Jared Mondschein, University of Sydney

Les analystes de la vie politique ont souvent tendance à chercher « la » meilleure explication pour expliquer le résultat de chaque élection majeure.

En 2008, cette explication tenait à la volonté de « changement » des Américains qui, en élisant Barack Obama face à John McCain, auraient souhaité porter à la Maison Blanche le candidat le plus éloigné du président sortant George W. Bush. En 2012, Mitt Romney aurait été trop « élitiste » pour séduire la majorité des électeurs. En 2016, Hillary Clinton, trop confiante en ses chances, aurait négligé « l’Amérique d’en bas ».

La justesse de toutes ces interprétations continue à ce jour de faire l’objet d’âpres débats. Et il en ira sans doute de même pour les commentaires accompagnant l’élection, qui vient d’être officialisée, de Joe Biden à la présidence.

L’une des analyses qui seront probablement mises en avant insistera sur le fait que Biden a conduit une campagne peu spectaculaire, ce qui correspondait exactement à la demande d’une population lassée de quatre ans de politique-spectacle. Après avoir observé au quotidien un président tout sauf conventionnel, les Américains désiraient peut-être un peu de normalité.

Autre argument qui ne manquera pas d’être avancé : le très lourd bilan humain dû à la pandémie de Covid-19, qui a causé la mort de quelque 250 000 personnes aux États-Unis, aura coûté très cher au président sortant. La majorité des Américains reprochent au gouvernement de Donald Trump d’avoir mal géré cette pandémie qui ne cesse de prendre de l’ampleur (un nouveau record de contaminations est enregistré chaque jour) ; pas étonnant, dès lors, que les électeurs aient décidé de ne pas reconduire l’équipe sortante.

Mais l’analyse la plus répandue attribue le résultat de l’élection à la peur et au doute qui se sont emparés d’un pays par ailleurs polarisé comme il l’a rarement été dans son histoire. Si les États-Unis sont déjà passés par des périodes comparables, l’intensification constante de ces sentiments est sans précédent.


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Des électeurs passionnés, polarisés… et armés

Avec 70 millions de suffrages, Donald Trump a récolté plus de voix que tout autre candidat à la présidentielle américaine dans l’Histoire — à l’exception de Joe Biden, qui en a recueilli plus de 74 millions (ces chiffres vont sans doute encore augmenter à mesure que les derniers bulletins seront comptabilisés).

Cette mobilisation record constitue bien sûr un signe positif pour la vitalité de la démocratie américaine ; mais certaines des passions qui sont à l’origine de ce taux de participation jamais vu suscitent l’inquiétude.

Un récent sondage a révélé qu’une majorité d’Américains n’étaient pas disposés à accepter la victoire du camp opposé à l’élection présidentielle.

Des partisans de Biden célèbrent sa victoire devant la Maison Blanche à Washington. AAP/AP/Pablo Martinez Monsivais

En outre, il ressort de ce même sondage que les Américains de chaque camp étaient conscients que leurs adversaires refuseraient d’accepter la défaite : seuls 16 % des électeurs de Trump estimaient que les Démocrates accepteraient une réélection du président sortant ; et seuls 26 % des partisans de Biden pensaient que les Républicains admettraient une victoire de l’ancien sénateur du Delaware.

De façon alarmante, un autre sondage a révélé qu’environ un tiers des Américains considéraient que la violence pouvait être justifiée pour soutenir les objectifs de leurs partis politiques, tandis que 21 % des personnes ayant une forte affiliation politique étaient « tout à fait disposées à approuver la violence si l’autre parti remporte la présidence ».

Plus des trois quarts des Américains ayant déclaré qu’ils s’attendaient à des violences au lendemain de l’élection, l’année 2020 a vu un nombre record d’entre eux décider de s’armer.

Voilà déjà plus de dix ans qu’aux États-Unis, le nombre d’armes en circulation est supérieur au nombre d’habitants. Mais l’année 2020 a battu tous les records en matière de ventes d’armes. Au cours des années précédentes, les sympathisants républicains avaient plus de deux fois plus de chances de posséder une arme à feu que les partisans des Démocrates, mais certains éléments indiquent qu’en 2020, l’augmentation de la possession d’armes à feu a été aussi bien le fait des seconds que des premiers.

Le mois dernier encore, le département de la sécurité intérieure de l’administration Trump — une entité créée à la suite des attentats terroristes du 11 septembre 2001 — a déclaré que ce sont les Américains, et avant tout les tenants de la suprématie blanche, qui représentaient « la menace la plus persistante et la plus mortelle dans le pays ».

Au vu des rapports faisant état d’un complot (déjoué) visant à attaquer un centre de comptage des votes à Philadelphie et des innombrables propos incendiaires qui se multiplient dans l’espace public, il y a hélas certaines raisons de craindre des violences consécutives à cette élection.

Et maintenant ?

Donald Trump restera président pendant encore 73 jours : Joe Biden ne sera investi que le 20 janvier 2021.

Jusqu’à présent, Trump a refusé de reconnaître sa défaite — il martèle au contraire qu’il a gagné, sans en apporter la moindre preuve — et a lancé une série de recours judiciaires. Nombre de ces recours ont déjà été rejetés.

Parallèlement à la bataille qu’il livre pour contester sa défaite électorale, Trump va sans doute voir affluer sur son bureau de nombreuses demandes d’utiliser son pouvoir de « pardon présidentiel ». La Constitution américaine offre en effet au président le privilège unique de gracier des personnes ayant commis des crimes contre les États-Unis, ou de réduire leur condamnation.

Traditionnellement, les présidents américains se préoccupent de la façon dont l’Histoire jugera leur utilisation de ce droit de grâce. Mais Trump n’a rien d’un président conventionnel. Tout au long de son mandat, il a souvent employé son droit de grâce et proposé de le faire.

Trump finira par quitter la Maison Blanche. Mais il est difficile de voir sa base loyale se détourner de lui de sitôt. Il ne respectera probablement pas la norme selon laquelle les anciens présidents américains se retirent de la vie politique après avoir quitté la Maison Blanche — ce ne sera qu’une tradition de plus à laquelle il ne se sera pas plié.

Donald Trump quittera la Maison Blanche en janvier, mais il a encore de nombreux partisans, ce qui laisse ouverte la possibilité qu’il se présente à nouveau en 2024. AAP/AP/Julio Cortez

Le fait que Trump soit toujours éligible pour un autre mandat pourrait lui permettre de suivre les traces du président Grover Cleveland qui, après avoir été évincé de la Maison Blanche par Benjamin Harrison en 1888, a été réélu quatre ans plus tard en battant ce même Harrison.

Certains dirigeants républicains ont pris leurs distances avec le président sortant, mais il bénéficie toujours d’un taux d’approbation de 95 % parmi les sympathisants républicains, ce qui fait indéniablement de lui l’un des grands favoris à l’investiture républicaine à la présidence de 2024.

Quant à Joe Biden, il devra, durant son mandat, gérer de multiples crises : pandémie, ralentissement économique, polarisation extrême de la population… Si le Sénat américain reste sous contrôle républicain, sa tâche sera encore plus ardue, puisque ce sont ses anciens collègues républicains du Sénat qui auraient le dernier mot sur la composition de son cabinet et sur l’approbation de son programme législatif.

De l’élargissement de l’OTAN à la loi de relance économique de 2009, Biden arrive à la Maison Blanche fort de plus de réalisations bipartisanes que n’importe quel président depuis un demi-siècle. La question est de savoir s’il saura surmonter les dangereuses divisions qui affaiblissent l’Amérique.

Jared Mondschein, Senior Advisor, US Studies Centre, University of Sydney

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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