Qu’est-ce que je me sens ridicule, assise devant mon clavier, en train d’écrire un article, plutôt que d’être actuellement dans la rue, avec quelques milliers de compatriotes enragés après l’immolation de Georges Zreik par le feu devant l’école de ses enfants, à Bkeftine. Le même acte commis par Mohamed Bouazizi il y a huit ans de cela, avait déclenché une révolution en Tunisie… mais au Liban, on a longtemps oublié ce que vaut une vie …

Aujourd’hui, je vois mal mon peuple se soulever pour n’importe quelle cause, à moins qu’il n’y ait des directives partisanes pour descendre à la rue pour des balivernes. On se révoltera d’ici quelques jours sur les réseaux sociaux, on ajouterait un badge à la photo de profil, on affichera des gueules d’enterrements, on organisera des manifs où on se tuerait pour prendre le meilleur des selfies et signaler sur Facebook ou Instagram qu’on est de bons citoyens … et puis notre mémoire courte prendrait le dessus et rebelote, retour au quotidien du pays macérant dans la corruption devenue sa zone de confort.

J’espère, du fin fond des tripes, avoir tort, et assister à un peuple qui se soulève et qui affirme qu’il a son mot à dire après tant de misères, de vols, de crimes impunis, d’injustices sociales flagrantes, et d’anéantissement d’un civisme tant souhaité pour pouvoir se remettre sur ses pieds. Mais voir un peuple jubiler parce qu’il a un cabinet après plus de neuf mois de vide gouvernemental, pour revoir les mêmes têtes et des têtes nouvelles avec les mêmes affiliations aux partis politiques dinosaures, me donne pratiquement la nausée. 

Les mêmes têtes, les mêmes noms, accusés TOUS de tous les crimes possibles, tant au niveau de l’économie, que sur les plans éducatif, culturel, social, sanitaire, touristique, écologique, organisationnel, idéologique, et j’en passe … Même si on démontre par a+b que tel parti ou tel politicien n’est pas responsable de la dégradation de la situation nationale, rien que sa persistance au pouvoir côtoyant les mafias régnantes sans les montrer du doigt, l’incrimine et le rend par son silence encore plus coupable que le criminel lui-même.

Et puis qu’importent les mots, les articles, les coups de gueules, lorsqu’on ne sait plus se solidariser de nos concitoyens. Les 17000 disparus, les militaires tués par des extrémistes inchâtiés, les innocents tués par d’obscènes tirs de joies, les défunts victimes des dizaines d’attentats, le cancer qui ravage les gens à cause d’une pollution incontrôlée, et tant d’autres, auraient été autant de raisons valables pour que le citoyen s’insurge contre ses responsables corrompus. Mais la valeur d’une vie est lettre morte dans ce pays, et chacun de nous a perdu son humanité, sa citoyenneté et son patriotisme, se croyant à l’abri des malheur en se désolidarisant de son frère…

Je suis écœurée, triste jusqu’à la moelle, en pensant à la valeur d’une vie dans ce pays, qui a oublié qui est Mohamad Bazzal, Roy Hammouche, Adel Termos, Cap. Elias El Khoury et tant d’autres ! Tout ce que je sais, c’est que ce soir, deux gamins ont perdu leur père qui cherchait (en vain) à leur assurer une éducation décente face à un système éducatif privé et religieux avide et cruel, dans une contrée métamorphosée en un tohu-bohu chaotique, où l’on fait la course en partageant indécemment sur la toile la photo d’un homme qui se consume ou son portrait avec sa fille, sans se soucier des sentiments d’une famille plongée dans le drame.

Si aujourd’hui Georges Zreik s’est immolé par le feu par désespoir, qu’importe les versions et les justifications et les interprétations byzantines, c’est que dans ce pays toute une population désorientée est au bout du gouffre, parce qu’elle ne croit plus en ses institutions, ni en des dénouements salutaires, ni en d’éventuelles issues alternatives à ses problèmes inextricables. La mort de Georges Zreik entrainera-t-elle le réveil d’un peuple qui dort ? A en croire le fameux mythe de notre fabuleux phénix, les cendres de Georges Zreik feront-elles renaître une bribe d’espoir en vue de la revalorisation du prix d’une vie ?…

Marie Josée Rizkallah
Marie-Josée Rizkallah est une artiste libanaise originaire de Deir-el-Qamar. Versée dans le domaine de l’écriture depuis l’enfance, elle est l’auteur de trois recueils de poèmes et possède des écrits dans plusieurs ouvrages collectifs ainsi que dans la presse nationale et internationale. Écrivain bénévole sur le média citoyen Libnanews depuis 2006, dont elle est également cofondatrice, profondément engagée dans la sauvegarde du patrimoine libanais et dans la promotion de l'identité et de l’héritage culturel du Liban, elle a fondé l'association I.C.H.T.A.R. (Identité.Culture.Histoire.Traditions.Arts.Racines) pour le Patrimoine Libanais dont elle est actuellement présidente. Elle défend également des causes nationales qui lui touchent au cœur, loin des équations politiques étriquées. Marie-Josée est également artiste peintre et iconographe de profession, et donne des cours et des conférences sur l'Histoire et la Théologie de l'Icône ainsi que l'Expression artistique. Pour plus de détails, visitez son site: mariejoseerizkallah.com son blog: mjliban.wordpress.com et la page FB d'ICHTAR : https://www.facebook.com/I.C.H.T.A.R.lb/

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