Le dernier rapport du centre Soufan[1], publié en octobre 2017 et intitulé Beyond the caliphate[2] révèle que 2000 enfants de 9 à 15 ans ont été recrutés et formés par le groupe « Etat islamique » ou Daesh dans la zone irako-syrienne. Le document estime le nombre de ressortissants français parmi ces chiffres à 460, ce qui place la France à la tête du classement des pays d’où proviennent le plus d’enfants-soldats avant la Russie (350), la Belgique (118) et les pays bas (90). Selon les autorités françaises : « Les deux tiers sont partis avec leurs parents, le tiers est composé d’enfants nés sur place et qui ont donc moins de quatre ans »[3].

Les enfants et les adolescents constituent la première cible de la stratégie de recrutement de Daesh mais aussi un pilier capital de son projet politico-religieux. Ces derniers sont en effet surreprésentés dans la propagande médiatique du groupe terroriste où l’on voit garçons et filles, de tous âges confondus, particulièrement présents dans ses magazines et vidéos.

Nous nous sommes ainsi intéressés à l’étude de la place des enfants de Daesh dans cette propagande par le biais d’une approche socio-sémiotique afin de comprendre leur condition de vie et leurs rôles dans le dit califat. Ce qui nous poussera enfin à réfléchir aux modalités d’accueil et d’accompagnement adaptés à ces profils de jeunes dont une partie est, ou se trouve sur le chemin du retour dans leurs pays d’origines.

L’enfant et la symbolique de la régénération

La propagande de Daesh investit l’image de l’enfant comme la symbolique du renouveau et de l’âge d’or du nouveau monde. En effet, celui-ci est souvent utilisé pour annoncer l’arrivée d’une période historique nouvelle, placée sous le signe de la régénération, du bonheur et de la justice.

En outre, l’image de l’enfant est souvent associée à d’autres représentant le printemps, symbole d’une fertilité, de vie exubérante et d’élan débordant. On les voit souriant, jouant dans des parcs et jardins, sur les bancs de l’école, ou encore dans des soirées animées. Cette image sert aussi à renforcer l’aspect « festif » de la guerre, selon l’expression de Farhad Khosrokavar[4]. Ainsi, cette dernière vient donc s’ajouter à d’autres plus « gaies » et « cool » de la vie sur le territoire putatif du califat telles que des grandes villas avec des piscines voire même des palais, des centres commerciaux et des complexes éducatifs, sportifs, médicaux et académiques offerts à la jouissance des « lionceaux du califat » et de leurs aînés. Ce projet de vie (et de mort) alternatif doit répondre aux exigences des adultes qui cherchent un nouveau départ pour eux et leurs familles.

Les « lionceaux du califat » et la stratégie de la terreur

La propagande de Daesh mobilise une rhétorique politique, militariste et générationnelle où la jeunesse reprend le flambeau d’une « cause sacrée », ainsi qu’un imaginaire historique notamment centré autour de la notion du califat pour désigner les enfants-soldats : « les enfants des ‘martyrs’ » (abnâ’ al-chohadâ’), « les lionceaux du califat » (achbâl al-khilâfa), « les générations du califat » ‘ajiyâl al-khilâfa), « les générations de Damas et de Jérusalem » (ajyâl al-ghoûta wal qods), « les générations de Dabiq, Constantine et Rome » (ajiyâl dâbiq, al-qostantiniyya wa româ), ou encore « la génération des odyssées et des victoires » (jîl al-malâhim wal botoûlât)[5].

Parmi ces images, celle du « lionceau du califat »[6] est tout particulièrement surreprésentée dans les différents supports médiatiques de Daesh, à savoir : vidéo, textes et images. Nous avons recensé, par exemple, plusieurs centaines de vidéos de propagande produites entre 2012 et 2017 autour des « lionceaux du califat ». Ils sont français, tunisiens, tchéchènes, belges, kurdes, américains, etc. tous âges confondus qui sont de manière très manifeste manipulés pour servir la propagande du groupe terroriste.

Capture d’écran d’une vidéo de propagande « Une nation fertile » publiée en septembre 2017

En septembre dernier,  peu avant la reprise de son fief, le bureau médiatique du « Wilâyat al-Raqqah » publie une nouvelle vidéo intitulée Une nation fertile. Celle-ci met en scène l’instrumentalisation de deux enfants, Youssef, 10 ans d’origine américaine, et Abdallah, 7 ans, un irakien de Sinjar. La vidéo met en avant un ensemble d’éléments affectifs à partir notamment d’un flot d’images de destruction des quartiers et des mosquées de la ville de Raqqa, en Syrie, illustrées d’un bilan de la guerre contre cette ville : «Les bombardement s’accentuent d’une nuit à l’autre. Les mécréants (kouffâr) nous bombardent avec toutes sortes de bombes y compris les bombes phosphoriques », affirme le gamin américain[7]. La charge émotionnelle atteint son apogée lorsque de sa voix enfantine il déclare, alors qu’il joue au manège avec son copain : « Nous n’avons pas peur de vos avions »[8]. Daesh utilise les sentiments de colère, de pitié et de compassion avec cette enfance bafouée afin d’inciter d’autres sympathisants à s’engager dans cette idéologie. La vidéo s’achève sur une scène montrant les deux gamins maniant des armes de guerre.

Une initiation précoce à la sauvagerie

Les enfants-soldats de Daesh sont très précocement initiés aux codes et langages djihadiste parmi les plus belliqueux : « tuer les mécréants (kuffâr) », « venger le sang des musulmans », « faire une opération martyr », etc. Ce qui montre qu’ils ont reçu une (re)socialisation djihadiste dès leur plus jeune âge. L’idéologie djihadiste accorde une importance particulière à l’éducation des enfants afin de les initier au combat. Ils sont ainsi obligés de suivre un double cursus.

D’une part, il rejoignent les « écoles islamiques » de Daesh où on leur inculque les préceptes religieux dans leur conception la plus extrémiste[9] : « J’ai 7 ans et je reçoit une éducation qui s’aligne sur le tawhîd (« unicité de Dieu », notion-clé dans le langage djihadiste)  et les ‘ibadât (pratiques religieuses) » affirme l’enfant irakien[10].

D’autre part, les enfants subissent une sorte d’« endurcissement physique », à l’instar de l’éducation nazie. Ce dernier repose à la fois sur une formation physique (dawra badaniyya), d’initiation aux règles de combat (founoûn qitâliyya) et militaire (‘askariyya) afin de pouvoir manier une arme blanche ou à feu mais aussi participer à des opérations militaires depuis les lignes de front. Ce genre de formation s’effectue principalement dans des camps d’entraînement dédiés aux enfants et jeunes garçons en Syrie ou en Iraq. Il s’agit d’un programme rigide comprenant un ensemble de pratiques telles l’isolement, la récitation des chants rituels (anasheed), l’interdiction de regarder la télévision ou d’écouter de la musique entraînant une forme de désocialisation radicale chez ces enfants. Ce qu’ils subissent s’apparente à un lavage de cerveau accompagné de manipulations mentales et comportementales afin de les reconditionner à une vision apocalyptique et décadente du monde du dehors.  

Une prise en charge urgente

L’endoctrinement des enfants et adolescents au sein des groupes djihadistes violents, tels Daesh ou d’autres, constitue une transgression des droits de l’enfant mais aussi une vraie menace pour l’avenir de ces jeunes notamment ceux qui ont reçu et subi pendant longtemps une socialisation djihadiste au sein des familles radicalisées ou dans des camps d’entraînements de Daesh. En 2015, l’Observatoire Syrien (Al Marsad as-Sûri) a recensé plus de 1200 enfants qui ont rejoint le groupe terroriste en Syrie et 900 en Iraq[11]. Un reportage publié récemment par The Gardien pointe cette menace[12] mais alerte aussi sur la condition des enfants qui ont fui la ville de Mossoul en Iraq après sa reprise par l’armée irakienne. Le reportage rapporte que des milliers  d’enfants des familles des djihadistes, qui ont perdu leurs parents dans la guerre, sont menacés de mort par représailles et répartis dans des camps de refugiés à quelques kilomètres de la ville de Mossoul.  Selon Watheq Al-Hashimi, directeur de Iraq Group for Strategic Studies, la situation de ces enfants et adolescents est très précaire : « Les autorités irakiennes ne possèdent pas les moyens matériels et humains pour assurer l’accompagnement nécessaire de ces jeunes dont la majorité souffrent de traumatismes consécutifs à des situations de guerre »[13]. Le chercheur irakien rajoute : « La plupart sont des enfants en bas âges des combattants étrangers dont nous avons du mal à identifier les origines. Nous sommes aussi confrontés à d’autres obstacles. Même quant on arrive avec l’aide de la population à identifier les origines géographiques des familles des enfants. Certains pays refusent de prendre leurs responsabilités et de prendre en charge ces enfants »[14].

En France, les autorités estiment le nombre d’enfants rentrés de Syrie et d’Irak à une cinquantaine de mineurs dont la plupart ont de moins de 12 ans et parlent d’un « fort potentiel de dangerosité à terme »[15]. Aujourd’hui, il devient urgent de mobiliser des équipes spécialisées et pluridisciplinaires pour la mise en place des politiques et des pratiques de prise en charge adaptées à la situation de ces enfants.


HASNA HUSSEIN

Sociologue des médias et du genre

Fondatrice du blog académique http://cdradical.hypotheses.org

Assistante de recherche du projet européen PRACTICIES sur la prévention  de la radicalisation, Université de Toulouse Jean Jaurès


Biographie et références

  • [1] Le centre Soufan est une organisation à but non-lucratif qui s’intéresse particulièrement aux questions sécuritaires à l’échelle internationale. http://thesoufancenter.org
  • [2] Le rapport est disponible en ligne :
  • [3] Selon le directeur général de la sécurité intérieure (DGSI) Patrick Calvar lors d’une audition à l’Assemblée nationale en juin 2016.
  • [4] Farhad Khosrokavar, Radicalisation,  Paris, FMSH, 2014.
  • [5] Voir notre papier sur le thème « Les ‘enfants-soldats’ de Daesh. De la nécessité de prendre en charge les mineurs en danger et en souffrance », https://cdradical.hypotheses.org/203#more-203
  • [6] Noman Benotman & Nikita Malik, « The Children of Islamic State », Quilliam Foundation, Mars 2016. [consulté le 14/11/2017].
  • [7] Traduction par l’auteure depuis l’anglais.
  • [8] Traduction par l’auteure depuis l’anglais.
  • [9] Cette pédagogie primaire repose sur l’enseignement des notions fondamentales dans la doctrine salafiste en général telles Masâ’il al Jâhilîyya (« Les sujets de l’ignorance ») ou Al-wala’a wal-bara’a fi islâm (« L’alliance et la rupture en islam ». Voir à ce propos la référence précédente.
  • [10] Traduction par l’auteure depuis l’arabe.
  • [11] Voir http://www.syriahr.com/2017/10/18/أطفال-داعش-قنبلة-المستقبل-الموقوتة/
  • [12] Le reportage rapporte l’histoire de Mohammed, fils d’un émir de Daesh qui veut devenir un sniper comme son père. Voir « Children of Isis fighters face threat of Mosul revenge attacks », https://www.theguardian.com/world/2017/jul/26/orphans-of-isis-dangers-children-mosul-recaptured [consulté le 14/11/2017].
  • [13] Entretien réalisé par l’auteure à Tunis le 15 octobre 2017.
  • [14] Ibid.
  • [15] La déclaration de la sénatrice Nathalie Goulet du 26 octobre. Voir à ce sujet https://francais.rt.com/france/45112-famille-djihadistes-francais-demande-etre-jugee-en-france
Jinane Chaker Sultani Milelli
Jinane Chaker-Sultani Milelli est une éditrice et auteur franco-libanaise. Née à Beyrouth, Jinane Chaker-Sultani Milelli a fait ses études supérieures en France. Sociologue de formation [pédagogie et sciences de l’éducation] et titulaire d’un doctorat PHD [janvier 1990], en Anthropologie, Ethnologie politique et Sciences des Religions, elle s’oriente vers le management stratégique des ressources humaines [diplôme d’ingénieur et doctorat 3e cycle en 1994] puis s’affirme dans la méthodologie de prise de décision en management par construction de projet [1998].

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