Gare à l’égarement : Ne comparons pas l’incomparable !

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Avis à la presse française, à l’opinion internationale, à mes compatriotes Français et Libanais.
« La conscience est à l’âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature et ne craint point de s’égarer.» Jacques Rousseau.

Qui dit égarement dit aussi aberration et confusion, évagation et distraction, désorientation et dépravation. Ne tombez pas dans ce piège, où la tentation à l’information facile et à l’effet de masse prennent le dessus sur le réel et le concret. Ce serait superficiel et méconnaître le quotidien du peuple libanais.

Depuis le 17 octobre, nous assistons de loin, à travers nos écrans et les réseaux sociaux, à ce réveil national de tout un peuple. Les images des manifestants libanais – que je désigne par « Manifestations des Cèdres rouges » [en référence à une ligne rouge qu’il ne fallait pas dépasser, à cette faune et flore brûlées quelques jours auparavant, à ces cœurs de libanais qui saignent, à cette hémorragie de la peine et la douleur de tout un peuple ] ou la « Révolution de la bannière du Cèdre » [en référence à l’unique drapeau libanais porté par les manifestants tous ensemble unis] – envahissent les réseaux sociaux et nul ne peut ignorer ce qui se passe au Liban.

Prendre la plume pour écrire et informer est une mission noble dans la main de ceux et celles qui ont cette capacité de savoir manier la plume. À cette mission noble, s’ajoute la conscience qui incombe à chacun de nous dans la compréhension et la dimension qu’on veut bien donner à la bonne information.

Il y a sans doute parmi nous, des français qui s’intéressent de près et cherchent à comprendre ce qui se passe actuellement au Pays du Cèdre. D’autres, plus pressés chercheront l’information à travers des symboles ou des méthodes de comparaison en guise de trouver des points de ressemblance quelque part et ce par méconnaissance réelle et spécifique du terrain, de la culture d’un autre pays, de son histoire au risque de comparer l’incomparable et s’égarer dans les coulisses de l’information.

L’objet de mon article pointe cette comparaison du soulèvement du peuple libanais avec celui des « Gilets jaunes », ce mouvement de grèves qu’a connu la France, il y a quelques mois

Dans des circonstances pareilles, la presse et les journalistes ont un rôle essentiel et primordial, surtout dans leur façon d’écrire ou d’annoncer les choses à leurs lecteurs. Cette tentation de comparer les événements actuels au Liban avec les « Gilets jaunes » serait un piège, un détournement de l’information et un manque de sérieux.

De l’incomparable quiétude du désespoir à l’incomparable attente du peuple de ces deux pays, la France et le Liban,  il faudra bien prendre en compte les conditions de vie de ses deux populations dans deux sociétés différentes qui sont loin d’avoir les mêmes espoirs : si l’un veut améliorer sa condition de vie de plus en plus, l’autre se bat tout simplement pour vivre dans la dignité et atteindre le minimum vital.

Par méconnaissance du terrain et naïvement, si l’on accepte de dire que la taxe sur le Diesel était le déclencheur du mouvement des « Gilets jaunes » en France et que la taxe sur le WhatsApp était le déclencheur des manifestations au Liban, on devrait admettre de dire, que les seuls points communs entre les deux sont les mots « taxe », « augmentation » et « manifestations ». D’ailleurs au Liban, on parle plus de « révolution », de « survie », de « corruption » et d’un « peuple qui a faim », « d’un minimum vital », « d’absence de droits sociaux », « de droits à la retraite », etc.

L’histoire du Liban, pays francophone est de loin comparable à celle de la France. Même si ces deux pays ont en commun un régime démocratique, l’un est multiconfessionnel basé sur une répartition entre les communautés religieuses ; l’autre est laïque, séparant l’église de l’Etat. Toute la différence est déjà là. Ne pas en tenir compte c’est induire le lecteur en erreur et le désorienter, c’est aussi méconnaître la mentalité et la culture de ces deux pays.

Ce qui se passe au Liban, depuis plusieurs jours, est loin d’être un mouvement de grève.
Si certains journalistes seraient appâtés ou se feront hasardés par la forme, le fond et le contexte sont différents et il est donc de mon devoir de rappeler brièvement et d’alerter l’opinion française sur quelques détails, qui font la différence.

Déjà sur la forme, en suivant les photos et les vidéos circulant sur les réseaux sociaux [manifestations au Liban ou ailleurs dans le monde où résident des libanais, Paris par exemple], on ne peut ignorer l’ampleur de ces manifestations qui se déroulent, en général, dans une « ambiance bon enfant » souvent accompagnée de DJ, même s’il y a eu des incidents et des axes routiers coupés.

On ne peut, non plus, ignorer un élément majeur de ces manifestations, à savoir que seul le drapeau libanais est dans la main de ces manifestants, dans un pays où les partisans de chaque parti affichait la bannière de son propre chef de clan, ce qui n’est pas le cas pour les « Gilets Jaunes ». C’est une révolution qui reste spécifique au Liban et qui mérite son nom de « Révolution à la libanaise ».

Pareil pour les pancartes des manifestants et les slogans scandés qui listent et témoignent de ces maux dont souffre toute une population et ce depuis plusieurs années. Tout le mal d’une société est scandé : corruption, manque de transparence bancaire et de gestion, faim, pollution, argent volé, taxes, confessionnalisme, patriarcat, voire même le droit non accordé à la libanaise de transmettre sa nationalité à ses enfants. En voici quelques exemple traduits :
« Rendez l’argent volé » (A°idû-l mâl al manhub)
أعيدوا المال المنهوب

« Taxe ta mère, taxe sa mère » (Tax immak, tax immo)
تاكس امك تاكس امه

« Des ordures, de la pollution, des eaux contaminées, des taxes volées, de la famine…
Que vous faut-il de plus ? » (nifayat, hawa musartan, miyah mulawwassa, daryib masru’a, ju°, shu badkun ba°d aktar ?)
نفايات هوا مسرطن مياه ملوثة ضرايب مسروقة
جوع شو بدكن بعد اكتر

« Tous, c’est-à-dire tous. Vous êtes les confessionnalistes et nous sommes le vivre-ensemble » (Kilkon ya°ni kilkon, antoum at-tâ’ifiyya wa nahnu-l °aysh al mustarak)

كلكن يعني كلكم انتم الطائفية ونحن العيش المشترك

« 128 (députés), rien qu’une bande de voleurs » (128, Killun urtit haramiyyé)
كلن قرطة حرامية ,128

« Le patriarcat tue » (An-niz am al-abawi katil)
النظام الابوي قاتل

« Le temps est révolu où nos parents s’inquiétaient pour nous, exilés. Désormais c’est nous qui avons peur pour nos parents restés au pays. » (Intaha-z zaman allazi kana fihi ahluna yakhafun °alayna fil-ghurba wa asbahna nakafu °alayhum fil-watan)

انتهي الزمن الدي كان فيه أهلنا يخافون علينا في الغربة واصبحنا نخاف عليهم في الوطن

« Veuillez excuser le dérangement, nous œuvrons à la construction d’une nation. » (Na°tazir °an iz°ajikum, na°mal °ala binâ’ Watan)
نعتدر عن ازعاجكم نعمل على بناء وطن

« Nous œuvrons tous pour la patrie. » (Na°mal min ajlil-watan)
نعمل من اجل الوطن

Quant aux ainsi hashtags utilisés sur tweeter, ils parlent tous d’un soulèvement #لبنان_يثور (Lubnan yathur), d’une révolution libanaise #LebaneseRevolution, d’un nouveau Liban لبنان_الجديد, (Lubnan al-jadid), d’un Liban qui se redresse, #لبنان_ينتفض, (Lubnan_yantafid), de l’heure des comptes qui a sonné, اجا وقت نحاسب (ija_waqt_nhasib), #manifestations, etc…

C’est sur le fond de ces problèmes et le pourquoi de ce soulèvement, que les écueils d’un journaliste bienveillant devraient se concentrer : Prendre en considération que ce soulèvement de milliers de libanais avec un seul drapeau, celui du Liban, vient après des longues années de survie et de résilience.

Un élément majeur est à prendre en considération : la moyenne d’âge des manifestants qui laisse dire que c’est la manifestation et le soulèvement notamment de la jeunesse libanaise ! Les enfants et adolescents de la guerre civile de 1975, sont devenus aujourd’hui les parents de cette jeunesse de la rue qui manifeste. Toute une génération qui a grandi dans un pays fragilisé par la guerre avec des infrastructures obsolètes, pour ne pas dire absentes, qui côtoient des bâtiments de luxe. Problèmes d’électricité non résolu, ordures non traités, pollution, accès aux soins et hospitalisation, écoles publiques à la dérive, etc.

C’est là qu’il faudra comparer le comparable afin de comprendre et de saisir le mal-être libanais. J’étais enfant de ces guerres fratricides entre libanais qui avaient éclaté en 1975, ces guerres de chefs de milices, qui pour la majorité d’entre eux, sont devenus les hommes politiques d’aujourd’hui et les décideurs d’un pays en naufrage.

Toujours en naufrage depuis et de plus en plus fragilisé, au bord de l’effondrement, c’est le quotidien de ces libanais que vous voyez dans la rue.
Pris aux pièges par leurs allégeances aux chefs de partis et à un système partisan et confessionnel qui divise davantage plutôt que de rassembler, le peuple libanais est à bout. Voyant de plus en plus l’enrichissement de leurs hommes politiques et subissant de plus en plus la pauvreté, l’inégalité et l’absence du minimum vital, ils ne pouvaient qu’hurler d’impatience de ras-le-bol, enfin !,

Comparer les événements au Liban à ceux des Gilets jaunes, c’est mépriser un peuple résilient en souffrance depuis de longue date d’une part ; et d’autre part, c’est ne pas tenir compte des avantages et du niveau de vie que la France accorde à ses citoyens ; tout ces acquis qu’on a en France comme écoles publiques gratuites, soins et hospitalisation (alors qu’au Liban, un malade peut mourir au seuil de l’hôpital tant qu’il n’a pas les moyens de payer), eau potable, électricité, respect des droits de l’homme, égalité entre les citoyens (alors qu’au Liban, la femme n’a même pas le droit de transmettre sa nationalité à ses enfants), inégalité dans les droits civiques, absence d’un système laïque. au Liban, tout est menotté par des chefs de partis et hommes politiques qui divisent et opposent encore les libanais entre eux.

Quand on aura compris et pris en compte ces différences, vivre en dessous du seuil minimum vital, vivre dans la peur au ventre et l’injustice, on pourra dès lors se permettre de comparer.
Et si l’intention de nos médias français est vraiment d’expliquer ce qui se passe au Liban, il faudra pointer des problématiques qui portent atteinte gravement à un peuple en détresse.

Faute de pouvoir aider le Liban et interférer dans sa politique, La France et l’Union Européenne pourraient aider le peuple libanais à exiger le lever du secret bancaire sur les sommes déposées dans les banques à l’étranger. Le Liban ne serait pas au seuil de l’effondrement si seulement, une partie, un pourcentage de l’argent de quelques hommes politiques, les plus riches, n’aurait pas été évadé et déposé dans les banques étrangères notamment en Suisse, en France et en Belgique. Pointer du doigt et de la plume cette fuite bancaire serait la valeur ajoutée des journalistes français !

« La disparition du Liban serait sans aucun doute l’un des plus grands remords du monde. Sa sauvegarde est l’une des tâches les plus urgentes et les plus nobles que le monde d’aujourd’hui se doive d’assumer. Le Liban est plus qu’un pays, c’est un message de liberté et un exemple de pluralisme pour l’Orient comme pour l’Occident. » Jean-Paul II

Jinane Chaker-Sultani Milelli

1 COMMENTAIRE

  1. Une révolution est un renversement brusque d’un régime politique par la force. Jusqu’à présent aucun régime n’a été renversé au Liban. Ainsi, en qualifiant ce mouvement de “révolution à la libanaise”, vous participez vous-même à désorienter vos lecteurs.

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