Le 26 novembre 2020, le cabinet sélectionné pour faire un audit sur les comptes de la Banque Centrale du Liban (BDL) a informé, sans surprise, le gouvernement libanais qu’il n’est pas en mesure de compléter sa mission car il ne recevait pas les informations demandées. Le premier ministre nommé depuis bientôt neuf semaines entre négociations, marchandages et concessions, n’a pas encore formé un gouvernement ; le président de la république à travers sa lettre au parlement, ferme mais vague, réitère sa volonté d’éradiquer la corruption du système. Le parlement libanais émet – pour la première fois dans son histoire- des “recommandations » pour faciliter le partage d’informations, qui laissent tout le monde perplexe. Tous les jours, les chaines de télévision locales diffusent des reportages documentés sur les scandales de corruption plus dégoutants les uns que les autres. 

Tout l’indique : Le Liban a un état dysfonctionnel au-delà de ses problèmes actuels.

Depuis le 17 octobre 2019, des citoyens libanais frustrés font des propositions pour sortir des crises visibles et moins visibles dans lesquelles le pays se débat. 

Nous avons des demandes :  pour dépouiller le Hezbollah de son arsenal d’armes, pour des élections anticipées avec ou sans modification de loi électorale, de changement pour un régime laïc à multiples définitions, des demandes d’audit et des sit-in sporadiques, un gouvernement « d’indépendants » avec ou sans programme défini, de sanctions systématiques des responsables sans exception, des attaques contre les banques, contre la classe politique … 

En lançant des slogans sur-ambitieux et en proposant des ultra-solutions pratiquement irréalisables, le succès de l’échec est assuré.

Entretemps, le régime actuel survit, faute de coup de grâce ou de repreneur solvable.

Des constations objectives s’imposent : 

Dans l’état actuel, le pays est ingouvernable ; une solution politique en dehors d’une redistribution des ressources aux forces en présence est irréalisable.

Le problème des armes hors du contrôle de l’état libanais ne peut pas être résolu par une prise de conscience ou l’abandon volontaire, sans contrepartie, d’une carte maitresse tenue par une force hégémonique régionale.

La solution de force dans un sens ou dans l’autre ne saurait que générer une violence probablement incontrôlable et surement très coûteuse à ses initiateurs.

Le pays est dans une crise économique dramatique qui ne peut plus être résolue sans conditions de reformes et de restructurations préalables, déjà dictées par les pays ou organismes potentiellement bailleurs et qui rassureraient les investisseurs.

Le confessionnalisme, quand exacerbé, ne peut plus être une base pour des relations saines entre les citoyens.

Le Liban, petit et puis grand, depuis bientôt deux siècles (1840-présent), a vécu plusieurs crises existentielles ; à chaque fois (du moins depuis 1958), des solutions de rafistolage ont été utilisées en misant sur une reprise économique ou des réconciliations de forme jusqu’à la prochaine crise.

Les violences destructrices de 1975-1990 se sont terminées en queue de poisson sans vraiment expliquer ou comprendre les causes et les effets. Il n’y a pas eu de travail en profondeur pour fonder enfin une nation avec une conscience et une lecture commune. Et l’expérience de la mainmise syrienne générale (1990-2005) n’a, elle non plus, fait l’objet d’un travail de synthèse pour, au moins, en tirer des leçons utiles.  Au contraire, l’esprit milicien a continué à exercer le pouvoir et a créé une organisation, qui, trois décennies, n’arrive pas à proposer de plan de sortie de crise ou au moins un système autre que le statu quo qui perpétue le pouvoir en place.

Le pouvoir, dans sa structure et ses symboles actuels, ne peut pas faire amende honorable et entamer un processus d’(auto)correction qui remettrait en question toute sa gestion des trente dernières années et les acquis de ses composantes sectaires. 

Bien sûr, le Liban, à travers sa position géographique et l’héritage culturel de ses différents groupes, est au centre de la zone de confrontation régionale et globale ; cette situation mobilise les différentes factions libanaises d’un côté ou de l’autre (ou entre deux chaises) et la crainte d’un conflit généralisé est une grande préoccupation. Mais ce n’est rien de nouveau et il y a néanmoins des problèmes fonctionnels à résoudre.

Une approche constructive est de commencer par faire un diagnostic objectif de la situation : Le Liban est sans aucun doute une organisation passive-agressive.

Le terme est apparu dans un article du Harvard Business Review (HBR) en 2005 par Gary Neilson, Bruce Pasternack, and Karen Van Nuys, qui avaient identifié et défini sept types d’organisations (https://hbr.org/2005/10/the-passive-aggressive-organization) pour faciliter leur diagnostic et émettre des recommandations afin d’améliorer leur résilience dans un environnement concurrentiel. 

L’objectif est de créer des grilles de repères qui faciliteraient la structuration des solutions et détermineraient le degré de cohérence et la compatibilité de plusieurs idées d’amélioration.

Une organisation passive-agressive est définie par les grands décalages parmi les quatre piliers qui fondent une organisation :

  1. Les motivations et les compensations
  2. Les pouvoirs et les droits décisionnels
  3. L’accès à l’information
  4. La structure Organisationnelle

Les décalages impliquent des interactions compliquées entre ces piliers qui complotent entre eux pour bloquer le développent. Si nous analysons les décalages, leurs sources et leurs moteurs, nous pouvons les corriger et procéder à leurs réalignements sur des bases saines et soutenables.

Les motivations et les compensations : actuellement l’accès aux postes de responsabilité est motivé par l’accès (légal) aux ressources ; servir son protecteur ou l’utiliser pour avoir ou amplifier sa marge de manœuvre ; en l’absence d’un système de contrôle et de pénalisation, il est admis implicitement que bénéficier personnellement ou pour son groupe des ressources liées au poste est légitime et de bonne guerre.  Les bénéfices futurs sont intégrés dans le désir et les investissements pour occuper ou contrôler un siège ou un poste. Ceci va potentiellement aliéner les responsables sains qui ont identifié les problèmes mais ne vont pas prendre les initiatives nécessaires parce que leurs efforts ne sauraient être récompensés ou du moins reconnus. 

Le pouvoir décisionnel fragmenté après la légalisation du partage du pouvoir, probablement pleine de bonnes intentions, à Taëf ; il a été petit à petit gangrené par le levier du blocage et la culture du précèdent bien rodés pendant la période 1992-2005 et puis établis par la force des choses (tel poste revendiqué par une communauté, qui doit nommer certains ministres ?, les répartitions confessionnelles ou les réinterprétations de l’autorité pour arbitrer ou pour trancher). La paralysie de fait est devenue le seul équilibre stable.; dans un environnement flou, les possibilités de manœuvrer, d’imposer par la contrainte ou la menace, ou de réinterpréter, sont très amples pour le plus fort ou le plus acharné ; des serviteurs de l’état se retrouvent en porte-à-faux et doivent répondre aux instructions explicites ou implicites ou seulement regarder dans une autre direction pour survivre. Et puis, la décision d’appliquer la loi, de sanctionner ou d‘assainir est bloquée par des écrans de fumée continus.

L’accès à l’information  les pouvoirs publics évoluent dans une opacité accommodante qui facilite la désinformation, l’occultation et surtout les décisions malicieuses/populistes/ inconséquentes, la dilution des responsabilités, le détournement des ressources vers des objectifs pervers et douteux (électricité, internet, déchets/ordures, infrastructure, barrages, armée, sécurité, programmes, politiques, choix stratégiques…) qui résultent en des gaspillages, des dégâts irréversibles et des effets criminels. Le système bien ancré rend le partage de l’information difficile pour, en premier lieu, fermer la porte à toute interférence extérieure surtout de parties en dehors des connivences et puis bien sûr pour garder un pouvoir discrétionnaire au-delà de la loi. L’exemple le plus récent est l’audit de la Banque Centrale, mais il en va aussi des municipalités, du ministre et de l’autorité qu’il s’est octroyée (pour le ministère de l’intérieur la distribution discrétionnaire des permis contre l’intérêt et les biens publics, de celui des télécommunications dans la négociation des contrats, de ceux des travaux publics, de l’énergie, de la santé…) ; et puis il y a la fragmentation de l’information qui rend épuisant tout effort de vérification ou audit extérieur. À la base, il est vraiment difficile et fastidieux de faire des recours (avoir l’information, présenter les dossiers dans les délais et puis plaidoyer sa cause est un vrai parcours de combattant), de quoi résigner les plus persistants. Et de toute façon, les personnes en position répondent en premier lieu aux instructions de ceux qui les ont mis en place, qui les couvrent de toute poursuite ou de tout questionnement, malgré tout. Et si le délit est enfin établi, il est possible de suspendre l’exécution d’un jugement ou tout autant de retracer les preuves pour accabler les vrais responsables à travers des manœuvres plus ou moins subtiles.  

La structure organisationnelle qui en apparence est basée sur une distribution des pouvoirs et sur une balance entre les communautés confessionnelles et les régions, mais qui en fait fausse tout le système et contribue à plus de dysfonctionnement et à des abus camouflés entre droits des communautés ou des groupes et autres matières à chantage.  Sans oublier la notion aberrante de l’autorité de fait du pouvoir politique (jamais sanctionnée depuis trois décennies!), ou la menace permanente de l’usage de la force, si nécessaire. L’aberration de la notion de Troïka depuis 1990 qui ancre le pouvoir de veto et les superpositions du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire délibérément ou subtilement. La structure du gouvernement où tout se décide par vote est une duplication et une annulation du pouvoir législatif.

Trois observations sur le type d’organisation passive-agressive: 1- une féroce résistance à un quelconque changement (de structure ou de personnes) ou remise en question (donc les échecs répétés des demandes de changement -surtout s’ils sont faits en ordre dispersé- ne sont pas surprenants), 2- les personnes qui opèrent dans ce type d’organisation ne sont pas nécessairement des passifs-agressifs, ce sont plutôt des individus bien intentionnés qui sont victimes d’un système dysfonctionnel, 3- une organisation devient progressivement passive-agressive, elle ne l’est pas par conception.

Avec une organisation de ce type, le Liban, entretemps, perd irréversiblement son avantage concurrentiel historique et ses capacités à rebondir. Il sombre dans l’insignifiance et devient de plus en plus contournable. Avec les transformations régionales et globales et les velléités de restructuration par la force des uns et des autres, il a besoin, plus que jamais, d’offrir un front uni, de développer une capacité supérieure de résilience collective sous risque de perdre jusqu’à sa raison d’être.  

Dans le passé, quand de grands évènements ont provoqué des changements au Liban, à aucun moment nous n’avons pu articuler de plans cohérents ; tout était impulsif, circonstanciel ou opportuniste, sans volonté ou fondation solide (1976, 1982, 1990, 2000, 2005, 2006 (Paris I (2001), Paris II (2002), Paris III (2007)) et 2019. 

2021 va être inéluctablement une année de changements dramatiques ; les libanais doivent avoir compris leurs faiblesses et trouver une approche consistante pour faciliter un changement constructif et soutenable. À la prochaine occasion, au moins, soyons collectivement mieux préparés.

Les observateurs, les déçus, les idéalistes, les activistes, les experts, les spécialistes, les ambitieux, les citoyens de bonne volonté, s’ils venaient à prendre les choses en main, ne devraient pas tomber dans les pièges typiques de l’improvisation, du narcissisme, et autres défauts destructeurs.

Tous les changements doivent être menés en même temps ; essayer de corriger un décalage de façon isoléepar rapport aux autres piliers est contre-productif ; il ne faut surtout pas entrer dans un processus de négociation point par point. 

Il faut systématiquement éviter d’introduire des règles écrites, conçues ou appliquées d’une façon irréfléchie ou malicieuse. Historiquement, le Liban est un pays libéral avec des lois qui encouragent l’initiative et l’entreprenariat ; il ne faut pas envisager de résoudre les problèmes par des mesures extrêmes, revanchardes, démagogiques ou discriminatoires qui deviennent autodestructrices. 

Pour augmenter la résilience, Il n’y a pas de formule à appliquer systématiquement et il ne faut pas se à cantonner dans les slogans généraux. Par exemple, la décentralisation peut faciliter la corruption par endroits et la centralisation peut bloquer l’initiative et résulter en un contrôle démesuré dans d’autres. 

Il est nécessaire de construire des garde-fous légaux rigides qui pénalisent les contrevenants sans possibilité d’occultation, d’amnistie ou d’exception à commencer par l’usage de l’argent public (gaspillage, détournement, octroi de droits et de concessions). Par exemple : les appels d’offre ne peuvent pas être faits en dehors des règles bien établies de marchés publics (les contrats de gré à gré ou taillés sur mesure sont illégaux) ; les budgets de l’état doivent être présentés dans les délais (comme stipulé par la loi) et dans le détail et être basés sur des politiques claires, pas de compromis donnant-donnant ; rendre publics les bénéficiaires des aides, subventions, exemptions et sanctionner les abus ; rendre obligatoire la publication dans les délais des comptes et des comptes rendus, et sanctionner par des amendes et des peines dissuasives ; déraciner la duplication des organismes gouvernementaux et des postes ; clarifier les conflits d’autorité et les éradiquer, surtout si à la base ils avaient été créés à partir d’intentions généreuses; renforcer et protéger le rôle et l’intégrité de la cour des comptes et de l’inspection générale et rendre public leurs rapports. 

Mais, il faut en premier lieu redéfinir clairement l’autorité et les responsabilités des différents pouvoirs, y compris l’exécutif en s’assurant de leur séparation effective. Pour cela, identifier tous les risques de blocage, de chevauchement, et de conflits pour les neutraliser et faciliter le traçage de la responsabilité et de l’autorité.

Dans le même esprit, Il faut introduire des lois de bonne gouvernance applicables et raisonnables et pouvoir sanctionner justement les trafics d’influence et les échanges de faveurs.

Chaque nouvelle règle, loi ou décret, doit passer le test objectif de la cohérence avec le tout. 

Pour cela, envisager de créer jusqu’à deux nouvelles autorités crédibles et compétentes (après avoir assaini la structure de l’État), dégagées des marchandages et des mains-mises politiques, pour superviser la bonne application des programmes et des changements ; La création d’une chambre de sénateurs, elle confessionnelle, peut avoir la responsabilité de valider, rejeter ou corriger les lois et leur application. 

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