Gérald Arboit, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

On ne connaîtra vraisemblablement la vérité sur le rôle des services de renseignement occidentaux en Ukraine, si jamais on la connaît, que plusieurs années après la fin des hostilités.

Elle viendra certainement des États-Unis, où le régime de diffusion archivistique est généralement plus libéral que de ce côté-ci de l’Atlantique. Nous aurons donc peut-être des réponses sur les activités de la CIA, sur place depuis 2015.

Mais dès aujourd’hui, l’actualité semble indiquer que d’autres services occidentaux sont aussi présents sur le terrain ukrainien. Le rôle qu’ils peuvent potentiellement jouer pourrait permettre de mieux éclairer l’évolution à venir du conflit et les semaines qui vont suivre l’assaut lancé par Vladimir Poutine.

Des indices

Le 11 février 2022, alors que les États-Unis et le Royaume-Uni rappellent leurs ressortissants, la France ne dit rien et conseille seulement à ses nationaux en Ukraine à faire des réserves de nourriture. Implicitement, elle établit ainsi que sa capacité d’appréciation de la situation sur place ne corrobore pas les informations venant de la CIA, mais aussi, donc, que des agents de la DGSE la renseignent sur l’état de la menace russe depuis l’Ukraine, en plus de son autonomie d’observation satellitaire.

Le 25 février, la presse allemande révèle que le directeur du BND, le service fédéral allemand de renseignement, Bruno Kahl, vient d’être évacué de Kiev par une unité du Kommando Spezialkräfte (Forces spéciales). Il a été surpris par l’invasion russe alors qu’il était en conversation avec ses homologues ukrainiens, Ivan Bakanov et le général de brigade Kyrylo Budanov, respectivement du SBU (Sloujba bezpeky Ukrayiny, Service de sécurité d’Ukraine) et du HUR MOU (Holovne upravlinnya rozvidky Ministerstva oborony Ukrayiny, Direction générale du renseignement du ministère de la Défense de l’Ukraine).

Enfin, deux jours plus tard, la Commission européenne annonce que, pour la première fois, elle va « financer l’achat et la livraison d’armements et d’autres équipements à un pays victime d’une guerre ». Par le biais de la Facilité européenne pour la paix adoptée au printemps 2021, elle applique au temps de guerre une initiative de temps de paix, choisissant implicitement de prendre parti dans le conflit.

Ce « tournant historique » pose la question d’une opération clandestine occidentale sur le sol ukrainien et de son ampleur. En effet, ce type d’action, toujours mené dans le plus grand secret, est laissé à la charge des services de renseignement, qui en ont l’habitude. La médiatisation de l’assistance militaire européenne s’arrêtant à la frontière du pays en guerre, il importera certainement au SBU et au HUR MOU d’assurer la dispersion de ces armements vers les zones de combats. Avec, très probablement, une supervision des services de renseignements occidentaux.

La surprise du patron des services allemands

L’invasion russe s’apparente, en termes de renseignement, à une surprise. Pourtant, Washington avait soumis depuis trois mois la communauté internationale à un battage médiatique, avertissant de l’imminence d’une invasion de l’Ukraine par la Russie. Le président Volodymyr Zelensky a demandé des preuves étayant ces affirmations américaines ; mais les réponses de Washington sont restées laconiques.

L’une des explications possibles de ce mutisme de la CIA tient à l’éventualité que l’Agence américaine n’ait pas souhaité révéler aux Ukrainiens que les informations dont elle disposait lui venaient d’un agent infiltré au plus haut niveau du dispositif politico-militaire russe. Rappelons que l’Agence est soupçonnée d’avoir dû évacuer celui qui serait son prédécesseur, Oleg Smolenkov, en juin 2017, par crainte d’une indiscrétion du nouveau président Donald Trump dans ses conversations avec son « ami » Vladimir Poutine.

Les questions de Zelensky à la CIA sur l’origine de la certitude de l’Agence quant aux intentions russes interviennent au moment où le président de la république sécessionniste de Donetsk, Denis Pouchiline, demande à Vladimir Poutine de reconnaître l’indépendance de son État et de sa voisine, la république populaire de Lougansk. Trois jours plus tard, le 21 février, le président russe accède à sa requête. Il va même plus loin en envisageant une annexion de ces deux territoires ukrainiens, ce qui causa à Sergueï Narychkine, son chef du SVR (Sloujba vnechneï razvedki, Service de renseignement extérieur), une humiliation publique alors que la scène avait vraisemblablement été préparée.

La reconnaissance de l’indépendance des républiques de Donetsk et de Lougansk a donné de l’ardeur aux sécessionnistes et a semblé rasséréner les Européens, qui ont alors pu croire que Poutine s’en tiendrait là et qu’il n’y aurait pas d’entrée de troupes russes en territoire ukrainien. D’où le voyage du directeur du BND à Kiev et la surprise qui s’en est suivie.

Ce genre de surprise est assez rare. Elle s’explique par la survenue d’un contexte spécifique, en l’occurrence la multiplication d’informations contradictoires à différents niveaux, provenant aussi bien d’Ukraine que de Russie ou d’Europe. De fait, l’inconfort suscité par le bafouillage de Sergueï Narychkine est similaire à celui de Bruno Kahl qui a failli se retrouver bloqué à Kiev : dans un cas, la surprise est venue de la brusque politisation imposée par Poutine, alors que dans l’autre, l’analyse du BND avait été biaisée par la détente apparente de la situation.

Des réseaux clandestins

La présence de Bruno Kahl en Ukraine est très certainement à mettre en relation avec l’activation des unités clandestines de guérilla ukrainiennes. Débutée au lendemain de l’annexion de la Crimée et de la sécession de Donetsk et Lougansk, au printemps 2014, leur formation semble avoir été largement prise en charge par la CIA, comme révélé par la presse au début de l’année. Toutefois, la CIA ayant épuisé ses ressources paramilitaires en Afghanistan et dans d’autres missions antiterroristes, sa collaboration en Ukraine avec d’autres services occidentaux est d’autant plus plausible, notamment avec les services britanniques, français et allemands dans des missions d’assistance.

Plusieurs programmes de ce genre, connus sous le vocable de Stay Behind, sont menés depuis 1945 à travers le monde (Europe centrale et orientale, Asie du sud-est, Amérique du Sud, Moyen-Orient).

Le SBU, même largement pénétré par des agents du SVR, travaille avec les services occidentaux depuis 2014. Les attaques sur les arrières de l’adversaire montrent que ces structures clandestines sont du type des Stay Behind développés en Europe occidentale pendant la guerre froide.

Armes et cocktails Molotov : en Ukraine, les civils se défendent, L’Obs, 25 février 2022.

Ces Stay Behind sont des cellules dormantes à l’échelle locale (composées d’un chef d’équipe, d’un adjoint et d’un opérateur de radio) appelées à mettre en œuvre leurs réseaux d’agents sondés en temps de paix et activés au moment de l’invasion, en liaison avec l’état-major de l’armée. Formées aux États-Unis depuis 2015, ces cellules disposent de communications sécurisées et d’une maîtrise des arts de la guérilla. Elles sont craintes au plus haut point par les forces russes.

Organiser la résistance sur le long terme

Il est ainsi fort probable que les armes qui seront livrées par les États membres de l’Union européenne – et non par l’OTAN pour ne pas provoquer inutilement Poutine – parviendront à ces réseaux clandestins, ainsi qu’aux volontaires étrangers de la Légion internationale de défense territoriale de l’Ukraine, créée le 27 février par le président Zelensky.

Cette annonce officielle change la donne par rapport à des opérations similaires opérées par la CIA, la DGSE ou le MI6 depuis 1945. Plus besoin de trouver un financeur, une façade commerciale clandestine et des lieux sécurisés de largage. Des avions ravitailleurs se posent régulièrement dans les pays limitrophes de l’Ukraine à l’ouest ; de là, les équipements sont acheminés par la route vers la zone occidentale de ce pays.

Le SBU et le HUR MOU, les services ukrainiens, disposent alors du personnel nécessaire pour assurer les réceptions et les distributions jusqu’aux unités désormais situées derrière les lignes russes.

Ces dernières, bien formées et bien équipées, sont justement celles qui attaquent déjà, victorieusement, de jour comme de nuit, les patrouilles et les convois de ravitaillement russes.

Gérald Arboit, Directeur de l’équipe Etudes du renseignent. Docteur HDR Histoire contemporaine, Histoire du renseignement, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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