudan, Rwanda, Syrie, Somalie….
Même s’il est microscopique, le Liban est une parfaite caricature du monde.
On adore notre pays, mais, svp, ne commettez pas les mêmes erreurs :
Intolérances religieuses et ethniques,
Luttes de pouvoir,
Creusement des inégalités,
Accaparement des richesses et corruption, existent dans TOUS les pays.
C’est juste qu’au Liban, les curseurs sont tous au maximum.
Et chez vous ? Où en sont-ils ?




Jinane Chaker Sultani Milelli
Jinane Chaker-Sultani Milelli est une éditrice et auteur franco-libanaise. Née à Beyrouth, Jinane Chaker-Sultani Milelli a fait ses études supérieures en France. Sociologue de formation [pédagogie et sciences de l’éducation] et titulaire d’un doctorat PHD [janvier 1990], en Anthropologie, Ethnologie politique et Sciences des Religions, elle s’oriente vers le management stratégique des ressources humaines [diplôme d’ingénieur et doctorat 3e cycle en 1994] puis s’affirme dans la méthodologie de prise de décision en management par construction de projet [1998].

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