Photo Lina Abyad, credit Maya Alameddine.
Photo Lina Abyad, credit Maya Alameddine.

Le sommeil des gazelles ; Le Dictateur ; Retour à Haïfa ; Chérie, reviens au lit ; Lapoule qui voulait vivre sa vie ; l’Inattendue ; Mais je t’aime, etc., les titres à eux seuls en disent long sur l’inventivité et les horizons de Lina Abyad, prolifique metteure en scène, docteur es théâtre de Paris III – professeur associé de théâtre à la LAU – une des éminentes représentantes du théâtre libanais de ces vingt dernières années et des chantres de l’humain. La tignasse auburn bouclée qui captive le regard, l’attirail souvent noir, de grosses bagues au doigt, et la passion vibrante, Lina Abyad respire théâtre : elle joue, elle met en scène, crée, enseigne. Pendant qu’elle travaille sur une pièce, l’idée de la suivante et de celle d’après germe dans son esprit ; au hasard d’une conversation, d’une lecture, d’une rencontre…

Elle la poursuivra et lui donnera vie ; et poésie. La fibre sociale de cette enfant de Ras Beyrouth, formée à la Sorbonne Nouvelle, est incontestable ; ainsi que son audace, toujours fine. Par le truchement de l’art, de la poésie, de l’humour, de la beauté et de formes inattendues, Lina Abyad se confronte souvent aux tabous qui minent notre société.  Ses pièces sont pour beaucoup d’entre elles engagées – comment faire autrement ?  – et viennent conjurer la violence sous toutes ses formes. Elles traitent de dictature, plus ou moins insidieuse, du drame des réfugiés syriens, des palestiniens, de la violence domestique, de la société patriarcale… La liste est longue chez nous. Et une de ses spécialités et des temps forts de son théâtre, sont les rencontres débats après les spectacles. Des moments d’intimité et de partages. Les masques tombent un peu ; quelque chose se fend dans les cuirasses : «au théâtre, tu transformes l’humain par quelque chose de magique. On ne sait pas comment ça va opérer, par quel biais deux vivants de part et d’autre, vivant un moment présent ensemblevont connecter » dit Lina Abyad, le regard au loin, parlant presque pour elle-même. C’est cela qu’elle trouve fabuleux, «toucher le vrai »par le truchement de l’illusion. C’est pour cela que «même s’il reste encore une seule personne qui a envie de théâtre, j’aimerais encore jouer devant cette personne. J’ai la responsabilité de ne pas les décevoir. Le théâtre est nécessaire encore aujourd’hui même s’il se réduit à une peau de chagrin ; tant que l’on s’adresse à l’humain, tant que l’on parle de quelque chose qui nous touche, on transforme l’humain ».

Votre théâtre est souvent engagé ; n’a-t-on pas le choix dans cette partie du monde dans laquelle nous vivons ? N’avez-vous pas envie parfois d’adresser d’autres questions ; même si vous le faites aussi de temps à autre ?

C’est un choix personnel, le théâtre engagé ; il y a des gens qui veulent faire rire. Moi, je choisis de mélanger le rire et le coté dramatique et engagé. Ça me semble difficile dans une société si meurtrie de n’avoir que du drôle. J’aimerais bien avoir un rôle à jouer dans cette société ; et comme je ne peux le faire ni dans le politique ni dans le social ; j’essaie à travers cet outil qu’est le théâtre d’avoir un impact. D’ailleurs, la lutte n’est pas que sociale ou politique, elle est aussi esthétique. Je fais des choix esthétiques, y compris dans les détails du décor ; et même si les spectateurs ne le voient pas comme on me le signifie parfois ; c’est pour moi que je le fais. Le goût du beau s’éduque, l’envie du beau ; car on s’habitue aussi à une médiocrité esthétique.

Par ailleurs, c’est une chance de travailler sur des thèmes sociaux ou politiques importants ; ça donne une dimension plus profonde. Même les acteurs sont très touchés ; dans certaines pièces, les acteurs eux-mêmes devenaient plus humains, plus touchants, à l’écoute les uns des autres. Eux-mêmes sont transformés.

Un des aspects distinctifs de vos spectacles sont les rencontres et débats avec le public. Comment cela prend-il, notamment dans un pays comme le nôtre ou la parole est souvent même autocensurée ?

A la fin du spectacle, les spectateurs sont dans un plus grand état d’écoute par rapport à eux-mêmes ; ces discussions qui ont lieu après le spectacle font donc bouger les gens sur des choses.  Dans les pièces, je rentre souvent également par la brèche de l’humour pour faire bouger quelque chose même quand il s’agit de sujets graves ; car le rire fait tomber les armes de la résistance. J’aime beaucoup les dark comedies, comme Chéri, reviens au lit. Dans les rencontres débats, vous seriez étonnée de voir combien les gens s’ouvrent, y compris en dehors de la capitale comme dans le cas par exemple des femmes qui ont subi des violences domestiques ou celui des femmes qui ont eu un cancer.

Comment voyez-vous la production théâtrale actuelle ? Est-elle limitée à un théâtre de divertissement, tel que le marché le commande ?

Je savais par exemple que La poule qui voulait vivre sa vie n’allait pas marcher ; quand ce n’est pas explosif, quand le rythme est lent, le public n’accroche pas. Les spectateurs n’arrivent pas à voir l’œuvre d’art ; ils veulent juste que ça les fasse rire. Ils ne voient que le produit lui-même dans un petit contexte ; c’est une question de culture. Mais savoir inscrire les choses dans une plus grande image, c’est cela la culture.

La première question que l’on vous pose avant d’aller voir une pièce est : est-ce que ça fait rire ? C’est le critère. On veut des sujets légers, qui fassent rire, des pièces qui ne soient pas longues, etc. Et lorsqu’on n’a pas de financement, on est tenu par ce public.  Nous sommes alors obligés d’être dans un état de séduction permanent ; au risque de tomber dans la demande. Il faut ainsi faire très simple, très drôle ; il y a des spectacles conçus dans ce sens, où les gens viennent par cars entiers.

Notre théâtre n’est pas subventionné. Pour les metteurs en scène, cela revient très cher, car le gros du budget va à la location de la salle. A chaque pièce, nous devons trouver des sponsors privés. Voilà pourquoi il y a même certaines pièces avec des grands écrans de pub dans la salle – une aberration, qui divertit clairement l’attention du spectateur –  pour faire la pub aux sponsors.

La plupart du temps c’est le box-office qui finance tout simplement ; c’est pourquoi les places sont vendues aux prix que l’on voit, aux alentours de USD 40.  Les représentations sont aussi prises en charge par des associations pour être sûr d’avoir un certain nombre de recettes. La féminisation du métier de metteur en scène est d’ailleurs révélatrice.  Alors qu’à la base c’est un métier plutôt masculin, on y trouve actuellement un grand nombre de femmes ; la majorité. Et c’est bien connu, quand un métier se féminise, c’est qu’il ne gagne pas assez.

A mon échelle, comme il n’y a pas d’Union des Comédiens au Liban ni de sécurité sociale, je tente de faire de mes spectacles des mini royaumes où la justice sociale a une place. On n’est pas là pour faire de l’argent comme si c’était un produit capitaliste ; mais tout le monde est bien payé, on travaille dans le respect des uns et des autres. C’est tout un mode de travail qu’il est intéressant de recréer dans le théâtre.

Le théâtre ne pâtit-il pas aussi de l’ère virtuelle alors qu’il est une école par excellence de la présence et du corps ?

Si clairement, car la vérité passe par le corps et la voix. Le théâtre c’est aussi l’amitié et l’effort. Il faut sortir de chez soi pour aller au théâtre. Et les réseaux sociaux poussent à la paresse corporelle. Les jeunes actuellement ne sont pas très attirés par le théâtre ; celui-ci est plutôt rattaché à une culture personnelle. Encore faut-il avoir envie d’être transformé pour accepter de sortir de chez soi, de faire l’effort de réserver, se déplacer, s’organiser, etc.

Quid de la censure au Liban ? Pouvez-vous monter vos spectacles comme vous le souhaitez ? Dire ce que vous avez envie de dire ? Vous autocensurez- vous ?

La censure est plus sournoise ces jours-ci ; elle se limiterait à une distinction : plus de dix-huit ans/moins de dix-huit ans. Si la censure coupe des mots, des scènes, ils font un semblant de quelque chose qui ne ressemble plus à rien.  Les textes deviennent banals quand on enlève un mot. Le bureau de la censure travaille sur papier ; il y a une quinzaine d’années, les officiers se déplaçaient.  Ils ne le font plus ; ils lisent les textes seulement. Au théâtre, on peut faire passer des choses en action. ll faut savoir qu’il y a quelques grandes lignes à ne pas toucher : les hommes politiques, le religieux et l’unité nationale –  telle qu’ils l’entendent – ainsi que «les arabes». NB : parlant de politique, les chansonniers sembleraient avoir la main libre. Ce qui est superbe par contre, c’est que le public ne censure pas ; ils sentent que c’est de la liberté. Ma liberté, c’est la leur.

Comment se positionne le Liban par rapport au monde arabe ? Est-ce qu’il se porte mieux en matière de théâtre ?

Pas du tout ! En Égypte et au Maghreb notamment en Tunisie, en Algérie, l’État soutient le théâtre ; au Caire par exemple, une quarantaine d’espaces sont subventionnés. Et de ce fait, les théâtres bénéficient d’échanges entre eux et des accords bilatéraux entre États. De nombreux festivals de théâtre sont subventionnés par l’État, nous y sommes souvent invités. Nous ne pouvons pas exporter notre théâtre par ailleurs, comme nous n’avons pas d’agence nationale qui soutient et finance ; car l’exportation des pièces implique une gestion lourde.

Ici, même au niveau local, vu la pauvreté et la difficulté avec laquelle on travaille, ce n’est pas de la créativité ce qu’on fait ; ce sont des miracles. Tous les acteurs ont un job essentiel qui est leur gagne-pain ; et ils font du théâtre de 6 à 9. C’est de la résilience, et un besoin en soi en premier lieu. La stimulation vient de soi, puis du public. L’entêtement que j’ai n’est pas solitaire, il comprend un groupe de comédiens et un public. C’est pour cela que le théâtre transforme ; il est très ouvert, il appelle l’autre… Et c’est pour cela qu’il est encore nécessaire aujourd’hui.

Paru dans l’Agenda Culturel, avec l’aimable autorisation de son auteur.

Nicole Hamouche
Consultante et journaliste, avec une prédilection pour l’économie créative et digitale, l’entrepreneuriat social, le développement durable, l’innovation scientifique et écologique, l’édition, les medias et la communication, le patrimoine, l’art et la culture. Economiste de formation, IEP Paris ; anciennement banquière d’affaires (fusions et acquisitions, Paris, Beyrouth), son activité de consulting est surtout orientée à faire le lien entre l’idée et sa réalisation, le créatif et le socio-économique; l’Est et l’Ouest. Animée par l’humain, la curiosité du monde. Habitée par l’écriture, la littérature, la créativité et la nature. Le Liban, tout ce qui y brasse et inspire, irrigue ses écrits. Ses rubriques de Bloggeur dans l’Agenda Culturel et dans Mondoblog-RFI ainsi que ses contributions dans différentes publications - l’Orient le Jour, l’Officiel Levant, l’Orient Littéraire, Papers of Dialogue, World Environment, etc - et ses textes plus littéraires et intimistes disent le pays sous une forme ou une autre. Son texte La Vierge Noire de Montserrat a été primé au concours de nouvelles du Forum Femmes Méditerranée.

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