Chloé Maurel, École normale supérieure – PSL

L’actuelle crise du coronavirus est vécue comme un événement exceptionnel et entièrement nouveau. Toutefois, il convient de rappeler que plusieurs crises pandémiques grippales sont apparues depuis 1918 : outre la « grippe espagnole » de 1918-1919, il est intéressant de rappeler la « grippe asiatique » de 1957-1958 liée au virus A (H2N2) et, en 1968-1969, la « grippe de Hongkong » due au virus A (H3N2).

« Ces pandémies font partie du cycle normal de la circulation des virus grippaux chez l’homme », indique le site Santé publique France. Pourquoi la mémoire collective a-t-elle oublié ces deux derniers épisodes ? Comment la société avait-elle réagi à l’époque ? Quel a été le rôle de l’OMS ? Et quelles leçons peut-on en tirer pour demain ?

1957 : la première pandémie grippale suivie en temps réel par une équipe de virologues

L’OMS, instituée officiellement en avril 1948, a mis sur pied dès 1947, soit avant même sa création officielle, un programme contre la grippe, avec deux objectifs : « aider à se préparer à l’éventualité d’une nouvelle pandémie de grippe et concevoir de nouvelles méthodes de lutte pour limiter la propagation et la gravité des épidémies saisonnières ». Ce programme comporte la mise en place d’un service d’information épidémiologique, un service de réponse automatique par télex qui suit les informations relatives aux maladies soumises au Règlement sanitaire international.

La grippe de 1957 serait, d’après l’immunologiste Norbert Gualde, apparue en Chine, plus précisément au Guizhou et au Yunnan, et peut-être transmise par des canards sauvages. Ce nouveau virus, identifié par des scientifiques occidentaux, est le premier dont la diffusion est suivie en temps réel par des équipes de virologues. Cette épidémie s’étend à Singapour en février 1957, puis à Hongkong en avril, aux États-Unis en juin… Au bout de six mois, sa diffusion est mondiale. Ses effets se limitent parfois à une fièvre de quelques jours, mais elle se révèle mortelle lorsqu’elle dégénère en pneumonie sévère. Selon l’OMS, cette grippe de 1957-58 aurait causé entre 1 et 4 millions de morts dans le monde.

Cette expérience pandémique permet aux scientifiques de tirer des conclusions sur l’immunité collective : ils observent qu’au bout de trois ans, et bien que le virus A (H2N2) continue à circuler jusqu’en 1968, une immunité collective apparaît acquise par la population, du fait de l’augmentation du niveau d’anticorps, ce qui entraîne une diminution des cas. Autre conclusion : il est très utile d’établir un réseau de surveillance fondé sur les travaux des laboratoires et des scientifiques experts. L’OMS a alors étendu son réseau de surveillance à toute la planète. Aujourd’hui, après 65 ans d’existence, ce réseau comporte 143 centres nationaux de surveillance de la grippe reconnus par l’OMS.

1968 : la « grippe de Hongkong »

En 1968, un nouveau virus apparaît : H3N2. Appelée « grippe de Hongkong », cette nouvelle pandémie touche la planète entière de l’été 1968 au printemps 1970. Elle aurait causé la mort d’environ 1 million de personnes. Elle serait en fait apparue en Asie centrale ou en Chine centrale. Mais son nom, « Grippe de Hongkong », vient du fait qu’elle a touché très fortement cette grande métropole du sud de la Chine, alors sous administration britannique : selon Claude Hannoun, professeur honoraire à l’Institut Pasteur, 500 000 Hongkongais l’auraient attrapée (sur 3,5 millions d’habitants alors), et « cette extension foudroyante était le signe de la naissance d’un virus nouveau vis-à-vis duquel, une fois encore, aucune immunité n’existait dans la population menacée. De là, l’épidémie s’étendit rapidement à toute l’Asie du Sud-Est, l’Inde et l’Australie. »

Claude Hannoun poursuit :

« Cette épidémie a stimulé l’intérêt pour le problème de la grippe et relancé les recherches, aboutissant à une meilleure compréhension de la structure du virus et du mécanisme de ses variations. De plus, elle a permis de mobiliser les moyens pour renforcer les systèmes de surveillance, notamment le réseau international de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avec les Centres mondiaux et les Centres nationaux de référence, qui se sont révélés très utiles par la suite. »

Au Japon, l’épidémie de 1968 est moins forte, peut-être du fait du haut développement et du haut niveau d’hygiène de ce pays.

Les scientifiques réunis par l’OMS en octobre 1969 à Atlanta pour une conférence internationale sur la grippe de Hongkong estiment que la pandémie est en voie d’extinction, alors qu’en réalité elle se poursuit et se diffuse en Europe occidentale, avant d’atteindre le bloc communiste.

Selon l’historien et démographe Patrice Bourdelais, cette pandémie de 1968 a été minimisée par la presse occidentale et notamment française (aucun média n’emploie le mot de « pandémie »), alors qu’elle aurait causé 17 000 décès directs et un excédent de mortalité de 40 000 personnes rien qu’en France. Un journaliste du Monde écrit le 11 décembre 1969 que « l’épidémie de grippe n’est ni grave ni nouvelle » et estime que « la crainte qu’elle inspire n’est qu’une « psychose collective ». Pourquoi cet aveuglement ? Patrice Bourdelais l’explique par le fait que de nombreux sujets, nationaux comme internationaux, intéressent davantage l’opinion, tels que l’esprit de libération de mai 68, et, dans l’actualité internationale, la guerre du Vietnam et celle du Biafra, qui se double d’une grave famine ; cela s’expliquerait aussi par une atmosphère d’optimisme liée au contexte économique des Trente Glorieuses, du plein emploi et du sentiment de toute-puissance médicale liée à la connaissance des antibiotiques. De plus, à l’époque, on estimait que la mort des plus de 65 ans était dans l’ordre des choses. En outre, « on n’avait pas les chaînes d’info en continu et une économie mondialisée », ajoute le docteur Richard Handschuh.

Ainsi, « à l’époque, les autorités ont minimisé la gravité », explique aujourd’hui Patrice Bourdelais. Comme aujourd’hui, pourtant, « l’industrie a ralenti à cause du nombre de malades, et une grande partie du personnel de la SNCF était grippée par exemple. Un conseiller municipal de Paris, médecin, a demandé le report de la rentrée des classes à l’automne, ce qui n’a pas été mis en place. Ensuite, ça s’est emballé dans la deuxième moitié du mois d’octobre. »

La grippe de Hongkong, dont la propagation est accélérée par le développement des transports en avion, est la première à avoir été surveillée par un réseau international chapeauté par l’OMS, et elle est devenue le fondement de tous les travaux de modélisation visant à prédire le calendrier de futures pandémies, comme le souligne l’épidémiologiste Antoine Flahaut (cité par Corinne Bensimon). DElle est classée par l’OMS au niveau 2 de l’indice de gravité de la pandémie.

Un rebondissement inquiétant survient en avril 2005 : une firme américaine travaillant pour une organisation médicale de Chicago envoie par erreur des échantillons du virus H2N2 dans de nombreux laboratoires situés aux États-Unis et au Canada, ainsi que dans 61 laboratoires d’Asie, d’Europe, d’Amérique latine et du Moyen-Orient. À la suite de la découverte du premier échantillon au Canada, l’alerte est rapidement lancée par l’OMS : « le risque était qu’un laborantin soit contaminé par accident et rapporte le virus à la maison », déclenchant une nouvelle épidémie. Devant le danger, toutes les mesures sont prises pour détruire les souches contaminantes.

Depuis 2011, une partie de la communauté médicale, notamment des chercheurs américains, juge nécessaire le lancement d’un programme de vaccination afin d’empêcher la ré-émergence de H2N2 dans la population mondiale.

L’OMS et la préparation contre le Covid-19

En 2018, l’OMS, commémorant les 100 ans de la grippe espagnole, prévient avec prémonition, par la voix de la Dr Wenqing Zhang, responsable du Programme mondial de lutte contre la grippe de l’OMS :

« Le virus de la grippe mute constamment […] pour contourner nos défenses immunitaires. En cas d’apparition d’un nouveau virus capable d’infecter aisément l’être humain […], une pandémie peut se produire. […] Nous sommes sûrs qu’un nouveau virus grippal entraînera une autre pandémie mais nous ne savons pas quand celle-ci se produira, quelle sera la souche de virus en cause et quel sera le degré de gravité de la maladie. »

Les deux pics pandémiques de 1957 et 1968 ont servi à l’OMS à élaborer des réflexions et des programmes et actions de prévention. En 2003, revenant sur ces crises, l’OMS estime que « ces besoins sont toujours les mêmes aujourd’hui ». Les fonctions de l’OMS ont été considérablement renforcées et affinées en tenant compte des progrès des connaissances scientifiques. Un vaste réseau administré par l’OMS et regroupant actuellement 112 centres nationaux de lutte contre la grippe dans 83 pays et 4 centres collaborateurs OMS de référence et de recherche sur la grippe, recueille des informations sur les souches de virus grippal en circulation et les tendances épidémiologiques. Les centres nationaux expédient des isolements viraux représentatifs aux centres collaborateurs pour identification immédiate de la souche. Outre qu’il aide à déterminer la composition annuelle des vaccins recommandés, le réseau fonctionne également comme un système d’alerte rapide en cas d’émergence de variants et de nouvelles souches de virus grippal.

Visionnaire, le Secrétariat de l’OMS affirme dès 2003 :

« Une nouvelle pandémie de grippe est inévitable et peut-être imminente. D’après des modèles épidémiologiques, elle pourrait se traduire, rien que dans les pays industrialisés […] par 1 à 2 ou 3 millions d’hospitalisations et 280 000 à 650 000 décès en moins de deux ans. C’est dans les pays en développement, où les services de santé sont déjà fortement sollicités et où la population est souvent affaiblie par un mauvais état nutritionnel et sanitaire, que l’impact sera sans doute le plus grand. »

Pour bien préparer les sociétés à ce tsunami à venir, l’Assemblée mondiale de la Santé (principal organe de l’OMS) révise et adopte en 2005 le Règlement sanitaire international, nouveau cadre légal adopté par la plupart des pays visant à enrayer les menaces de maladies susceptibles de se propager rapidement d’un pays à l’autre.

Malheureusement, cela ne suffit pas. Après de fausses alertes en 2002 (SARS), en 2004 (grippe aviaire H5N1) et en 2009 (grippe porcine A (H1N1)), c’est fin 2019 qu’apparaît le Covid-19, pour lequel l’OMS lance l’alerte pandémique le 11 mars 2020. Le virus prend de vitesse le monde entier. Pourquoi ? Parce qu’il est très contagieux et que beaucoup de pays occidentaux comme la France, pays à l’économie fortement tertiarisée et désindustralisée, manquent de masques, de tests, de médicaments. Ainsi, Patrice Bourdelais fait remarquer qu’« en 1957-1958, il a fallu six mois pour atteindre le stade pandémique, contre un mois et demi environ pour le Covid-19 ».

Que faire à présent ? Il est essentiel, pour vaincre ce virus et éviter qu’il n’accroisse encore les inégalités sociales, que les services publics de santé soient fortement développés dans chaque État, et que l’OMS joue un rôle actif de coordination et de supervision de la réponse à apporter à la pandémie : fabrication et distribution de protections, de traitements et de vaccins. Cela s’annonce difficile étant donné la décision prise par le président Trump le 15 avril 2020 de suspendre le financement américain à l’OMS, ce qui ampute l’OMS de 22 % de son budget…

Chloé Maurel, Chercheuse associée à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (Ecole Normale Supérieure, CNRS, Université Paris 1), École normale supérieure – PSL

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