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Barthélémy Michalon, Sciences Po

Dès l’annonce de son intention de devenir le seul propriétaire de Twitter, il y a six mois, Elon Musk avait laissé entrevoir que sa gestion future de la plate-forme serait fortement marquée par une approche populiste. Les derniers développements en date le confirment clairement.

Plusieurs signes avant-coureurs permettaient déjà de discerner la présence, dans ses actes et ses paroles, des trois critères qui, selon l’expert Cas Mudde, sont constitutifs du populisme : concevoir le « peuple » comme boussole, une supposée « élite » comme ennemi et l’accomplissement de la « volonté générale » comme aspiration.

Depuis que l’acquisition est devenue effective, ces indices sont devenus de plus en plus nombreux et explicites, au point que le nouveau dirigeant semble s’inspirer délibérément des recettes éprouvées par ceux qui adoptent ce discours et ces pratiques dans le domaine politique : alors que ces concepts pouvaient auparavant être lus entre les lignes, Musk invoque à présent ouvertement le peuple et dénonce les élites.

Un populisme ouvertement assumé, voire revendiqué

L’épisode des « comptes vérifiés » s’est révélé particulièrement illustratif de cette tendance. Jusque récemment, certains comptes étaient pourvus d’un badge bleu dès lors qu’étaient remplies certaines conditions, liées à la vérification de l’identité et de la notoriété de l’utilisateur. Même imparfait, ce système présentait une utilité objective, puisqu’il permettait d’établir l’authenticité des comptes les plus en vue.

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Pourtant, Musk a décidé de modifier en profondeur le sens de ce symbole en le rendant également disponible à tout souscripteur de la version payante de la plate-forme. Lors de l’annonce officielle de cette nouvelle politique, il a en une poignée de caractères justifié ce changement par son intention de donner « le pouvoir au peuple ».

Selon ce narratif, la distinction antérieure entre comptes vérifiés et ceux qui ne l’étaient pas relevait d’une logique élitiste qu’il était urgent d’abolir. Ce privilège avait vécu : le « peuple » et la supposée « élite » de la plate-forme se retrouveraient donc désormais logés à la même enseigne.

Conçue dans la précipitation, cette nouvelle façon de procéder a permis que plusieurs comptes, estampillés du fameux badge, se fassent passer pour des célébrités ou des entreprises, voire pour Musk lui-même. La confusion qui en a résulté, parfois non sans conséquences pour l’image des personnes ou des organisations dont l’identité avait été usurpée, a par contraste souligné le bien-fondé de la règle précédente. Face à la débâcle, l’application de cette politique a été suspendue.

Le sort de Donald Trump sur la plate-forme fournit un autre exemple de logique populiste. Musk avait d’abord exprimé son intention de revenir sur la suspension du compte de l’ex-président, décidée au lendemain de l’attaque contre le Capitole. Il avait semblé faire preuve de prudence en annonçant que les décisions de cet ordre seraient prises par un « conseil de modération des contenus », au sein duquel serait représentée une « large diversité de points de vue ».

En lieu et place de cette méthode, il a lancé le 18 novembre un sondage en ligne soumettant au vote des internautes la proposition de rétablir le compte de l’ancien président. 24 heures et 15 millions de « votes » plus tard, le verdict tombe : comme 52 % des participants ont répondu affirmativement, Trump pourra de nouveau faire usage de son mégaphone numérique. Du moins potentiellement, car l’intéressé a publiquement exprimé son intention de ne pas retourner sur ce réseau social.

Pleinement en phase avec les préceptes populistes, la décision a donc été remise entre les mains de la majorité, au détriment de tout corps intermédiaire – y compris de celui que Musk avait un temps annoncé vouloir créer pour examiner ce genre de cas. Les institutions et les règles ne font pas le poids face à la « volonté générale » : là encore, le « peuple » est directement invoqué, et plutôt deux fois qu’une, pour justifier cette prise de décision.

Moins d’une semaine plus tard, il a recouru à la même méthode pour décider d’une « amnistie générale pour tous les comptes suspendus », effective à partir de la semaine du 28 novembre, confirmant par la même occasion que rien ne saurait résister à la « voix populaire ».

Une manière douteuse de donner la parole au « peuple »

L’importance que les leaders populistes attribuent au pouvoir du « peuple » contraste avec les limites des procédures mises en place pour permettre à ce même peuple de s’exprimer. D’ordinaire, les résultats des référendums sont ainsi tenus pour vérité absolue, en tout cas lorsqu’ils vont dans la direction désirée.

En l’occurrence, Musk a mis de côté ses préoccupations, pourtant récurrentes à un moment donné, au sujet des comptes automatisés, ou bots. Estimés à 5 % des utilisateurs par l’équipe précédente, et à un pourcentage bien plus élevé par Musk lui-même, leur nombre est suffisant pour jeter le doute sur les résultats de ce sondage.

Ces consultations souffrent également d’un biais de sélection, puisqu’elles ont été lancées par l’intermédiaire du compte personnel de Musk et donc diffusées bien plus massivement auprès des utilisateurs qui le « suivent », parmi lesquels ses soutiens sont sur-représentés. Par conséquent, les personnes les plus susceptibles de prendre position sont aussi celles qui ont la plus forte propension à aller dans le sens de celui qui a posé la question.

Techniquement parlant, il était parfaitement possible pour Musk de présenter ces deux options à l’ensemble des usagers de la plate-forme, mais il a préféré procéder par l’intermédiaire de son propre compte. Ce choix souligne que Twitter en tant qu’institution a désormais cédé la place à Twitter, instrument à usage personnel de son propriétaire. Une confusion des genres fréquente dans tout système régi par une logique populiste.

En général comme dans ce cas précis, l’objectif du leader populiste n’est pas tant de permettre à une supposée « volonté générale » de se former et de s’exprimer mais bien davantage de pouvoir brandir la réponse qui, bien souvent sans guère de surprises, sera ressortie de cette consultation.

Pourquoi Musk adopte-t-il les codes et les techniques du populisme ?

Il n’est pas surprenant que Musk ait recours à ces pratiques. D’abord, il a depuis longtemps fait étalage d’une personnalité avide de jouer les premiers rôles en communiquant directement avec une large audience, au sujet de ses entreprises comme sur bien d’autres thèmes.

Cette tendance s’est notamment déployée sur Twitter, où il avait déjà démontré son appétence pour les sondages comme mode de prise de décision.

Il n’a échappé à personne que sa prise en mains de l’entreprise est synonyme non seulement de refonte en profondeur de son fonctionnement, mais aussi de remise en cause de la culture et des valeurs qui y prévalaient jusque-là, dont la reconnaissance de l’importance du bien-être des employés ou la liberté de parole au sein de l’entreprise, y compris pour critiquer les décisions prises au plus haut niveau. Pour mener à bien cette transformation, Musk a besoin de s’adosser à une source de pouvoir et de légitimité, en complément de son statut légal de propriétaire. Il a donc naturellement recours à cette base « populaire », représentée par ses followers dont une bonne partie est acquise à sa cause, à qui il peut s’adresser directement grâce à la plate-forme elle-même.

Fort de ce soutien, réel ou suffisamment apparent, le multimilliardaire peut déclencher une confrontation ouverte contre ceux qui sont considérés comme autant d’obstacles à ses projets, et qui sont collectivement désignés comme une élite affairée à ses privilèges hérités de la situation antérieure. Dans cette vaste catégorie entrent tout aussi bien l’ancienne équipe dirigeante, les employés accusés de ne pas travailler suffisamment ou les ONG qui rappellent la plate-forme à ses responsabilités.

Un Twitter « populiste » peut-il continuer à s’autoréguler ?

Jusqu’alors, l’évolution des plates-formes de réseaux sociaux allait dans le sens d’un épaississement notable de leurs capacités afin de faire face à leurs responsabilités vis-à-vis des sociétés où elles opèrent. Cette tendance s’est traduite par une augmentation des moyens et personnels consacrés à la définition et l’application de politiques, en particulier contre la diffusion de contenus considérés comme néfastes à la cohésion sociale et au bon fonctionnement des démocraties, comme les discours de haine, le cyber harcèlement ou la désinformation.

En conséquence, les plates-formes ont mis en place des équipes spécialisées pour définir des règles d’utilisation de plus en plus détaillées, les mettre à jour et les appliquer. Bien que cette forme d’autorégulation ait produit des résultats imparfaits, cibles de critiques méritées, elle permet la constitution progressive d’un ordre normatif propre à chaque plate-forme. Dans ce cadre, les attentes en termes de cohérence, transparence et respect des droits fondamentaux se font de plus en plus pressantes de la part des gouvernements, comme des annonceurs, des ONGs ou des utilisateurs.

À rebours de cette évolution, Musk démantèle ces moyens et ces principes, pour les remplacer par l’arbitraire de ses propres décisions, sous couvert d’une volonté générale qu’il dit suivre et servir. Alors qu’elles sont censées être toujours en vigueur, les règles existantes se retrouvent finalement reléguées à un rang secondaire et leur application peut être remise en cause à tout moment.

Si elle se confirme sur la durée, cette façon de procéder heurtera frontalement les obligations que le « Digital Services Act » fera reposer sur les plates-formes dans le marché européen à court terme. Du côté des États-Unis, elle démontrera les graves limites de l’autorégulation et pourrait bien représenter, pour le Congrès américain, le facteur qui jusque-là lui avait fait défaut pour parvenir à adopter une législation fédérale encadrant le fonctionnement des plates-formes numériques.

Comme son pendant politique, le populisme de plate-forme se confrontera tôt ou tard au principe de réalité.

Barthélémy Michalon, Professeur au Tec de Monterrey (Mexique) – Doctorant en Sciences Politiques, mention RI, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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