Crédit Photo: l’architecte Youssef Haidar

L’espace sémiotique du musée :  Beit Beirut un musée comme trace ?

Comme nous l’avons mentionné auparavant, les « nouveaux musées » d’aujourd’hui suscitent toujours plus d’intérêt, notamment dans le domaine sémiotique,[1] les sites de mémoire consacrés à rappeler des événements douloureux, des guerres et des massacres constituent un phénomène particulièrement important.

Au cours des dernières décennies, ces musées se sont multipliés dans le monde entier et il est difficile de dire si une telle prolifération dépend plus de l’obsession mémorielle qui semble caractériser le monde contemporain, ou de la multiplication des douleurs collectives de différents genres, depuis les génocides jusqu’aux violences féroces des régimes totalitaires. Une première question fondamentale, lorsqu’on parle de sites de la mémoire traumatique, concerne le niveau figuratif. Comment le traumatisme se figure-t-il ? Que conserver, que transmettre, et comment ? Quelles images, quels objets, quelles pièces ? Les sites de mémoire existant aujourd’hui montrent des paradigmes très différenciés sous cet angle. Certains conservent avec une obsession maniaque tout élément lié au passé traumatique comme le cas du Beit Beyrouth ou le musée de la guerre, et d’autres l’évoquent de façon plus métaphorique, à travers des déplacements métonymiques progressifs.  Nous pouvons donc faire le postulat d’une échelle de densité figurative dans la conservation de la scène du traumatisme qui correspond à différents niveaux de réalisme représentationnel ; à partir d’un maximum de réalisme qui maintient et met en scène toutes les figures de l’horreur, jusqu’à une raréfaction de la figurativité progressivement remplacée par des modalités plus abstraites et métaphoriques.

La question du réalisme figuratif devient particulièrement centrale lorsqu’il s’agit de ce que nous avons défini comme les sites du traumatisme, c’est-à-dire des sites qui muséifient des lieux où se sont effectivement passés les événements traumatiques, comme les guerres civiles et les camps de concentration, comme les lieux de détention et de torture, ainsi que le signale dans ses travaux Patrizzia Violi. [2] Que conserver de ces lieux, témoins d’événements terribles, et comment? Qu’y maintenir et qu’en cacher au contraire ? Qu’est-ce qui doit être montré de ces atrocités ? Parce que c’est leur matérialité même qui caractérise ces sites, le fait est que justement là se sont consommées des hostilités souvent irreprésentables. Ces lieux maintiennent un lien causal entre espace et événement et renvoient au traumatisme advenu selon la forme d’un rapport de renvoi de type indexical. Cela invite à une réflexion sémiotique sur ce que nous pouvons appeler une problématique de la trace, question essentielle pour une analyse sémiotiquement orientée de ces lieux de mémoire si particuliers. Il serait toutefois naïf de présupposer une authenticité « naturellement » congénitale de ces lieux, non seulement parce que les traces peuvent être simulées,  modifiées, reconstruites, mais surtout parce que leur conservation implique toujours un travail sémiotique, un travail, même involontaire, producteur de sens nouveau et de nouvelles significations.

Au cours de la phase de reconstruction qui a suivi la guerre civile libanaise, de nombreux bâtiments importants ont été démolis. Les activistes ont pu sauver un certain nombre de structures individuelles. Le bâtiment Barakat ou Beit Beyrouth [3] est l’un de ces bâtiments Les plus importants. En plus de ses valeurs architecturales et esthétiques, sa façade poivrée et trouée de balles est devenue « image forte » avec sa colonnade. Elle était devenue le symbole le plus puissant de la guerre civile à Beyrouth. Les sociologues et historiens ont observé que de nombreux Libanais ont tendance à laisser la guerre derrière eux et passer leur vie tout simplement en oubliant le passé. Les manuels d’histoire du secondaire continuent à ignorer la guerre civile depuis le retrait des forces coloniales françaises du Liban en 1946. Les intellectuels cependant, y compris les architectes, et après la campagne qui a été lancée pour sauver le bâtiment Barakat, ont compris que le Liban ne peut pas aller de l’avant tant qu’il ne crée pas une « mémoire collective » pour guérir certaines des divisions de la société fracturée. Ainsi en 2007, le maire de Beyrouth Abdel Menem al-Aris a affirmé que le musée de la mémoire montrera l’histoire humaine de toute la ville, y compris la guerre civile.

Crédit Photo: l’architecte Youssef Haidar

Bien que la majeure partie de l’extérieur soit comprise dans la rénovation, le sol et le premier étage de la façade de l’immeuble en ruines seront conservés en état de délabrement, pour servir de rappel des chapitres les plus sombres de l’histoire de Beyrouth. Des trous de balles et certaines barricades de tireurs d’élite doivent être conservés dans leurs lieux d’origine, ainsi que les restes du laboratoire de Fouad Chemali, un dentiste local qui occupait un appartement au premier étage de l’immeuble depuis 1943. Au deuxième étage, Beit Beirut fonctionnera comme une exposition permanente qui retrace l’histoire de Beyrouth depuis le XIXème siècle. L’exposition comprendra les documents, les dossiers et les archives de la municipalité qui seront rendus accessibles au public. Les étages supérieurs seront rénovés pour abriter une salle multifonctionnelle pour les manifestations culturelles, artistiques et musicales temporaires.

Dans l’insertion dans l’espace de la mémoire collective, M. Halbwacks nous dit qu’ « il n’est point de mémoire collective qui ne se déroule dans un cadre spatial. Or, l’espace est une réalité qui dure : nos impressions se chassent l’une l’autre, rien ne demeure dans notre esprit, et l’on ne comprendrait pas que nous puissions ressaisir le passé s’il ne se conservait pas en effet par le milieu matériel qui nous entoure. C’est sur l’espace, sur notre espace, – celui que nous occupons, où nous repassons souvent, où nous avons toujours accès, et qu’en tout cas notre imagination ou notre pensée est à chaque moment capable de reconstruire – qu’il faut tourner notre attention; c’est sur lui que notre pensée doit se fixer, pour que reparaisse telle ou telle catégorie de souvenirs. On dira qu’il n’y a pas, en effet, de groupe, ni de genre d’activité collective, qui n’ait quelque relation avec un lieu, c’est-à-dire avec une partie de l’espace, mais que cela est loin de suffire à expliquer que, se représentant l’image du lieu, on soit conduit à penser à telle démarche du groupe qui lui a été associée ».[4]

Selon les travaux d’Isabelle Pezzini, les nouveaux musées assignent au visiteur un rôle actif, très différent de celui joué dans le passé dans les musées traditionnels. [5] À cette modalité active d’utilisation, ce site de mémoire libanais doit ajouter une manipulation spécifique qui transforme en profondeur le rôle thématique du visiteur. Il n’est plus uniquement un sujet qui voit et apprend mais il devient, en vertu de sa présence même sur le lieu du traumatisme, une sorte de témoin du traumatisme même. L’analyse des manipulations auxquelles les visiteurs sont  soumis, de  leurs  transformations thématiques, de leurs réponses pathétiques, devient ainsi partie intégrante de l’analyse structurelle et morphologique des sites, selon l’intuition fondamentale de la perspective sémiotique sur l’espace. Cela consiste en effet à penser l’espace comme un ensemble syncrétique où des personnes et des choses interagissent, selon des parcours et des comportements en partie préaménagés par les morphologies spatiales mêmes, en partie seulement prévisibles.

Dans ce mouvement, les dynamiques énonciatives deviennent elles aussi plus complexes. Nous savons que dans tout musée on peut distinguer entre un plan de l’énonciation muséale — modalités de l’exposition, traces de sa production et de son installation, qui prévoit un parcours de visite determiné — et un plan de l’énoncé — niveau de l’exposition et réalité signifiante des objets exposés, de leur « histoire » pouvons-nous dire. Dans ce musée de mémoire, les niveaux doivent se présenter comme souvent entremêlés : le visiteur est installé à l’intérieur de l’histoire racontée, témoin participant et acteur du traumatisme même que le musée raconte.

On affronte ici le problème de l’authenticité qui traverse Beit Beyrouth et qui conserve sous forme muséale le lieu qui a été le théâtre effectif de drames et de tragédies de différents types, de massacres, sur la ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest de Beyrouth. Le dilemme tourne autour de la notion sémiotique de trace, définie par Umberto Eco comme un signe par reconnaissance, c’est-à-dire un signe qui devient tel uniquement au moment où il est interprété comme tel.[6] Sans reconnaissance sémiotique, la trace est seulement la conséquence causale d’un acte déterminé, comme l’empreinte laissée sur la plage par un corps qui, avant d’être reconnue comme telle, ne prend pas encore part à un régime de sémiose. La trace participe d’une nature hybride : d’un côté une matérialité produite par un événement, de l’autre un signe de cet événement reconstruit à partir d’un acte d’interprétation.  Naturellement, c’est ce second niveau qui nous intéresse sémiotiquement parlant. Toutefois, au moment où nous reconnaissons un signe comme trace de ce qui l’a causé, justement de par sa nature causale, nous tendons inévitablement à le considérer comme plus « vrai » ou plus « authentique » que d’autres signes intentionnellement produits pour signifier. Mais aucune trace n’est innocente ou « immédiate », ni ne peut garantir aucune authenticité ontologique. Plus que de nous assurer d’une vérité, le signe-trace produit un effet d’authenticité, en fonctionnant comme un puissant dispositif évocateur de réalité. Dans notre cas, par exemple, le graffiti, les inscriptions et les tags laissés sur les murs par les snipers à l’intérieur de l’immeuble pendant la guerre civile libanaise est un témoin de la cruauté des snipers et comme empreinte de the war machine.

Sur le plan temporel, les inscriptions sur les murs modifient et transforment la simple opposition temporelle que nous avions posée comme hypothèse entre le passé historique de l’événement de la guerre et le présent du visiteur, que nous pouvons considérer comme le présent de l’énonciation inscrite dans le musée. À ce dernier se relie un autre type de présent, atemporel et cyclique, qui est le présent des traces et les images du passé que nous revivons.

De cette façon, le mémorial de Beit Beyrouth devient le lieu où se confrontent et entrent en relation différentes dimensions temporelles.

Nous trouvons ci-dessous un tableau sémiotique et schéma d’oppositions entre le passé et le présent : il y a un rapport existant entre ces deux notions, ces deux faits dont l’un implique l’autre et réciproquement ; nous trouvons un système semi-symbolique de corrélations spatio-temporelles et actorielles où la façade de la guerre représente le passé et la mort visible aux visiteurs, alors que la nouvelle partie du bâtiment représente le présent des visiteurs.

Pour conclure cette partie, Dans l’espace de vision entre notre regard et l’image de la façade de guerre ainsi que les traces des inscriptions à l’intérieur du bâtiment de nombreuses temporalités s’entrecroisent : le passé de la guerre civile, se superpose au présent en acte de notre être-là, à ce moment-là, en tant que visiteurs et témoins des atrocités advenues, et nous rappelle à tout moment un passé tragique irréversible.

Tableau qui montre la différence entre le passé et le présent du batîment :

À la fin, et en exposant ce lieu institutionnel comme « Musée de la mémoire », nous pouvons dire que Beit Beirut est à la fois le lieu d’exposition et un lieu de mémoire qui retrace la guerre civile. Le batiment comme trace de guerre est extrêmement important, puisque l’œuvre (ou la prochaine exposition qui aura lieu dans ce mémorial) est profondément influencée à la fois par l’espace physique dans lequel elle s’insère, mais aussi par le contexte institutionnel, culturel et social. On parle alors d’art in situ, d’art contextuel, d’un art de l’exposition. Nous nous interrogeons sur l’interaction entre le lieu et l’œuvre pour trouver une cohérence entre l’œuvre qui n’est que le bâtiment, et les expositions tomporaires et permanentes, les objectifs à atteindre, les « effets » sensoriels, émotifs, intellectuels recherchés et le contexte et le lieu d’exposition, avec les possibilités et les limites que nous offre ce lieu, avec les codes et les conventions. Il devient à la fois une donnée contraignante et un champ de possibles. Nous nous interrogeons aussi sur l’intérêt d’une exposition présentée dans des lieux institutionnels, mais qui témoigne d’un processus créatif réalisé dans l’espace social.

La notion d’hétérotopie de Foucault rend compte, en l’occurrence, du lieu où s’insèrent ces expériences. Celles-ci s’enracinent dans des « lieux réels, effectifs », mais qui sont en même temps autres puisqu’ils « […] suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble   des rapports qui se trouvent par eux, désignés, reflétés ou réfléchis » (Foucault, 2001 [1984] a: 1574). Ces lieux ne sont pas dans l’utopie (non-lieu), mais dans un espace/temps à la fois ancré et autre, « sortes d’utopies effectivement réalisées ». (Foucault, 2001 [1984] a:1574)

Ces hétérotopies ont une fonction précise qui se déploie entre deux pôles, l’illusion et la compensation: ou bien elles ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. […] Ou bien, au contraire, créant un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon.[7] (Foucault, 2001 [1984] a: 1580)

Ainsi, le présent des visiteurs devient leur passé, revit dans un autre contexte, avec une image et un son orchestré par l’artiste. Une performance multimédia moderne émane d’une architecture de guerre et de ce lieu de traumatisme et prend un nouveau sens. Nous ajoutons qu’une telle performance multimédia dans un lieu pareil a un souffle de modernisme en culture, qui est à la fois institutionnel et contemporain.


Bibliographie :

  • ECO Umberto. Trattato di semiotica generale, Milan, Bompiani, 1975 (tr. f Traité de sémiotique générale, Paris, Livre de poche. 1991)
  • FOUCAULT Michel. Des espaces autres, dans Dits et écrits 1954-1988: II: 1976-1988, sous la dir. de DEFERTDaniel et EWALD François. Paris, Gallimard, 2001[1984] a. P. 1571-1581
  • HALBWACKS Maurice. La mémoire collective. Chapitre IV. Paris, presses universitaires en France, 1950. P 85
  • VIOLI Patrizzia.Trauma site museums and politics of memory: Tuol Sleng, Villa Grimaldi and the Bologna Ustica Muse Theory, Culture and Society. 2012. 29 (1)

 Sitographie :

  • Pour avoir une ample idée sur l’état de lieu de Beit Beirut, visitez ces liens :
  • https://www.youtube.com/watch?v=fQAloBPjcVs
  • https://www.youtube.com/watch?v=6LmDDiP42jE
  • https://www.youtube.com/watch?v=RJJd410COYA&ebc=ANyPxKp92xydqm7z-bR0kv_HWBO0BZVdQwXhbv5LUUJl7jbkaKqOtvncPzMPpg0zu-TSTNQ65OipMWxB0T4Ivp0jZrbBiRSm4Q
  • https://www.youtube.com/watch?v=rShNEWjgxMQ

 Site de l’architecte Youssef Haidar


Notes:

[1] Cf., entre autres, VERGO Peter (éd), The New Museology, London, Reaktion Books, 1989, Kylie Message, New Museums and the Making of Culture, Oxford, Berg, 2006, Janet Marstine (éd.), New Museum Theory and Practice. An Introduction, Malden MA, Blackwell, 2006.

[2] VIOLI Patrizzia.Trauma site museums and politics of memory: Tuol Sleng, Villa Grimaldi and the Bologna Ustica Museum. Theory, Culture and Society. 2012. 29 (1) En ligne: http://anthronow.com/findings/findings-museums-of-memory

[3] Vidéo montrant la visite guidée du batiment avec l’architecte HAIDAR Youssef, sur le compte youtube de L’Orient-Le-Jour https://www.youtube.com/watch?v=00UntC89pq8

[4] HALBWACKS Maurice La mémoire collective, chapitre IV. Paris, presses universitaires en France, 1950. P 93

[5] Cf. I. PEZZINI, 2011, op. cit.

[6] Cf. ECO Umberto. Trattato di semiotica generale, Milan, Bompiani, 1975 (tr. fr. Traité de sémiotique générale, Paris, Livre de poche. 1991)

[7] FOUCAULT Michel. Des espaces autres, dans Dits et écrits 1954-1988:

II: 1976-1988, sous la dir. de DEFERTDaniel et EWALD François. Paris, Gallimard, 2001[1984] a. P. 1571-1581

Haytham DAEZLY
Haytham Daezly, originaire de Tripoli-Liban, vit et travaille à Paris. Il est Docteur en Sciences de l'information et de la communication, directeur artistique en publicité, artiste visuel et actuellement médiateur culturel à Paris. Il est l'auteur de : « L’essor de la culture virtuelle au Liban, entre effervescence numérique et instabilité politique : réseaux sociaux, musique en ligne et sites institutionnels ». Mots-clés : #art #culture #médiation #numérique #TIC #Liban Pour avoir une ample idée sur son parcours professionnel et artistique, vous pouvez consulter ses pages en ligne : Lien thèse : http://theses.fr/2016LIMO0062 Lien blog : http://haythamdaezly.tumblr.com/

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