Angela Merkel et Emmanuel Macron à Mesberg (Allemagne), le 19 juin 2018. Ludovic Marin/AFP
Angela Merkel et Emmanuel Macron à Mesberg (Allemagne), le 19 juin 2018. Ludovic Marin/AFP

Jérôme Vaillant, Université de Lille – ULNE

Dans de nombreux discours – discours de la Sorbonne, de Berlin à l’université Humboldt, plus récemment, le 10 mai 2018, lors de la remise qui lui a été faite à Aix-la-Chapelle du prix Charlemagne –, Emmanuel Macron a exposé, précisé, adapté son projet pour relancer l’Europe.

Le comité qui attribue chaque année le prix à une personnalité particulièrement méritante en matière européenne a justifié son choix par la vision qu’E. Macron développe d’une refondation de l’Europe sur la base d’une « souveraineté européenne » et souhaité honorer tout particulièrement l’enthousiasme avec lequel celui-ci s’engage en faveur de l’Europe, contre toute forme de nationalisme et d’isolationnisme pour promouvoir une nouvelle forme de coopération entre les peuples et les nations. Le comité a exprimé le souhait que ses propositions inspirent ses partenaires européens et contribuent à renouveler le projet européen.

Les médias en France ont surtout retenu du discours du président français qu’il avait « égratigné » la chancelière quand il avait reproché à l’Allemagne son « fétichisme des excédents budgétaires et commerciaux ». Chargée de faire l’éloge du récipiendaire, A. Merkel a pu paraître agacée par ce reproche fait en public, mais elle a également annoncé les principaux éléments de réponse qu’elle s’apprêtait à fournir aux propositions françaises.

Trouver « des chemins communs »

Dans le contexte du centenaire de la Première Guerre mondiale, Angela Merkel rappelait dans un premier temps l’importance de l’Europe comme remède à la guerre et comme moteur de la paix, mais aussi de la démocratie et de l’état de droit. Elle a ensuite évoqué la méthodologie de la coopération franco-allemande, mettant la volonté d’arriver à des propositions communes au-dessus de la culture des différences entre les deux pays :

« Nous avons des cultures politiques différentes, nous abordons les thèmes européens souvent à partir d’orientations différentes, mais nous parlons et écoutons l’autre et finalement nous trouvons des chemins communs. »

Dans son discours d’Aix-la-Chapelle, la chancelière a nommé quatre domaines prioritaires de la coopération franco-allemande pour servir l’Europe :

  • l’innovation pour renforcer l’économie à l’ère de la globalisation et de la numérisation ;

  • la politique migratoire passant par une réforme européenne du droit d’asile et une politique africaine commune ;

  • l’union bancaire et l’union des marchés financiers pour consolider la zone euro ;

  • la politique étrangère, de sécurité et de défense dans une période où il n’était plus possible de compter comme avant sur les États-Unis.

Un budget d’investissement pour l’Union, sous le contrôle du Bundestag

Certes, les propositions d’Emmanuel Macron allaient plus loin mais celui-ci avait déjà réduit la voilure de son programme de réforme de l’Europe, admettant que l’Allemagne n’accepterait pas la création au sein de l’Union européenne d’une nouvelle institution parlementaire pour la seule zone euro et pas davantage la création d’un ministre des Finances.

S’il est en effet une constante de la politique européenne de l’Allemagne, c’est de chercher à entraîner l’ensemble des membres de l’Union. Autrement dit, les 27 sans la Grande-Bretagne, du moins si celle-ci la quitte effectivement. Ce à quoi l’Allemagne semble ne se résoudre que difficilement, Londres étant un partenaire politique et économique essentiel évoluant vers plus de marché et moins d’intégration.

Dans un entretien accordé à la Frankfurter Allgemeine Zeitung le 3 juin 2018, Angela Merkel a concrétisé les débuts de réponse qu’elle avait faites à Emmanuel Macron à Aix-la-Chapelle.

Tous deux ont réaffirmé leurs engagements lors du conseil des ministres franco-allemand de Meseberg le 19 juin. La chancelière accepte l’idée – à vrai dire prévue dans le contrat de coalition signé par la CDU-CSU et le SPD – d’un « budget d’investissement » de l’ordre de 1 à 2 dizaines de milliards d’euros pour permettre aux pays membres d’« atteindre plus rapidement une convergence économique ». Ce budget apparaît en Allemagne comme un complément aux effets redistributifs de l’aide apportée par l’Union européenne aux régions en difficulté.

Reste à préciser pour ce nouveau budget le calendrier de son introduction, sa place dans les structures européennes existantes et son contrôle parlementaire, en particulier par le Bundestag. Le mécanisme européen de stabilité (MES) est appelé à se transformer en véritable Fonds monétaire européen, à l’instar du FMI, afin de fournir à des pays membres en difficulté une aide financière remboursable de plus ou moins longue durée – mais sous condition, comme dans le cas du FMI, des réformes jugées nécessaires. Le Bundestag, conformément à la jurisprudence du Tribunal fédéral constitutionnel, devra être consulté.

La chancelière a également souhaité que le budget européen pour les années 2021-2027 soit bouclé avant les élections européennes de mai 2019 – un objectif raisonnable mais aussi une façon de remettre à plus tard des réformes qui nécessiteraient une révision des traités européens.

En matière de défense, « rendre possible ce qui est nécessaire »

Enfin, Angela Merkel a repris l’idée chère à Emmanuel Macron d’une initiative en matière de défense. Elle soutient la création d’une troupe d’intervention européenne mais, à l’inverse de Macron qui, pour des raisons de réactivité, souhaiterait la placer en dehors de la PESCO, celle-ci devrait être chapeautée par cette Coopération structurée permanente (Permanent Structured Cooperation en anglais).

On retrouve dans l’ensemble des réponses faites par l’Allemagne à la France les éléments d’un compromis entre politiques et stratégies différentes des deux pays : les deux États avancent pas à pas vers une proposition commune à faire aux pays membres de l’Union. Mais ce n’est pas une initiative-choc susceptible d’emporter l’enthousiasme, plutôt la politique dont un ancien homme politique allemand social-démocrate, Herbert Wehner, disait qu’elle était « l’art de rendre possible ce qui est nécessaire », mais qu’elle consistait également à « percer des planches de bois dures ».

L’exemple de l’initiative de défense est exemplaire des approches différentes entre la France et l’Allemagne : la première vise une plus grande autonomie par rapport à l’OTAN et souhaite créer des capacités d’intervention à l’extérieur qui puissent intervenir vite ; l’Allemagne continue, malgré son souci de prendre en compte la nouvelle donne américaine, de tabler sur la pérennité du lien transatlantique et reste peu disponible pour une politique européenne de puissance en raison de son histoire.

Mais cet accord peut-il entraîner le reste de l’Europe ?

Une force d’entraînement amoindrie

S’il reste vrai que rien en Europe ne peut se faire contre l’Allemagne et la France, il n’est dans le contexte européen d’aujourd’hui nullement assuré que la tandem franco-allemand ait la force d’entraînement requise.

C’est dû au positionnement des pays dits de Visegrad (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) qui n’ont pas acquis, près de 30 ans après leur indépendance et plus de 15 ans après leur entrée dans l’Union européenne, la même culture occidentale des valeurs européennes en matière de démocratie et d’État de droit, et restent globalement attachés à la protection américaine contre une Russie perçue comme hégémonique et potentiellement dangereuse.

Et surtout, la question migratoire a creusé le fossé entre Europe de l’Est et Europe de l’Ouest. Sans parler de l’Italie dont le nouveau premier ministre, Giuseppe Conte, a déclaré qu’il ne se rendrait pas au mini-sommet informel prévu le 24 juin à Bruxelles à l’invitation du président de la Commission européenne sur une idée d’Angela Merkel s’il s’agissait « de parler sur la base d’un document franco-allemand préparé d’avance ».

À Meseberg, la France et l’Allemagne venaient de faire cause commune sur la question du renforcement de la zone euro, mais Emmanuel Macron avait également soutenu le point de vue de la chancelière sur la crise migratoire, à savoir de trouver une solution européenne pour éviter que les États nationaux recourent à des mesures séparées, la France s’engageant à reprendre des demandeurs d’asile séjournant en Allemagne mais enregistrés en France. Cette mise en garde montre assez les limites actuelles du tandem franco-allemand.

Déchirements entre chrétiens-démocrates allemands sur la crise migratoire

De plus, la crise migratoire rattrape l’Allemagne, et tout particulièrement l’Union chrétienne-démocrate, CDU et CSU s’entredéchirant sur des questions de fond comme de détail qui n’apparaissent pas toujours rationnelles.

Le ministre fédéral de l’Intérieur, Horst Seehofer, est également président de la CSU bavaroise et entend, à ce titre, parler d’égal à égal avec la chancelière, présidente de la CDU, comme si la politique de la grande coalition relevait d’un accord personnel entre eux sans tenir compte du partenaire social-démocrate. H. Seehofer menace de recourir à des mesures nationales séparées à la frontière bavaroise si la chancelière ne parvient pas à un accord européen à l’issue du sommet de Bruxelles.

Il entend faire appliquer la règle de Dublin et renvoyer à la frontière les demandeurs d’asile enregistrés dans un autre pays d’accueil, se targuant, au nom de son autonomie de gestion ministérielle, d’avoir le droit de prendre de telles mesures, au besoin contre l’avis de la chancelière.

En Allemagne, un reflux drastique des demandes d’asile

Certes l’Allemagne compte aujourd’hui 1,41 million de réfugiés contre 402 000 en France et 355 000 en Italie. De 442 000 en 2015, les demandes d’asile sont passées à 722 000 en 2016, mais elles sont retombées à 198 000 en 2017. Et depuis le début de l’année 2018, le nombre de demandes enregistrées est inférieur à 70 000. Par ailleurs, il ne se présente guère actuellement de réfugiés aux trois postes-frontière bavarois où le ministre fédéral de l’Intérieur voudrait exercer ses prérogatives.

La CSU a pourtant choisi de mettre la crise migratoire au sein du débat politique au point de menacer de faire exploser le gouvernement fédéral et son appartenance commune au groupe parlementaire chrétien-démocrate au Bundestag. Les prises de position de H. Seehofer s’expliquent par la crainte que la CSU perde sa majorité absolue en Bavière aux élections régionales du 14octobre prochain. Elle poursuit l’objectif fort incertain de récupérer des électeurs de l’Alternative pour l’Allemagne dont le succès s’explique par la crise migratoire depuis 2015.

Horst Seehofer est d’autant plus enclin à adopter une position jusqu’au-boutiste que, chassé du poste de ministre-président de Bavière par son rival, Markus Söder, il souhaite s’affirmer comme président du parti pour ne pas en être également écarté. Par ailleurs, il y a dans l’affrontement Seehofer-Merkel un affrontement d’« egos » qui n’est pas sans rappeler celui entre Arnaud Montebourg et François Hollande en France en son temps.

L’extrême droite allemande en embuscade

Il reste que les objectifs poursuivis par Horst Seehofer d’une part et la CSU d’autre part ne sont pas clairs et certainement risqués. D’autant que la discorde entre les deux partis censés être frères semble leur nuire au plan national comme au plan local. Selon un sondage INSA du 26juin, la CDU-CSU ne récolterait pas plus de 29 % des suffrages des électeurs tandis que l’AfD passerait à 16 %. D’autres sondages sont, à vrai dire, moins alarmistes.

Quant aux élections bavaroises, le dernier sondage publié met la CSU à 40,4 % et l’AfD à 13,2 %,soit une baisse de 1,5point par rapport au sondage du mois de mai pour la CSU et un progrès relatif de 0,8 point pour l’AfD, tandis que toutes les autres formations progressent légèrement, à l’exception du SPD qui reste stable dans les intentions de vote.

Ce sondage montre, en tous cas, que la rhétorique anti-migratoire de la CSU ne la fait pas remonter : elle reste loin des 47,7 % obtenus en 2013, et plus loin encore des 60,7 % de 1998. À noter qu’en 2003 déjà la CSU (43,4 %) avait été obligée de former une coalition avec le FDP (Libéraux) sous la direction de Horst Seehofer !

Fin de partie pour Merkel ?

Jusqu’à preuve du contraire, la discorde entre Seehofer et Merkel a déjà nui aux deux partis lors des élections fédérales du 24septembre 2017. Peut-être faut-il voir là la relative patience de la chancelière qui vient, par ailleurs, à la veille du sommet de Bruxelles, de recevoir un soutien appuyé du Président fédéral, Frank-Walter Steinmeier, qui plaide pour une solution européenne négociée.

La couverture du dernier numéro de l’hebdomadaire Spiegel.

Quoi qu’il en soit et quels que soient les scénarios catastrophes qu’une telle situation ne peut qu’engendrer, la position de la chancelière est fortement fragilisée. Cela ne lui donne pas la liberté de manœuvre et la sérénité nécessaire pour envisager de grands projets en Allemagne comme en Europe. À ce point que le magazine hambourgeois Der Spiegel n’a pas hésité à faire sa couverture du 23juin sur le thème : « Endzeit » (Fin de partie), avec une Merkel représentée par ses mains formant un cœur. Tout en relativisant les choses dans la conclusion de l’article que cette couverture illustre : ce pourrait n’être que le début de son « crépuscule ».

The ConversationQuant au premier ministre luxembourgeois, Xavier Bettel, il a tenu à préciser qu’à Bruxelles on ne se rencontrait pas pour décider de l’avenir de la chancelière.

Jérôme Vaillant, Professeur émérite de civilisation allemande, Université de Lille – ULNE

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