Avant l’accord de Taëf de 1989 et la loi constitutionnelle de 1990, le pouvoir exécutif était entre les mains du président de la République, maronite, qui pouvait ainsi nommer le premier ministre, sunnite, et les ministres. Amine Gemayel fut président de la République de 1982 à 1988 et donc le dernier ayant pu jouir de telles prérogatives. C’est donc lui qui, en 1984, nomma deux chefs de milices luttant avec la Syrie contre l’État libanais, le chiite Nabih Berri (mouvement Amal) et le druze Walid Joumblatt (parti socialiste progressiste), comme ministres. Il les y maintint même jusqu’à la fin de son mandat en 1988. 

En faisant cela, il affaiblit les chrétiens défendant le Liban d’autant qu’il ne nomma jamais comme ministre ni Élie Karamé le chef du parti Kataëb ni Fady Frem ni Fouad Abou Nader les chefs des Forces libanaises (FL). Il favorisa même des figures autres que Élie Karamé[1] (au sein du parti) et Fouad Abou Nader[2] (au sein des FL). Ce qui fut catastrophique pour les chrétiens défendant le Liban puisque ces figures étaient Georges Saadé et Samir Geagea. 

En nommant Nabih Berri et Walid Joumblatt, Amine Gemayel affaiblit aussi les leaders chiite (Kamel el-Assaad) et druze (Fayçal Arslane) qui soutenaient l’État libanais contre la Syrie. Kamel el-Assaad et Fayçal Arslane ne s’en remirent jamais. 

Samy Gemayel, fils d’Amine Gemayel et chef du parti Kataëb, a déclaré avant-hier (le 9 février 2020) « être aux côtés du peuple » en n’accordant pas sa confiance au nouveau gouvernement et en demandant l’organisation d’élections législatives anticipées. Sans démanteler préalablement la mainmise de Saad Hariri, Nabih Berri et Walid Joumblatt sur l’État libanais, seule la représentation chrétienne pourrait changer. Ce serait donc faire le jeu de Saad Hariri, Nabih Berri et Walid Joumblatt que d’organiser immédiatement des élections législatives anticipées. 

Même la représentation chrétienne ne changerait que légèrement car le système politique libanais est « ploutocratique », c’est-à-dire que seules les personnes et les formations politiques les plus riches peuvent remporter les élections législatives surtout avec le déclassement social des Libanais en raison de la crise financière et monétaire. Les résultats d’élections législatives anticipées verraient donc la victoire de la même « polyarchie ». Il y aurait tout au plus quelques nouvelles têtes, quelques gains pour certaines formations politiques et quelques pertes pour d’autres. Pas de changement radical. 

Peu avant les dernières élections législatives, Fadia Kiwan rappelait que le plafond des dépenses fixé par l’article 61 de la loi électorale n° 44 du 17 juin 2017 (qui dispose que le compte électoral d’un candidat est composé d’une somme forfaitaire d’environ 100 000 dollars d’une somme qui varie suivant le nombre d’électeurs inscrits dans la circonscription et calculée sur la base de 5 000 livres par électeur) oscille entre 505 000 dollars (sur une base de 122 000 inscrits) et 1 625 000 dollars (sur une base de 460 000 inscrits) et que les indemnités de député des candidats élus sont de 480 000 dollars au bout de leur mandat (4 ans) et que seuls le financement de puissances étrangères ou/et la corruption ou/et les missions d’avocat ou de consultant pour le compte d’hommes d’affaires ou d’entreprises pourront permettre de couvrir les dépenses des candidats. Le parti Kataëb prit le luxe de présenter 20 candidats. Trois furent élus : Samy Gemayel, Nadim Gemayel et Élias Hankache.

Se tenir réellement aux côtés du peuple ce n’est donc surement pas de renouveler pour quatre ans le mandat de cette même classe politique en organisant immédiatement des élections législatives anticipées. Il faudrait d’ailleurs limiter à deux le nombre de mandats consécutifs des députés, interdire le cumul et retirer aux anciens députés et ministres l’immunité. Samy Gemayel est lui-même député depuis 2009. 

En tant que gouverneur de la Banque du Liban (BDL, banque centrale), Riad Salamé, qui n’est pas un proche du CPL, est responsable de la politique monétaire depuis 1992. Pourquoi Samy Gemayel ne demande-t-il pas son limogeage ? Que pense Samy Gemayel de la politique de Riad Salamé de taux d’intérêt élevés et de parité entre la livre libanaise et le dollar américain ? De leur impact sur la crise financière et monétaire ? S’il décide de le faire maintenant, la question serait alors pourquoi ne l’a-t-il pas fait avant ?

Le ministre des Finances est responsable de la gestion des fonds publics. Or, depuis 1992, les ministres des Finances relèvent généralement de Hariri (Fouad Siniora du Courant du futur de 1992 à 1998 et de 2000 à 2004, Jihad Azour du Courant du futur de 2005 à 2008, Mohamad Chatah du Courant du futur de 2008 à 2009 et Raya Hassan du Courant du futur de 2009 à 2011, voire même Mohammad Safadi de 2011 à 2014) et de Berri (Ali Hassan Khalil du mouvement Amal de 2014 à 2020) et non du CPL. C’est au Parlement de contrôler la gestion des fonds publics. En 2019, Samy Gemayel a d’ailleurs obtenu avec huit autres députés l’invalidation par le Conseil constitutionnel de l’un des paragraphes du plan pour la réforme du secteur de l’électricité publique (celui concernant l’octroi de licences à des acteurs du secteur privé sans appliquer les lois en vigueur pour les procédures d’appels d’offres). Mais, pourquoi n’y a-t-il pas de député kataëb à la commission des Finances au Parlement ? 

Depuis l’élection de Michel Aoun (à laquelle se sont opposés Nabih Berri, Walid Joumblatt et Samy Gemayel) à la présidence de la République, Samy Gemayel s’est inscrit dans une opposition systématique. La première partie du mandat est un échec. Le Liban étant aujourd’hui en faillite, Samy Gemayel devrait avoir une démarche plus constructive en proposant de véritables solutions financières et ainsi faire passer le salut du pays et du peuple avant ses ambitions personnelles. Il en sortirait vainqueur.  


[1] En 1986, aux élections internes du parti Kataëb, Amine Gemayel soutint Georges Saadé contre Élie Karamé. Sous la présidence de Georges Saadé, le parti Kataëb perdit en popularité. Cette tendance s’accéléra lorsque Georges Saadé fut l’un des artisans de l’accord de Taëf (1989) et devint ministre dans le premier gouvernement sous occupation syrienne (1990). Roger Dib devint également ministre dans ce même gouvernement. Il y représentait Samir Geagea. 

[2] En 1985, la veille de l’« intifada » (d’Élie Hobeika, Samir Geagea et Karim Pakradouni, financés par Michel Murr) contre Fouad Abou Nader, le commandement des FL eut l’information qu’il y avait des mouvements armés de Samir Geagea dans le nord et demanda à Simon Kassis, le chef des services de renseignement de l’armée, de confirmer. Simon Kassis, alors proche d’Amine Gemayel, nia. Le jour de l’« intifada », Sami Khoueiry et les « Forces 75 », la milice d’Amine Gemayel, bloquaient Samir Geagea au niveau du tunnel de Nahr el-Kalb. Soudain, ils lui ouvrirent le chemin. 

Durant l’été 1986, les partisans d’Amine Gemayel lancèrent sans préparation une « initifada » contre Samir Geagea. Les partisans de Fouad Abou Nader les rejoignirent et prient rapidement le contrôle de presque toute la région qui était contrôlée par Samir Geagea. Amine Gemayel ne voulait pas de Fouad Abou Nader. Simon Kassis menaça ce dernier. Élie Hobeika appela Fouad Abou Nader pour lui dire qu’il allait intervenir. Fouad Abou Nader craint alors une invasion syrienne car Élie Hobeika était devenu proche de la Syrie (depuis les négociations qui amenèrent à la signature à Damas fin 1985 de l’« accord tripartite » avec Nabih Berri et Walid Joumblatt, en présence de Rafic Hariri ; et surtout l’ « intifiada » de Samir Geagea contre lui – Élie Hobeika – début 1986). Il partit chercher Samir Geagea de Fidar où il s’était terré et l’amena au siège du parti Kataëb à Saïfi pour une réunion. Ils s’entendirent d’organiser des élections au sein des FL. Après la réunion, Samir Geagea tenta de tuer Fouad Abou Nader. Il n’y eut jamais d’élections. 

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