Ma patrie, ma patrie,
Vigueur et beauté, splendeur et pureté…
sur tes collines

Vie et délivrance, bonheur et espoir…
dans tes airs
Te verrai-je ? te verrai-je ?
En paix et prospère, victorieuse et honorée ?

Ma patrie, ma patrie
La jeunesse ne renoncera jamais, ira jusqu’au bout jusqu’à la mort
pour ton indépendance
Nous boirons de la mort, Mais nous ne serons jamais aux ennemis
tel des esclaves 

« Mawtini ». Ce poème, écrit par le palestinien Ibrahim Touqan, transcrit les aspirations des peuples pour un futur glorieux et prospère, leur désespoir de voir un jour la nation arabe briller aux yeux du monde. Adopté par l’Irak comme hymne national après la chute de Saddam Hussein, il dépeint les tourments que traverse cette nation, qui, de guerre en guerre, frôle l’annihilation totale et perd son âme davantage à chaque fois.

« Mawtini » fait écho aux souffrances de chacun d’entre nous, peu importe le pays d’origine, tant il dépeint avec justesse la crise existentielle que traverse le monde arabe depuis des décennies. Nostalgie d’un passé mythifié, impuissance face à une situation toujours plus désastreuse, désespoir en quittant son pays natal à la recherche d’une vie meilleure, une terrible chape de plomb suffoque au quotidien les citoyens déchirés entre leurs aspirations personnelles et leur attachement à leur mère patrie. Lorsque l’on évoque la violence dans le monde arabe, les images d’Alep dévastée, de Palmyre défigurée, ou de Bagdad bombardée viennent aussitôt à l’esprit, alimentant un imaginaire empli de destruction et d’oppression. Si ces perceptions ne sont pas dénuées de vérité, elles occultent cependant la pire des violences, à l’origine de toutes les autres, celle qui empoisonne les peuples et les condamne à un déclin irrémédiable : la dépossession.

Dépossession envers sa propre existence, ses ambitions et ses principes, face à une société n’offrant aucune perspective autrement que par la servitude et le crime. Dépossession envers un système politique qui a abandonné le citoyen pour servir les intérêts particuliers, où la patrie n’est qu’une illusion fédératrice, instrumentalisée pernicieusement pour justifier le pillage organisé du pays. Dépossession envers sa terre mère, kidnappée par une élite politique corrompue et piétinée par les puissances étrangères.

Qu’est-ce que la nation, sinon le moyen pour le citoyen de s’accomplir personnellement en participant au gouvernement de la cité ? Dans les pays arabes, elle est une chimère toujours rêvée mais jamais concrétisée, évoquée pour déplorer son inexistence ou la glorifier de manière tellement caricaturale qu’elle révèle le détournement de l’intérêt national au profit de la tyrannie. Elle peuple les songes de tous et laisse un goût amer au réveil, lorsqu’elle disparaît pour laisser place à la terrible supercherie du réel.

Alors que mes yeux se posent sur les ruines de Beyrouth, défigurée par une explosion qui est venue à bout d’un patrimoine centenaire et résilient face à la guerre civile, les paroles de « Mawtini » me viennent en tête. Jusqu’alors, je ne parvenais pas à trouver les mots suffisants pour transmettre l’horreur et l’infinie tristesse que je ressentais en contemplant cette ville meurtrie, dévastée par l’avidité des hommes. Je craignais de n’employer que des mots creux, des banalités rappelant la littérature orientaliste sans réussir à transcrire la souffrance qui afflige les Libanais devant le spectacle de leur ville martyre.  

Ce n’est pas le mauvais sort qui s’abat sur le Liban, déjà affaibli par un effondrement socio-économique massif et la remise en cause de l’illusoire statu quo qui avait permis au pays de sortir de la guerre civile. Ce n’est pas non plus un complot international orchestré par une puissance hostile, bien que les causes de l’explosion soient encore floues et que le Liban ait toujours souffert de l’impérialisme de ses voisins. Si la catastrophe sidère autant les Libanais, c’est qu’elle révèle l’incurie d’un État impuissant, contrôlé par des groupes mafieux qui n’y voient qu’un moyen d’assurer leur enrichissement personnel. Ceux-ci se sont adonnés des décennies durant au pillage organisé du pays sous l’œil bienveillant des puissances régionales et de la communauté internationale, se cachant derrière une prétendue « coexistence pacifique » qu’ils ont de toute leur force combattue en dressant les Libanais les uns contre les autres.

Le port de Beyrouth illustrait la corruption et les dysfonctionnements de l’État central par la contrebande qui y sévissait et les nombreuses controverses qu’il suscitait sur sa gestion.

Aujourd’hui, le port de Beyrouth est détruit.

Hier fierté d’un peuple à la vocation maritime, qui se percevait comme pont entre l’Occident et l’Orient, fermement ancré sur le sol arabe et ouvert au vaste monde, il représente aujourd’hui les rêves fracassés des Libanais trahis par leurs propres dirigeants. Enlaidie par une reconstruction factice, endommagée par les bombardements, dévorée par un capitalisme prédateur, Beyrouth est aujourd’hui à genoux, détruite par ceux-là même qui prétendent défendre la Nation et ses habitants.

Comme le port de Beyrouth, une partie de l’âme du Liban est aujourd’hui partie en fumée. La tâche colossale de la reconstruction sera aisée face à celle, quasi impossible, de restaurer la grandeur d’une nation tourmentée par ceux-là même qu’elle a nourri.  Contrée la plus fertile du Proche-Orient, le Liban a été empoisonné par la pollution, la spéculation foncière, et la négligence de dirigeants qui ont réduit le pays à un casino pour le monde arabe. Jadis intermédiaire commercial entre les pays arabes et l’Europe, le Liban importe à présent la quasi-totalité de ses besoins et fait fuir les investissements étrangers. Centre intellectuel majeur, refuge des intellectuels face aux autoritarismes, le Liban s’enfonce dans la répression et une marchandisation de la culture qui la rend de plus en plus élitiste et futile.

La dignité de l’homme et la souveraineté de la nation doivent être les priorités d’un régime démocratique, pluraliste et soucieux des droits fondamentaux. Au contraire, l’élite politique libanaise n’a cessé de vendre les intérêts du pays au plus offrant et d’infantiliser l’individu en le maintenant dans un état de dépendance. Dépendance envers sa communauté religieuse, intermédiaire obligé entre lui et l’État confessionnel. Dépendance envers son leader communautaire, qui exploite l’absence de services étatiques pour asservir ses « frères » et en faire des affidés politiques. Enfin, dépendance envers des puissances impérialistes, qui, en mettant à nu des divisions soigneusement entretenues par les leaders communautaires, réduit à néant la nation libanaise et en fait un simple pantin au service d’intérêts étrangers. Si le discours professé par le président français au Liban semble en apparence salutaire, les appels au retour du protectorat révèlent le désespoir d’un peuple au bord du gouffre et prêt à tous les sacrifices pour survivre, même au prix de son indépendance.

L’heure est aujourd’hui à l’identification des responsables de l’explosion, mais aussi de la décadence d’une des sociétés les plus cosmopolites et dynamiques du monde arabe. L’élite politique libanaise, celle qui monopolise les institutions nationales et obstrue le travail de réforme si nécessaire, doit endosser la responsabilité qui est la sienne dans la destruction de l’État, l’humiliation d’un peuple entier, et l’exil forcé de millions de Libanais. Le Liban est à plusieurs reprises comparé à un phénix qui renaît de ses cendres après chaque catastrophe. La société libanaise, éprouvée dans sa chair, montrera au monde sa solidarité, sa cohésion, et désavouera les fatalistes ne percevant le Liban que par le prisme confessionnel. Jusqu’à la prochaine crise.

Comment briser cette dynamique vicieuse, qui ronge à petit feu le peuple tout en épargnant l’élite politique et financière du moindre choc ?  Aujourd’hui, le Liban ne veut plus être un phénix, mais un aigle majestueux, fier, et capable d’assurer sa propre survie. Terre de tous les contrastes, où se rencontrent l’océan et la montagne, refuge des minorités, le Liban devrait montrer au monde sa beauté et sa splendeur qui a résisté tant bien que mal à des décennies de destruction continue des bases de la vie nationale.

Le Liban, comme toujours, est le miroir du monde arabe. Divisé, en proie à la corruption, il a vu ses perspectives de renaissance anéanties par le désespoir d’un peuple pris en otage par une classe politique rongée par l’égoïsme et dépourvue de qualités morales. Les Libanais, continûment incités à abandonner tout rôle politique dans la gestion des affaires, ont aujourd’hui reconnu une vérité terrible : le pouvoir politique n’a pas seulement défiguré et pillé le pays, il l’a mené à son autodestruction. Beyrouth et son port sont des preuves édifiantes et irréfutables de l’incapacité de l’élite dirigeante à garantir la dignité, la sécurité et la prospérité des Libanais.

Je terminerais ces propos sur cette note optimiste : le changement n’est pas qu’un rêve, un espoir laissé aux plus idéalistes d’entre nous. Comme Samir Kassir l’affirmait, le rêve n’est pas hors de portée. Il est amorcé quand on frappe les portes du réel, du moment qu’on ose le proclamer. Le rêve est ce qu’on commence à réaliser lorsqu’on en crie notre besoin.

Sami Erchoff
Sami Erchoff, né en France, installé au Liban, d'origine marocaine. Après un Master en Sciences Politiques de la Sorbonne, je termine un Master en Politique internationale, spécialité Moyen Orient, à l'USJ et à Science Po Grenoble. Fasciné par le Liban, je multiplie les expériences intellectuelles et professionnelles à Beyrouth dans l'espoir d'enfin saisir la complexité et la diversité de ce beau pays. Mes domaines de spécialisation sont la diplomatie française au Moyen Orient, la Ligue Arabe, la politique extérieure de l'Union Européenne au Moyen Orient, les bailleurs de fonds au Liban ..