Face au piège ou au dilemme de Thucydide, quasi paniqué par l’insuffisance notoire d’une guerre économique amorcée par Obama, consolidée et élargie par Trump puis par lui-même, et pendant que le rapport de force lui reste encore favorable, le gouvernement Biden a choisi explicitement de précipiter l’affrontement militaire pour enrayer puis détruire la dynamique de remise en cause potentielle, et en devenir avancé, du suprématisme états-unien engendrée, selon les analyses dominantes dans le monde occidental, par la poussée de la puissance économique chinoise devenue quasi irrésistible. 

Plus grave encore, cette dernière entraîne et encourage en conséquence et en grande partie l’affirmation de puissances moyennes émergentes, voire de petites nations, à profiter des interstices de liberté et des opportunités que cela procure pour œuvrer en priorité selon leurs propres intérêts, quitte à prendre leurs aises et assumer un certain niveau de conflictualité avec celui qui s’est arrogé le statut, au niveau mondial, de procureur, juge et gendarme. 

Les instances internationales devenues pour certaines une camisole de force (notamment l’ONU  depuis la première guerre du Golfe, l’OMC et autres instances de coopération économiques régionales à partir de la présidence de Trump) se sont vues dénoncées et/ou contournées au niveau :

–  militaire par l’OTAN qui agit au Moyen-Orient (Irak) Extrême-Orient (Afghanistan), en Europe de l’est jusque dans la guerre en Ukraine, avec l’ambition de l’entraîner bien au-delà. Mais aussi par des alliances régionales créées selon les circonstances et qui finissent par perdurer.

– économique par la dénonciation d’accords régionaux qui leur seraient devenus défavorables pour en imposer de nouveaux, bilatéraux provisoirement, en attendant de nouveaux accords qui remettent à jour la prééminence des profits états-uniens. Le principe est simple : lorsque des accords internationaux cessent de servir la primauté des intérêts de la puissance états-unienne, ils doivent être dénoncés et remplacés par de nouveaux accords qui rétablissent cette prééminence. Cette politique a commencé avec les lois extraterritoriales, poursuivie et élargie par Trump durant tout son mandat. Jo Biden est assis sur cet acquis et compte bien le fructifier exactement comme ses prédécesseurs l’ont toujours fait.

Les guerres économique et militaire sont largement insuffisantes à asseoir véritablement un statut de domination stable. Celui-ci en exige deux autres, sécuritaire d’une part, idéologique de l’autre.

Ces dernières décennies ont vu l’émergence systématique de foyers d’insécurité grâce à l’aubaine, ces dernières décennies, qu’a représenté et représente encore largement le djihadisme wahhabite pour conquérir de nouvelles zones géopolitiques et/ou ou en consolider une emprise écornée. Ces foyers n’ont cessé de se multiplier, justifiant bien sûr autant d’interventions militaires ponctuelles ou durables, sous une forme ou une autre, nourrissant à leur tour un élargissement des zones de déstabilisation, un approfondissement des crises économiques et politiques, destructions des infrastructures, déplacements des populations et fuites des cerveaux, généralisation de la corruption, jeux d’alliances qui se nouent et se dénouent entre combats politiques, vendettas, guerres de rapines et de trafics en tous genres. 

Ces guerres sécuritaires ont différentes fonctions : 

– elles nourrissent leur complexe militaro-industriel, constituent des zones d’entraînements et d’expérimentations en situations réelles, maintiennent un haut niveau de préparation et d’alerte des troupes

– préservent un état de dépendance et d’impuissance des pays cibles propice à leur statut principal de pourvoyeur de matières premières bon marché 

– enfin et non des moindres, maintiennent les peuples occidentaux dans un état de sidération douce qui permet aux oligarchies politico-technocratiques de les maintenir en laisse, les faire adhérer à leur soumission et leurs régressions sociales sous peine du pire qui se passe sous d’autres cieux et étalé à chaque occasion à la télévision comme autant de piqûres de rappel.

Mais la guerre sécuritaire n’est pas seulement militaire ni ne se restreint aux champs de bataille classiques, elle se fait aussi dans les bureaux, en col blanc. Elle est appelée pour la sécurité de l’État, l’efficacité des systèmes de surveillance et de contrôle, de la gestion administrative et des mécanismes économiques et financiers, toutes choses honorables s’il en fût. Et derrière ce volet officiel et public, ces mêmes systèmes de sécurité protègent des dictateurs, manipulent des clans, ciblent des opposants réels ou potentiels. À un troisième niveau, ces systèmes servent en dernière instance leurs créateurs et producteurs, ces sociétés qui les fabriquent, les commercialisent et les mettent en place et les Contrôlent à distance. Ils leur permettent une connaissance pointue de tout le fonctionnement de l’État, des flux économiques et financiers, des différents lieux de pouvoirs, économique, politique administratif, culturel. Avec des logiciels comme Pegasus, qui n’est que la face immergée de l’iceberg (gageons qu’il en existe plusieurs autres du même type), ces sociétés vont directement à la cible recherchée, ce qui leur ouvre la porte à d’autres informations et entités de même nature ou liées. Cela confère un pouvoir immense sur les personnes et les choses. Comme pour toute autre innovation, celle-ci va se diffuser et se banaliser pour être à portée de bourse, non plus des seuls États, mais d’entités économiques telles que des multinationales, y compris celles des maffias et autres types de banditisme, puis des agences de sécurité, plus prosaïquement de mercenaires pour ne pas les nommer. Le processus est sans fin et finira par aboutir à la production de versions adaptées aux simples quidams.

La guerre idéologique enfin, sans laquelle il n’est point de consentement à moyen et long terme, est nécessaire pour acquérir l’adhésion d’une entité à porter, défendre et diffuser elle-même la cause de la puissance dominante et/ou conquérante. Ses valeurs doivent nécessairement devenir celles, non des peuples conquis ou soumis, mais des groupes qui en gèrent et animent les rouages. Ceux-ci sont construits au fil des années et des décennies, se reproduisent en strates familiales, castes, chefferies traditionnelles, clubs, et maintenant des ONG (Organisation Non Gouvernementale) en veux-tu en voilà, sur tous les sujets, à tous les niveaux, capables de déstabiliser des zones géopolitiques, des pays où des groupes et entités circonscrites, mais aussi de repérer les « meilleurs », les plus efficaces, les mieux à même d’occuper telle ou telle place, ou alors de végéter, telle une cellule en veille, nourrie à minima, qu’on secouera au besoin. L’Union européenne dans une certaine mesure, certains États européens, les États-Unis très loin devant tous les autres, investissent chaque année des centaines de millions de dollars pour innerver le monde de ces réseaux de soft power, gages de leur domination et de leurs conquêtes.

Et cela ne s’arrête pas aux  pays dominés. Observons la léthargie des sentiments anti-guerre aux États-Unis et en Europe face aux pays coloniaux, non pas en comparaison de l’actualité ukrainienne qui est criante à en rester confondu, mais des mouvements anti-guerre des années soixante et soixante-dix, leur vigueur et leur massivité. On constatera avec ironie leur disparition, le début de leur état comateux ayant commencé à partir de l’implosion et la déliquescence du Mouvement de la paix en Israël. Là aussi, cet État a servi de laboratoire pour noyer les mouvements anti-guerre en Europe et aux États-Unis, récupérer, capter et orienter cette énergie et ce souffle pour l’investir dans le droit d’ingérence, la défense des droits de l’homme, les valeurs humanistes et universelles, (version « républicaines et laïques » pour la France acceptée, c’est gratuit et ça ne coûte rien).

De la mobilisation anti-guerre on est ainsi passé, après la transition des années quatre-vingts et début des années quatre-vingt dix, à l’exercice du droit d’ingérence et à la guerre pour les droits de l’homme largement partagé par la totalité des strates politico-technocratiques et idéologiques à l’exception de minorités infimes et isolées.

La guerre initiée par l’administration démocrate par Ukraine interposée pour trancher le piège de Thucydide doit être comprise dans ce contexte global. Elle n’en est qu’un volet. Ainsi que je l’ai évoqué dans mon précédent article « Guerres en Europe. L’enjeu ukrainien », elle a pour objectifs principaux la remise sous tutelle de l’Europe, l’affaiblissement de la Russie et si possible son démantèlement, la reconstruction éventuelle de l’Europe si la guerre arrivait à s’y généraliser.

Poutine est tombé dans le piège patiemment mis en place par les administrations états-uniennes successives, en particulier depuis depuis le début des années deux mille dix. 

La guerre civile dans le Dombass en 2014 est elle-même issue d’un enchaînement qui a commencé bien avant. Elle n’est pas née ex nihilo, pas plus que l’invasion russe le 24 février 2022. Cela n’absout en rien Poutine de sa responsabilité. Mais, n’en déplaise, cela dit aussi la nécessité de rechercher les autres événements, actions et auteurs qui ont participé, volontairement ou non, à cet enchaînement et à son déclenchement . Rappeler à cette occasion que les garants d’un accord portent aussi la responsabilité de la défaillance de l’une et ou l’autre des parties contractantes. Cela vaut pour tout accord, y compris celui de Minsk. Plus précisément, qu’ont fait les gouvernements français et allemand, garants du gouvernement ukrainien pour l’obliger à respecter sa part dans ces accords ? Quel a été le rôle des États-Unis dans le non respect de ceux-ci et dans le développement de cette crise ?

Par delà ce volet européen, un affaiblissement de la Russie, voire une défaite, ouvrirait le flanc à l’accessibilité de la Chine et affaiblirait fortement les velléités de remise en cause de la suprématie du dollar dans les échanges économiques et financiers mondiaux. Cette suprématie du dollar confère au États-Unis une manne rentière particulièrement lucrative et à laquelle tout État est tenu de verser sa part. C’est strictement un système mafieux entièrement mondialisé : vous payez ou on fait sauter votre commerce on déstabilise votre économie, à vous de choisir. 

Le second volet de l’offensive du suprématisme états-unien contre la Chine se passe au Moyen-Orient, avec moins de bonheur pour le moment. Contrairement à Poutine qui n’a pas réussi à déjouer le piège de la guerre, l’Iran a su jusqu’à présent s’en préserver sans pour autant accorder la moindre concession autre que négociée et selon la règle de la réciprocité, renvoyant systématiquement les États-Unis à leurs engagements et à leur absence de fiabilité,  malgré la massivité des sanctions à tous les niveaux qu’il endure depuis des décennies. 

La dénonciation et le retrait de Trump des accords sur le nucléaire avec l’Iran avaient pour but d’obtenir soit :

– sa reddition et la signature d’un nouvel accord qui le neutraliserait dans la région et lui ôterait toute crédibilité, coupant ainsi l’herbe sous les pieds d’un quelconque pays qui se hasarderait encore à quelque velléité d’indépendance à l’égard du gendarme mondial. L’Iran cesserait par là même de servir d’exemple à tout futur apprenti en mal d’indépendance.

– qu’il commette une erreur qui permettrait de le mettre en cause dans une guerre qui justifie une réponse militaire des États-Unis. L’assassinat du général Qassem Souleymani, commandant de la force Al Quds et de Abou Mahdi al Mouhandes numéro deux du Hach Chaabi irakien, entre autres, avait cet objectif. La réponse plus que proportionnée, mais percutante, de l’Iran a déjoué ce piège.

Les atermoiements actuels de Biden, sans préjuger de ses intentions durant sa campagne électorale, n’ont nullement pour but, dans le contexte actuel, la signature d’un accord mais de pousser l’Iran à la faute et le tenir pour responsable de la suite des événements…

Un Iran défait ouvrirait sous un effet domino la seconde voie d’accessibilité à la Chine grâce à l’effacement du Pakistan puis de l’Inde.

Le troisième flanc contre la Chine est à regarder du côté du Pacifique où la France s’est vue éjectée comme une malpropre avec la rupture de son contrat avec l’Australie pour la fourniture de sous-marins. Le suprématisme états-unien exige que sa garde rapprochée soit constituée exclusivement, à l’exception de l’État d’Israël, de pays anglo-saxons, les Five eyes (+1, suivez mon regard). Le nouvel accord de sécurité entre l’Australie, le Royaume Uni et les États-Unis va se construire et s’appuyer sur un second cercle constitué plus particulièrement par le Japon, la Corée du Sud et Taiwan qui, volontairement ou non, aura aussi pour fonction, à l’instar de l’Ukraine et de Zelinski, de servir d’appât pour le piège qui commence à être mis mis en place. Il reste à la Chine de savoir s’inspirer de l’Iran et ne pas commettre le même type de faute que Poutine. 

On remarquera que dans tout ce processus, ce sont des puissances moyennes, émergentes et/ou de petites nations qui servent et vont continuer de servir de chair à canon, qui verront leurs infrastructures détruites, leurs citoyens.nes brisé.e.s dans leur chair, leurs cadres tombant « au champ d’honneur » ou s’exilant et fuyant devinez vers quel horizon. Tout cela volontairement ou  comme des somnambules ivres de sang et de gloire. J’imagine Boris Vian se retourner dans sa tombe et déclamer  « Tiens, voilà du boudin, voilà du boudin ! ». 

Les peuples et les nations se déploient et se développent en fonction de leur culture et de leur histoire propres, des contraintes qu’ils doivent affronter tout comme des vents favorables qui peuvent les porter. Les sanctions, guerres et opérations de déstabilisation de toutes sortes n’aboutissent qu’à engendrer peurs, crispations, méfiance et rejets, terreaux aux dérives autoritaires, voire paranoïaques et/ou à leur exacerbation. C’est aussi le but recherché pour en faire des épouvantails  et justifier en retour leur rejet. On aboutit ainsi à une forme de vendetta politico-idéologique qui finit par se nourrir d’elle-même et conforter ainsi la préservation du statu quo.

On pourra constater, à travers tous ces éléments, que la dynamique en cours n’a rien à voir avec la prétendue défense d’un système de valeurs, mais la préservation du suprématisme états-unien, à tout prix, n’importe quel prix.

Jusqu’où les dirigeants européens ou autres accompagneront-ils l’administration états-unienne dans sa folie destructrice et meurtrière pour préserver et réassoir leur suprématie ? On reste malgré tout atterré lorsque que l’on assiste à ce spectacle, marchant à la baguette, au doigt et à l’œil, sous la férule d’un saltimbanque, fraudeur fiscal et homme lige d’un oligarque mafieux, entouré de dizaines de conseillers américains, sous surveillance permanente et menaçante de néonazis avérés, devenu par la magie de la guerre et d’une communication de spécialistes aguerris, leur nouveau héros et gourou.

Scandre Hache

Newsdesk Libnanews
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